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La route était étroite, sinueuse et escarpée. Après le long trajet nocturne, c'était maintenant Soffici, le secrétaire du cardinal, qui était au volant. Alberto dormait à sa droite. Même les cahots causés par les profonds nids-de-poules de la chaussée dépourvue de revêtement ne le réveillaient pas.
Soffici abordait en première les épingles à cheveux serrées. De part et d'autre de la route, les branches basses du sous-bois venaient fouetter le pare-brise.
- Pourvu qu'aucun véhicule n'arrive en face, finit par remarquer le cardinal secrétaire d'État Gonzaga, qui se taisait depuis un long moment.
Il se tenait toujours aussi droit et figé sur la banquette arrière. Il n'avait pas fermé l'œil de tout le trajet.
Ils avaient quitté l'autoroute après Wiesbaden et, depuis, Gonzaga s'était chargé d'indiquer la route en suivant un itinéraire noté sur une feuille de papier.
Leur périple devait les mener sur la rive droite du Rhin jusqu'au château fort de Layenfels. Dans la très ancienne petite bourgade de Lorch, la route nationale bifurqua dans la vallée de la Wisper bordée de riches vignobles. Puis ils arrivèrent à un croisement.
Gonzaga, trop fier pour porter des lunettes, tenait la feuille à bout de bras.
- Maintenant, c'est sur la gauche, dit-il d'une voix pâteuse.
Il se mit à pleuvoir.
- Êtes-vous certain, Éminence, que nous sommes toujours sur la bonne route ? demanda Soffici avec une pointe d'inquiétude dans la voix.
Gonzaga ne répondit pas. Il vérifia une fois encore l'itinéraire.
- Comment en serais-je certain ? C'est la première fois que je fais ce trajet. Cette maudite route doit bien mener quelque part, non ? finit-il par dire sur un ton peu aimable.
Le secrétaire tressaillit, Alberto se réveilla brutalement. Constatant la maladresse de Soffici, il proposa de reprendre le volant.
Soffici immobilisa le véhicule et coupa le moteur.
La route escarpée, envahie par la végétation, était si étroite que Soffici et Alberto eurent du mal à sortir de la voiture pour changer de place.
Il régnait à cet endroit le plus parfait silence, que seules venaient troubler les gouttes de pluie tombant sur les buissons.
Tandis qu'Alberto reprenait le volant, le cardinal baissa sa vitre. Une odeur fraîche de mousse montait du sol. Gonzaga prit une grande inspiration. Un chien aboyait dans le lointain.
- On continue ! ordonna le cardinal.
Alberto mit le contact, mais la voiture refusa de démarrer.
- Il ne manquait plus que ça ! s'écria Gonzaga, ulcéré, en soufflant par le nez.
- Par la Sainte Vierge ! s'exclama Alberto qui se sentait responsable de cet incident. Ma voiture ne m'a encore jamais laissé en plan. C'est la première fois, Éminence.
Gonzaga eut un geste agacé, puis frappa sur l'épaule de Soffici.
Le monsignor comprit le message du cardinal secrétaire d'État. Alberto fouilla dans la boîte à gants et en ressortit une casquette qu'il tendit à Soffici.
- Ce ne doit plus être bien loin ! lui cria encore Gonzaga par sa vitre ouverte. Au bout de quelques mètres, Soffici disparut au détour d'un virage.
Dans de tels moments, le monsignor maudissait son patron.Ce n'était pas pour rien qu'à la curie, on le surnommait en cachette Gonzaga le Chacal. On ne savait jamais comment il allait vous traiter.
Toujours est-il que le second du pape avait plus d'ennemis que d'amis au Vatican. Pour être plus précis : Soffici ne connaissait personne dont il aurait pu dire qu'il était un ami de Gonzaga.
Cela n'empêchait cependant pas le monsignor de se montrer fidèle et dévoué à son patron. Pour un homme comme lui, accomplir sa mission revenait à servir le Très-Haut. Lorsque Gonzaga lui avait dévoilé son entreprise en confidence, Soffici avait sans état d'âme prêté solennellement serment d'emporter avec lui ce secret dans la tombe.
La montée devenait de plus en plus pénible. Soffici, pas sportif pour deux sous, haletait et cherchait à reprendre son souffle. Les buissons mouillés en bordure de la chaussée lui giflaient le visage. Tout cela ne contribuait pas vraiment à améliorer son humeur.
Soudain, après un virage en épingle à cheveux, il vit apparaître un mur à travers des branches. Soffici s'arrêta. Il était à présent trempé jusqu'aux os.
Il leva les yeux vers le ciel et reconnut, dominant les arbres, les murailles et les tours d'une imposante forteresse.
- Jésus Marie... murmura-t-il à mi-voix.
Avec ses créneaux, ses tours et ses tourelles, l'édifice ne le rassurait guère. Il s'était imaginé que le château Layenfels serait plus accueillant.
