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Depuis son mystérieux enlèvement, qui demeurait toujours inexpliqué, le cardinal secrétaire d'État Philippo Gonzaga était resté invisible. Il en voulait au monde entier, et à Dieu lui-même. Compte tenu de son état de santé, et contrairement à ses habitudes, il refusait de célébrer la messe du matin dans la chapelle Sixtine.
Ce matin-là encore, assis à son bureau devant des piles de dossiers en attente, Gonzaga réfléchissait. Depuis que Soffici avait disparu, Gonzaga avait enfin pris conscience que son secrétaire privé lui était indispensable.
Dans de tels moments, le cardinal en venait presque à regretter d'avoir si mal traité son collaborateur.
Sur son bureau, le téléphone sonna. La mine renfrognée, le cardinal décrocha.
- Oui ?
- Suis-je bien au bureau du cardinal secrétaire d'État ? s'enquit une femme à la voix décidée.
- Qui est à l'appareil ?
- Le bureau du préfet de police.
- De quoi s'agit-il ?
- Monsieur le préfet aimerait avoir un entretien avec le cardinal secrétaire d'État. C'est urgent.
- C'est moi-même.
La voix marqua un temps d'arrêt, étonnée, semblait-il, d'avoir été mise directement en relation avec le cardinal secrétaire d'État.
- Éminence, vous serait-il possible de recevoir aujourd'hui monsieur le préfet de police ? Il s'agit de votre secrétaire, Giancarlo Soffici.
- Il n'a qu'à venir ! aboya Gonzaga dans le combiné. À la fin de l'angélus !
La secrétaire du préfet de police avait beau avoir son bac et de l'expérience, elle ignorait tout des repères temporels que le clergé utilise couramment. Elle n'osa toutefois pas demander au cardinal secrétaire d'État une traduction sécularisée de l'heure du rendez-vous. Elle espérait bien que le préfet de police saurait décrypter cette étrange instruction.
La Lancia noire du préfet de police, escortée de deux carabinieri en moto, arriva peu après 11 h devant l'entrée qui s'ouvrait sur le Cortile di San Damaso. Deux gardes suisses escortèrent le visiteur dans le palais du Vatican, jusqu'au bureau de Gonzaga.
Antonio Canella, le préfet de police, un fonctionnaire digne et bien nourri qui touchait un des plus gros salaires du service public, portait un costume noir et ployait sous son propre embonpoint.
Une mallette noire à la main et précédé par les gardes, il gravit les nombreuses marches de l'escalier en marbre qui menait au troisième étage.
Les deux gardes prirent position à droite et à gauche de la porte du secrétariat du cardinal secrétaire d'État. Conformément au règlement, ils regardaient droit devant eux lorsque Canella frappa et entra sans attendre qu'on l'y invitât.
La porte du bureau de Gonzaga était ouverte comme si le cardinal venait de s'absenter. Le préfet de police s'éclaircit bruyamment la voix, et Gonzaga s'encadra immédiatement dans le chambranle de la porte. Sans desserrer les dents, il tendit l'anneau de sa main droite vers Canella. Le préfet de police, qui avait une bonne tête de moins que Gonzaga, ne put faire autrement que de baiser furtivement l'anneau.
Canella, connu pour son attitude critique vis-à-vis de la curie, trouvait ce cérémonial plutôt niais. Mais, étant ici en mission officielle, il ne pouvait se permettre aucune maladresse.
Il fit un grand geste du bras pour désigner la pièce dans laquelle il se trouvait.
- Peut-on dire que ce lieu soit, pour ainsi dire, le bureau dans lequel travaille votre secrétaire Giancarlo Soffici ?
Canella aurait pu faire plus court.
- Qu'en est-il de Soffici ? Avez-vous de ses nouvelles ? s'emporta le cardinal secrétaire d'État.
Canella prit une mine contrite. L'acteur était assez peu crédible dans son rôle.
- Monsignor Soffici est mort. Je suis désolé, Éminence, ajouta-t-il en inclinant la tête avec assez peu de spontanéité.
- Il a été assassiné, murmura Gonzaga entre ses dents sur un ton relevant plus de la colère que de la tristesse. Où l'a-t-on trouvé ?
- Ma réponse va sans doute vous étonner, Éminence, mais je suis certain que vous pourrez nous expliquer de quoi il retourne. Monsignor Soffici a été victime d'un accident de voiture en Allemagne...