Soffici s'approcha du porche à pas hésitants. Il avisa une guérite à côté d'une porte fermée par une grille. Bien qu'il fît déjà jour, une lumière brillait derrière la minuscule fenêtre de la petite maison du gardien. Tout ceci renforçait l'impression menaçante et mystérieuse que dégageaient ces lieux. Soffici avait du mal à croire que cette forteresse, perchée au-dessus du Rhin, pouvait réellement servir les desseins auxquels Gonzaga avait fait allusion.
Aucun son ne franchissait les murailles du château, pas une voix ni un bruit de pas, rien. Soffici se mit sur la pointe des pieds pour regarder par la fenêtre : la minuscule pièce ressemblait à une cellule de moine. Des murs nus, une table rustique, une chaise, une couche sans matelas en face de la fenêtre et, au-dessus, un vieux téléphone accroché au mur. Sur le grabat, un gardien somnolait, les mains jointes. L'ampoule, qui brillait au plafond, l'empêchait de dormir vraiment.
Ce tableau était rendu inquiétant par la présence d'un pistolet-mitrailleur posé sur une chaise, à portée de sa main.
Au moment où Soffici allait attirer l'attention du gardien en frappant à la vitre, il entendit un bruit de moteur. Alberto avait réussi à remettre sa Fiat en route. La voiture progressait très lentement sur le chemin escarpé.
Le veilleur tressaillit, se redressa et saisit son arme avant de se diriger vers la fenêtre. Soffici se retrouva face à un visage pâle, émacié.
- Le code ! lui intima le gardien.
- Le code... répéta Soffici et, voyant le pistolet-mitrailleur braqué sur lui, il bégaya :
- « Apocalypse 20, 7 ».
Le gardien au teint pâle referma la porte, décrocha le combiné du téléphone et transmit l'information.
La lourde grille de fer se releva toute seule et disparut dans le mur au-dessus de la tour d'entrée.
Alberto immobilisa la voiture. Un instant après, le veilleur se posta devant le porche d'entrée et fit signe au véhicule d'avancer dans la cour de la forteresse. On les attendait.
Des silhouettes vêtues de noir affluèrent du cloître qui entourait la cour hexagonale. En un clin d'œil, elles eurent encerclé le véhicule.
Soffici s'approcha et aida le cardinal secrétaire d'État à s'extirper de la voiture. Son patron paraissait guindé et presque embarrassé à la vue de tous ces gens à l'affût. Un homme grand et mince, vêtu d'un long manteau sombre, les cheveux longs rejetés en arrière, s'approcha de Gonzaga et lui demanda, sans le saluer, sur un ton plutôt détaché :
- Tout s'est-il bien passé ?
L'homme en question s'appelait Anicet.
Le cardinal secrétaire d'État avait l'habitude qu'on s'adressât à lui avec plus de déférence. Son ministère lui conférait la dignité suprême, et il n'était pas prêt à s'en défaire, y compris dans cette situation.
- Bonjour, monsieur le cardinal, fit-il, dédaignant de répondre à la question de son interlocuteur. Quelle horrible contrée !
Les deux hommes partageaient un passé commun. Ils se connaissaient parfaitement l'un l'autre. Mais le fâcheux de la situation tenait au fait qu'Anicet avait le cardinal secrétaire d'État à sa merci. D'où la haine de Gonzaga à l'égard d'Anicet, lequel se faisait appeler pompeusement le Grand Maître. Un titre qui ne sied pas à un chrétien, pas même à un cardinal.
- Pour en revenir à votre question, finit par dire le cardinal, oui, tout s'est bien passé.
La pointe de cynisme transparaissant dans la réponse de Gonzaga n'échappa pas à Anicet, qui n'en laissa toutefois rien paraître. Son visage ingrat s'éclaira même d'un sourire courtois lorsqu'il invita le cardinal à le suivre.
Le château de Layenfels avait été érigé au milieu du dix-neuvième siècle par un Anglais nostalgique, sur le modèle des forteresses médiévales.
La construction n'en avait toutefois jamais été achevée, pour la bonne raison que, par un Vendredi saint glacial, James Thomas Bulwer - l'Anglais en question - s'était un peu trop penché par-dessus le garde-corps du donjon et avait fait une chute de trente mètres qui lui avait coûté la vie.
Un Prussien, fabricant de boutons, qui avait par la suite acheté la construction en l'état, n'y avait guère été plus heureux : sa maîtresse berlinoise, danseuse de cabaret et buveuse aguerrie, l'avait par jalousie tué d'une balle de revolver avant l'achèvement des travaux.
Depuis, on racontait qu'une malédiction planait sur la forteresse de Layenfels. Au fil du temps, l'édifice était tombé en ruine, car il ne s'était pas trouvé d'acquéreur qui fût prêt à payer, en plus du prix d'achat, la somme considérable que représentaient la restauration et l'achèvement de la construction.
On devine l'étonnement des élus de la bourgade de Lorsch, qui avaient entre-temps acquis le château, lorsqu'ils virent un beau jour surgir un Italien du nom de Tecina. L'homme, à l'apparence soignée, portait des vêtements de luxe et conduisait une Mercedes 500 bleu foncé. Cependant, c'était là tout ce que l'on pouvait dire de lui avec certitude.
Certains prétendirent qu'il était avocat et qu'il agissait comme homme de paille d'un ordre obscur, d'autres firent état de liens avec la mafia russe. Personne n'avait de preuves. Le fait est que Tecina paya rubis sur l'ongle, le prix d'achat et la restauration. Les doutes concernant la provenance de l'argent passèrent au second plan.
Le cardinal secrétaire d'État croyait connaître le secret qui se cachait derrière les murailles de la forteresse de Layenfels. Un secret qui occupait toutes ses pensées. Et, dès qu'il s'attardait sur le sujet, les plus vives inquiétudes s'emparaient de lui, à tel point qu'il en avait des nausées. Il considérait de plus comme une humiliation d'obtempérer aux ordres d'Anicet et de le suivre docilement comme un chien.
Ils gravirent les marches en pierre qui menaient au premier étage du château. L'escalier très raide ne possédait pas de rambarde à laquelle on eût pu se tenir. Fatigué, épuisé, engoncé dans son précieux carcan, Gonzaga peina pour arriver tout en haut.
L'un derrière l'autre, les hommes vêtus de noir suivaient le cardinal, comme lors d'une procession. Certains murmuraient des paroles incompréhensibles, d'autres accomplissaient le trajet en silence.
Une fois sur le palier, une porte étroite bardée de fer forgé s'ouvrait sur la salle des chevaliers, tout en longueur, que surplombait une majestueuse voûte en berceau. La vaste salle, très claire, était dépourvue d'ameublement, à l'exception d'une table de réfectoire.
Un peu perdu, le cardinal Gonzaga chercha des yeux son secrétaire. Il finit par le repérer au milieu de l'assistance, qui comptait une bonne centaine d'hommes. Soffici accourut pour aider son patron à enlever son manteau. Les hommes en noir, pareils à des chiens voraces qui ont flairé le sang du gibier abattu, se pressèrent autour du cardinal lorsqu'ils découvrirent ce qui se cachait sous le manteau. Tous les cous se tendirent en même temps, comme s'ils avaient obéi à un signal inaudible.
Seul Anicet résista à la force invisible qui émanait de Gonzaga. Le visage empreint d'une expression à mi-chemin entre le triomphe et la curiosité, il observait avec beaucoup d'intérêt la manière dont Soffici retirait le linge ocre et rêche que le cardinal portait autour de sa taille, comme un corset.
Tandis que Gonzaga faisait trois tours sur lui-même, le secrétaire déroula le linge et le plia plusieurs fois. Puis il déposa le tout sur la table au milieu de la salle. Les hommes, qui suivaient avec beaucoup d'attention le déroulement des opérations, gardaient le silence.
- In nomine Domini, murmura Anicet, sur un ton satisfait en commençant à étaler le linge.
Des centaines de paires d'yeux ne perdirent pas une miette des gestes du Grand Maître. Bien que tous dans la salle fussent avertis de ce qui se déroulait devant eux, l'atmosphère était tendue à l'extrême.
Anicet avait déployé le linge dans le sens de la longueur sur plus de deux mètres. Le cardinal se porta à l'autre bout de la table et, avec le Grand Maître, étendit le linge qui était encore plié en deux.
- C'est le début de la fin, lança Anicet sur un ton triomphal.
Jusqu'à cet instant, le Grand Maître avait su maîtriser sa voix et ses émotions. Mais à présent, à la vue du linge déplié, il suffoquait. Il répéta une fois encore :
- Le début de la fin.
Les hommes autour de lui affichaient des regards sceptiques, certains montraient des signes de trouble. Un petit homme rougeaud au crâne chauve s'agrippa à son voisin et enfouit son visage contre sa poitrine, comme si le spectacle était insoutenable. Un autre secoua la tête comme pour dire : « Non, ce n'est pas possible ! » Un troisième, dont la tonsure trahissait le passé monacal, bien qu'il portât, à la place de l'habit, un costume sombre, se frappa violemment la poitrine comme s'il tombait en extase.
Sous leurs yeux se trouvait le linceul dans lequel Jésus de Nazareth avait été enveloppé après sa mort sur la croix. Le lin présentait les traces sombres d'un supplicié en négatif.
On reconnaissait nettement le recto et le verso du corps à une distance de cinquante centimètres l'un de l'autre. Et il suffisait de fixer suffisamment l'endroit où devait s'être trouvé le visage pour que l'image prenne des formes en trois dimensions.
Le cardinal secrétaire d'État respirait avec difficulté.
À l'émotion que provoquait chez lui ce spectacle s'ajoutait la colère que lui inspiraient Anicet et la confrérie.
Le Grand Maître s'approcha de Gonzaga. Sans détacher les yeux de la précieuse relique, et comme s'il avait pu lire dans ses pensées, il concéda :
- Je peux comprendre que vous me haïssiez, cardinal. Mais, croyez-moi, je n'avais pas le choix.