Canella ouvrit sa mallette dont il tira un fax.
- À proximité d'une forteresse, sur les rives du Rhin. La forteresse est appelée le château de Layenfels.
Gonzaga s'affala sur une chaise et pointa l'index sur un fauteuil pour inviter Canella à s'asseoir.
Le préfet de police ne perdait pas une miette des réactions de Gonzaga, qui semblait étonné, mais pas ébranlé. Le cardinal réfléchissait. Le lieu où Soffici avait trouvé la mort ne paraissait pas le surprendre outre mesure.
- Pourriez-vous m'expliquer ce que monsignor Soffici allait faire au... - il consulta de nouveau le fax - château de Layenfels ?
Cette question sembla déstabiliser Gonzaga.
- Monsignor Soffici était en mission officielle, finit-il par répondre.
- Dans une forteresse, sur les bords du Rhin ?
- En quoi cela vous regarde-t-il ? coupa brutalement Gonzaga. Le château de Layenfels est le siège d'une confrérie chrétienne qui a le soutien de la curie romaine. Nos frères y travaillent à un projet scientifique que leur a confié l'Église.
Canella opina, comme si cette réponse le satisfaisait pleinement.
- Ceci explique donc que Soffici ait circulé dans votre voiture de fonction ?
- Dans ma voiture de fonction ? Effectivement, celle-ci avait disparu depuis un certain temps.
Gonzaga eut un regard soucieux ; il venait d'en dire un peu trop. Il tenta de se rattraper :
- Mais, en réfléchissant, il me semble, si je me souviens bien, que mon secrétaire m'avait demandé l'autorisation d'emprunter ma Mercedes. Oui, oui, je m'en souviens parfaitement !
Gonzaga tentait de comprendre ce qui avait bien pu amener Soffici à se rendre au château de Layenfels, précisément dans la Mercedes qui avait disparu depuis l'enlèvement.
Sentant le regard de Canella peser sur lui, il prit un air faussement embarrassé.
- Il faut que vous sachiez que nos relations n'étaient pas des meilleures. Giancarlo pouvait parfois se montrer très obtus. En d'autres termes, à certains moments, sa main droite ne savait plus ce que faisait sa main gauche.
- Je comprends, répondit Canella, qui, en fait, ne comprenait absolument rien. Vous allez donc certainement pouvoir me dire aussi pourquoi votre véhicule était équipé de fausses plaques minéralogiques allemandes.
- Des plaques minéralogiques trafiquées ? Impossible !
- Éminence, vous n'allez tout de même pas prétendre que nos collègues allemands ont inventé ces détails de toutes pièces, histoire de se rendre intéressants ?
La face de lune de Canella s'était empourprée. Il commençait à s'énerver. Il se mit à fouiller dans sa mallette pour en extirper une chose à moitié brûlée, enveloppée dans un plastique transparent : les restes d'un passeport.
- Et, naturellement, vous savez aussi pourquoi votre secrétaire avait ce passeport sur lui. Il a été délivré au nom de Frederico Garre. Le Garre en question a été retrouvé mort il y a quelques jours, dans le bassin de la fontaine de Trevi. Éminence, il est grand temps pour vous de sortir de votre silence. Vous feriez mieux de dire la vérité !
Le cardinal secrétaire d'État entra alors dans une violente colère :
- Suis-je donc chargé de surveiller mon secrétaire ?
Il pensa alors que Soffici aurait certainement illustré cette question en citant l'Exode 1, 4. Et il en crut d'autant moins ses oreilles lorsque le préfet de police cita précisément le passage :
- Écoute le sang de ton frère qui de la terre crie vers moi !
Le cardinal secrétaire d'État s'apprêtait à féliciter Canella pour sa connaissance approfondie des Écritures, lorsqu'il comprit soudain le sens de la citation.
- Vous croyez donc, s'enquit-il prudemment, que Soffici aurait pu être victime d'un meurtre ? Connaissez-vous les circonstances exactes de l'accident ?
Canella ne répondit pas ; il sortit une autre feuille de son attaché-case.
- Un instant, dit-il lorsqu'il remarqua l'impatience de Gonzaga. Le rapport de nos collègues allemands s'appuie sur deux faits. Tout d'abord le témoignage d'un des membres de la confrérie qui habite dans la forteresse. Cet homme prétend avoir vu du haut d'une des tours la voiture s'arrêter dans un raidillon, puis se mettre brusquement à reculer, avant de se retourner et de prendre feu, puis de s'immobiliser dans la forêt qui borde la route. Ensuite, l'enquête menée par la police scientifique a révélé que les freins du véhicule n'avaient pas fonctionné. Pour le moment, on n'a pas pu prouver si c'est un sabotage qui est à l'origine de l'accident. L'épave du véhicule a presque entièrement brûlé.
Tandis que Canella donnait toutes ces explications, le téléphone sonna. C'était Beat Keller, le chef de la sécurité du Vatican et le commandant de la garde suisse, cette troupe de mercenaires qui, depuis Jules II, veille sur la sécurité du pape et la sûreté du Vatican.
Keller était un athlète de deux mètres, aux cheveux noirs gominés, qui ressemblait à Arnold Schwarzenegger. D'ordinaire, il faisait toujours preuve d'un calme olympien. Mais, ce matin-là, il semblait passablement agité.
- Éminence, il faut de toute urgence que je vous parle. Je vous en prie !
Durant les sept années où Gonzaga avait eu affaire au chef de la garde, il ne l'avait jamais vu dans un état pareil.
- Dites-moi d'abord de quoi il retourne, maugréa-t-il.
- Il s'agit de cet homme au visage brûlé qu'on a retrouvé mort dans la fontaine de Trevi. Vous avez certainement vu sa photo dans les journaux. Le nom de cet homme serait...
- Frederico Garre, l'aida Gonzaga.
- Oui, je crois en effet que c'était son nom. Or cet homme apparaît sur une des bandes enregistrées par nos caméras de surveillance.
- Cet homme au visage brûlé ? Keller, venez immédiatement !
Gonzaga raccrocha.
- Vous me pardonnerez d'avoir entendu ce que vous disiez, intervint Canella. Vous avez dit Frederico Garre ? Ce même Garre qui...
- Oui, celui-là même. Mon chef de la sécurité m'apprend qu'il a reconnu cet homme sur un des films de nos caméras de surveillance. Il est en route. Il sera là dans un instant.
Le préfet de police fit disparaître ses documents dans sa mallette noire.
- Éminence, me permettriez-vous de jeter un œil sur ces enregistrements ? Ils pourraient nous être utiles.
- Je n'ai rien contre, répondit Gonzaga en affichant un sourire sournois. Disons : donnant, donnant.
Le chef de la sécurité entra à cet instant avec un ordinateur portable sous le bras. Beat Keller connaissait le préfet de police pour l'avoir rencontré dans différentes réunions à l'occasion desquelles ils travaillaient de conserve : Canella en sa qualité de chef de la sécurité de Rome, et Keller en sa qualité de chef de la sécurité du Vatican. La présence du préfet de police était pour ce dernier la bienvenue.
Les mesures de sécurité avaient été renforcées au Vatican depuis l'attentat perpétré dans les années 1990 contre la Pietà de Michel-Ange. Tous les objets potentiellement menacés dans les musées du Vatican et dans la basilique Saint-Pierre étaient désormais surveillés par des caméras.
Une technique de pointe permettait d'enregistrer toutes les dix secondes sur un DVD les images retransmises par une des dix-huit caméras.
Gonzaga et Keller comptaient au nombre très restreint de ceux qui connaissaient l'existence de ces moyens de surveillance.
Keller alluma son portable sans un mot. La Pietà de Michel-Ange s'afficha sur l'écran. Un groupe de touristes accompagné d'une guide se trouvait devant le chef-d'œuvre.
Les yeux plissés, Gonzaga et Canella suivaient les images qui défilaient en accéléré.
- Là ! s'exclama Keller en faisant un arrêt sur image.
La silhouette d'un homme apparaissait à droite de l'écran. Son visage défiguré était parfaitement reconnaissable. Pas de doute : il s'agissait de Frederico Garre, alias Gueule-brûlée. Keller fit défiler les images.
Sur l'écran, Gueule-brûlée se retournait à plusieurs reprises, sans doute pour s'assurer qu'on ne l'observait pas. Puis il s'approchait d'un inconnu avec lequel il avait de toute évidence rendez-vous à cet endroit.
- Messieurs, connaissez-vous cet homme ?
- Non, répondirent Gonzaga et Canella en chœur.
- Mais, continua le cardinal secrétaire d'État, en ce qui concerne l'homme au visage brûlé, il s'agit sans aucun doute de ce Frederico Garre dont on a retrouvé le cadavre dans la fontaine de Trevi.
- Un instant, interrompit Canella, qui sortit le passeport à moitié brûlé de sa mallette.
Il plaça la photo très endommagée à côté de l'écran, avant de dire avec une certaine réticence :
- Il est possible que vous ayez raison, Éminence. En ce qui me concerne, je ne suis pas aussi sûr que vous. Et, si vous me permettez cette question, comment se fait-il que vous soyez si convaincu que cet homme est bien Frederico Garre. Vous ne le connaissez pas, après tout.
- Bien sûr que non, répondit Gonzaga. Je n'ai jamais vu cet homme vivant.
- Vous dites cela sur un drôle de ton !
- Eh bien, oui, répondit le cardinal, embarrassé par la situation. Je vous dois une explication. Lorsque les journaux ont parlé de ce cadavre découvert dans la fontaine de Trevi, j'ai d'abord cru qu'il s'agissait de mon secrétaire privé Giancarlo Soffici. Il avait disparu sans laisser aucune trace depuis plusieurs jours. Craignant le pire, je me suis rendu à l'Institut médicolégal universitaire. Mais le cadavre que le médecin légiste m'a montré n'était pas celui de Soffici. C'était celui de cet homme.
Gonzaga tapota assez violemment l'écran du bout du doigt.
- Et comment savez-vous son nom ? demanda Canella en observant le cardinal à la dérobée.
- Son nom ? J'ai vraiment dit son nom ? s'enquit Gonzaga en bégayant.
- Vous avez dit : Frederico Garre, ou quelque chose comme cela.
- Ah oui, je me souviens maintenant. Quelques jours après la parution de cet entrefilet dans la presse, le Messagero a rapporté que l'homme de la fontaine de Trevi avait été identifié et qu'il s'agissait d'un professionnel du crime connu depuis longtemps des services de police, un certain Frederico Garre. Oui, c'est cela.
Keller, le chef de la sécurité, avait écouté en silence les explications de Gonzaga sans en perdre une miette. Ce que Gonzaga disait là était nouveau pour lui. Pourquoi le cardinal ne l'avait-il pas informé de la disparition de son secrétaire ?
- Permettez-vous que je vous montre les autres enregistrements vidéo ? poursuivit-il finalement.
- Il y en a encore ?
- Oui, Éminence, et ces clichés me semblent plutôt énigmatiques. Ils ont été pris sous un autre angle par une autre caméra.
- Qu'est-ce que vous attendez pour nous les montrer ! s'indigna Gonzaga.
En un clic, les deux mêmes hommes apparurent sur l'écran, dans la nef principale de la basilique Saint-Pierre ; ils apparaissaient de biais et vus d'en haut. Leurs visages et leurs mimiques étaient nettement reconnaissables. Ils semblaient lancés dans une conversation animée. Gueule-brûlée ne cessait de jeter des regards autour de lui.
Debout, appuyés sur la table, Gonzaga et Canella suivaient des yeux les enregistrements lorsque le cardinal se figea soudain, comme touché par la foudre.
Canella, qui ne trouvait pas sur l'écran d'explications à ce brusque changement d'attitude, considéra le cardinal d'un œil méfiant. Le regard fixe, Gonzaga suivait la scène qui montrait Gueule-brûlée tirant un sachet de cellophane de sa poche et le mettant sous le nez de l'inconnu qui l'accompagnait.
L'homme semblait vouloir se saisir du sachet, mais, avant même qu'il ait pu le toucher, Frederico Garre l'avait de nouveau fait disparaître comme par magie dans la poche de sa veste.
Keller arrêta l'enregistrement.
Pour Gonzaga, ce qui s'était déroulé devant ses yeux ne laissait place à aucun doute. Il ne se souvenait que trop bien de ce vol Francfort-Milan, lorsque son voisin l'avait soudain interpellé et lui avait proposé de lui vendre ce même petit paquet de cellophane qui contenait un minuscule morceau du linceul de Jésus de Nazareth. L'homme défiguré savait pertinemment la valeur de ce bout d'étoffe.
Et, depuis, le cardinal avait compris ce que représentait réellement le morceau de tissu.
Mais qui était cet inconnu qui se trouvait en compagnie de Gueule-brûlée ? Un bel homme dans la fleur de l'âge. Il était difficile de se l'imaginer comme un criminel ou comme un membre des Fideles Fidei Flagrantes. Cependant, si aucune de ces hypothèses n'était pertinente, d'où lui venait cet intérêt pour ce morceau d'étoffe ?
- Éminence, qu'est-ce qui vous arrive ? Éminence ?
Gonzaga entendit, comme venant de très loin, la voix pressante du chef de la garde suisse.
- Avez-vous une explication concernant les agissements de ces deux hommes ?
Gonzaga se mit à bredouiller, comme si Keller venait de le surprendre en train d'enfreindre le sixième commandement.
- Notre-Seigneur Jésus n'a-t-il pas lui-même chassé les marchands du temple ? Les trafiquants ne respectent même plus les portes de Saint-Pierre, c'est une honte.
- Vous voulez dire par là que la caméra aurait révélé un trafic d'héroïne, ou quelque chose comme ça ?
- Ce serait bien probable, non ?
Le chef de la sécurité fixait, incrédule, le cardinal secrétaire d'État.
- Cela signifierait alors que ce fléau du diable sévit jusque sous la coupole de Saint-Pierre.
- Une affaire qui relève de la brigade des stupéfiants, déclara Canella laconiquement avant d'ajouter, non sans ironie : Pourquoi la drogue reculerait-elle devant les murs du Vatican ?
C'en était trop pour le cardinal.
- Ceci est une attaque vile contre l'intégrité du Vatican et de l'Église tout entière. Vous ne manquez pas d'audace. Voilà bien la preuve que le diable officie même dans les plus hautes instances de notre État. Tenez-vous-le pour dit : il n'y a pas de drogue au Vatican. Puisse le Très-Haut nous protéger de cette turpitude diabolique !
La voix du cardinal avait pris des accents grinçants. Il jetait des regards insistants en direction du chef de la sécurité, comme pour implorer Beat Keller de lui prêter main-forte.
Mais Keller se taisait.
Au lieu d'intervenir, il appuya sur un bouton pour faire défiler la suite de l'enregistrement.
- Nous voyons ici une autre scène qui présente une nouvelle énigme. Gueule-brûlée montre à l'inconnu trois photos - c'est du moins ce que je pensais dans un premier temps. Après avoir visionné les images plusieurs fois, je suis arrivé à la conclusion qu'il pourrait s'agir de négatifs ou de clichés radiographiques. Là, regardez, l'inconnu superpose les photos et les regarde à contre-jour.
- Vous avez raison, s'exclama Canella tout à son affaire. Si vous cherchez un jour un nouveau job, appelez-moi ! ajouta-t-il en plaisantant.
- D'accord, répondit Keller, très décontracté. Mais ce n'est pas tout. Plus loin, on voit Gueule-brûlée qui montre à son interlocuteur ses dix doigts, comme s'il voulait lui indiquer un chiffre. Et sur le cliché suivant, on voit Gueule-brûlée dans la même pose. Dix secondes exactement séparent les deux clichés.
Gonzaga ne comprenait pas.
- Que voulez-vous dire par là, Keller ?
Le chef de la sécurité fit un arrêt sur image.
- Regardez la trotteuse de vos montres.
Le cardinal et le préfet de police se regardèrent, perplexes. Ils finirent par s'exécuter. Keller écarta les doigts de ses deux mains tout en exécutant dix fois de suite le même mouvement du bras, comme pour demander à une voiture venant en face de lui de ralentir.
- Combien de temps cela a-t-il duré ? demanda Canella, qui se doutait où Keller voulait en venir.
- Dix secondes exactement, répondit ce dernier.
- Exactement ces dix secondes qui séparent les deux clichés. Dix fois le même geste, cela donne cent. Et, maintenant, regardez les lèvres de Gueule-brûlée !
- Il serre les lèvres, comme s'il voulait garder quelque chose pour lui, intervint Gonzaga.
- C'est possible, mais peu probable puisque les deux hommes sont en train de négocier quelque chose.
- Mille ! lança Canella. Cela pourrait correspondre au mouvement des lèvres de ce bonhomme. Si on relie cela aux gestes qu'il fait avec les mains, on peut imaginer que Gueule-brûlée exige de son interlocuteur cent mille...
- ... dollars ? demanda le cardinal secrétaire d'État très agité.
- Dollars ou euros, quelle importance ? commenta Canella. Une somme conséquente, en tout cas. La question se pose de savoir qui est prêt à débourser autant d'argent pour quelque chose, si ce n'est un trafiquant de drogue qui fait dans le gros ?
Keller fit comme s'il n'avait pas remarqué les troubles de coordination de Gonzaga et le tremblement qui s'était emparé de sa main droite. En tant que chef de la sécurité du Vatican, il était payé pour savoir que l'État du Vatican jouissait certes d'un statut particulier, mais qu'il était au demeurant un État comme les autres, avec des bons et des méchants.
Ce n'était pas la première fois que Keller était confronté aux initiatives très personnelles du cardinal secrétaire d'État, et ce n'était pas non plus la première fois que le comportement de Gonzaga le plongeait dans une certaine perplexité. Le cardinal secrétaire d'État était son supérieur hiérarchique direct, juste après le représentant de Dieu sur cette terre.
Le cardinal ne s'abaissait jamais à se préoccuper des viles besognes du service de sécurité. Il était plutôt d'avis que le Seigneur Dieu étendait ses mains protectrices au-dessus des papes.
L'histoire disait tout le contraire. Le poison, le poignard, voire les mains nues avaient plus d'une fois mis un terme au règne d'un pape.
Mais que savait Gonzaga pour se montrer si agité à la vue de ces enregistrements vidéo ?
De son côté, Canella avait lui aussi remarqué l'étrange comportement du cardinal. Il le regarda et lui demanda :
- Monsieur le cardinal, se pourrait-il que vous nous cachiez quelque chose ?
- Ou du moins que vous ayez une idée de ce qui se cache derrière cette scène sur l'écran ? ajouta Keller.
Gonzaga s'essuya le front et essaya de reprendre sa respiration :
- Est-ce un interrogatoire ? martela-t-il, au comble de l'agitation.
- Éminence, pardonnez-nous si c'est l'impression que nous vous donnons, répondit Keller. Mais l'affaire est trop importante, et de plus trop mystérieuse, pour que toute information, même la plus banale, puisse être négligée. Vous savez pertinemment vous-même qu'en ces temps de trouble, on ne peut pas écarter l'éventualité d'un attentat. Je répète donc ma question : avez-vous une idée...
- Non ! hurla Gonzaga. Je ne connais Gueule-brûlée que parce que je l'ai vu à la morgue. Quant à l'autre, je ne l'ai jamais vu. Et maintenant, laissez-moi tranquille !
Le cardinal appuya le bout de ses doigts sur ses tempes et poussa un long soupir. Son visage était écarlate.
- Je craque, je craque ! Je n'en peux plus...
Keller referma son portable, qu'il mit sous son bras. Canella s'inclina.
- Je vous présente mes condoléances pour la mort de votre secrétaire.
Keller s'inclina lui aussi, maladroitement. Sur ce, les deux hommes quittèrent ensemble le bureau du cardinal.
Cette nuit-là, Philippo Gonzaga fut incapable de dormir. Il ne cessa de se lever pour aller regarder de sa fenêtre la place Saint-Pierre illuminée. Il craignait que son silence n'ait éveillé les soupçons du préfet de police. Il faisait encore nuit lorsqu'il finit par s'assoupir et rêva encore de cochons.
Gonzaga se voyait courant dans un couloir sans fin entre des rangées de carcasses de cochons suspendues au plafond. Il s'avéra qu'il ne s'agissait pas de carcasses de porcs, mais de dépouilles de femmes suppliciées offrant leurs gros seins et leurs cuisses entrouvertes en pâture au regard.
Les bras du cardinal, lourds comme du plomb, pendaient le long de son corps. Toute tentative de se signer pour éloigner ainsi de lui ces apparitions diaboliques aurait été vaine.
Et, lorsqu'il se retourna, ce fut pour voir une armée d'évêques et de cardinaux, de religieuses et de monsignores dans des tenues surprenantes, armés d'épées comme des anges vengeurs. Il se mit à courir pour semer ses poursuivants.
Mais ils ne cessaient de gagner du terrain. Le premier levait déjà son épée et prenait son élan pour le couper en deux lorsque Gonzaga se réveilla, trempé de sueur et tremblant de tous ses membres.