CHAPITRE XII

Messieurs, voici l’un des plus beaux coups de filet des annales policières. Neutraliser deux réseaux aussi nuisibles que le réseau Arthuro et le réseau Chibaldouk, c’est de la belle besogne. Pinaud, j’ai le plaisir de vous annoncer que vous êtes réintégré dans les cadres pour une durée illimitée.

Est-il besoin de vous préciser que nous sommes dans le burlingue du Vieux et que c’est lui qui tartine ?

Le Débris éclate en sanglots en apprenant la bonne nouvelle ? Réintégré ! Lui ! Une année de remords et de regrets s’anéantit.

Il était né flic, Pinuche. Il faut qu’il meure flic. La retraite, c’est bon pour les généraux. Hector qui participe à l’entretien pousse une sale mine.

— Charmant, fait-il, si je comprends bien, l’agence va me rester sur les bras ?

— Elle sera entre bonnes mains ! affirme Pinuche. Et puis je vous aiderai après mes heures de service.

— Comment se fait-il que Bérurier ne soit pas avec vous ? s’inquiète le Vioque. Puisqu’il fut à la peine, j’aimerais qu’il fût à l’honneur.

— Il est en plein divorce, patron !

Le Dabe sourcille.

— Lui !

— Sa baleine repart à zéro ! C’est la vie. Il a été trop patient, il fallait que ça casse un jour…

— Le brave garçon, espérons qu’il n’aura pas trop de mal à surmonter ces heures pénibles.

Il tripatouille la demi-formule étalée devant lui sur le sous-main.

— Dommage que vous n’ayez pu mettre la main sur la seconde partie, soupire le patron j’ai horreur des feuilletons qui ne finissent pas, enfin, le fait de posséder cette moitié nous prouve que la formule est inutilisable, et c’est bien là l’essentiel. Messieurs…

Il se lève, les mains tendues. On lui presse une dizaine de doigts et on s’évacue au troquet d’en face, avec le vague espoir d’y dénicher Bérurier. Mais Béru n’y est pas.

— T’en pousses une bouille, grommelle Hector, on dirait pas que tu viens d’avoir droit aux congratulations de ton vieux chprountz !

— Je n’aime pas les enquêtes qui se terminent avec plein de points d’interrogation, cousin. Tu le sais : j’ai le goût du bien fini.

— Où trouves-tu des points d’interrogation ? se rebiffe Totor.

— Primo, où se trouve l’autre demi-formule ?

— Ah ! ça, j’avoue…

— Bon, maintenant j’aimerais bien savoir d’autres choses encore : l’endroit où Simmon avait planqué sa formule ; pourquoi il s’est suicidé, où le père Fouassa a rangé son fric (malgré des investigations poussées on n’a rien trouvé) et enfin pourquoi le réseau Chibaldouk l’a-t-il estimé coupable après la mort de dame Renard…

— Ça fait quatre points d’interrogation, sourit Hector. Je peux déjà en dissiper deux.

— Quoi !

— Les gens du réseau Chibaldouk connaissaient la culpabilité de Fouassa parce qu’ils le surveillaient depuis leur pavillon situé de l’autre côté de la rue. Ils l’ont vu assassiner sa gouvernante, cousin de mes deux !

— Tu es certain !

— C’est Chibaldouk lui-même qui me l’a révélé au cours du voyage…

— Je vois. Restent donc plus que trois points d’interrogation.

— Minute, poulet !

Il sort et à travers les vitres du troquet, je le vois aller à sa Lancia Zagato stoppée de devant la lourde. Il y prend un carton et revient. Il dénoue la ficelle, écarte les rabats du carton…

— Vise un peu, joli cœur !

Je regarde. C’est bourré de billets de cinquante mille balles. Une vraie orgie !

— Les millions du père Fouassa ! balbutié-je.

— Yes, baby. Je les ai dénichés à la cave au moment où j’ai planqué le type qui allait chez Chibaldouk. Ils étaient dans un vieux garde-manger, accroché au plaftard ; marrant, non ?

— Pourquoi ne les as-tu pas rendus ?

Il rabat précipitamment les éléments formant couvercle.

— Rendus à qui, dis, Toto ? C’est du fric occulte, ça provient de réseaux qui eux-mêmes sont détruits.

— Hector ! tonné-je.

— La ferme ! riposte le bel Hector. Ce fric appartient à l’Agence Pinaud. Maintenant, si tu as envie d’une part de gâteau, en qualité de parent je te la refuserai pas !

— Je suis un policier en exercice, et ta proposition pourrait te coûter cher, tout cousin que tu es, hélas !

— C’est bon, on partagera donc avec Pinaud.

— C’est pas possible, lamente Pinaud, moi aussi je suis redevenu poulet !

— En ce cas je sucre le paquet, je mijote justement de troquer la Lancia contre une Maserati… Je ne suis pas payé par l’État, moi, messieurs, et dans cette affaire je n’ai pas perçu de règlement. Le hasard m’en envoie un et vous voudriez que je le refuse ! Ah ! non…

Je me dis qu’après tout son point de vue se défend. Mal, mais il se défend.

— Donnes-en au moins une partie aux œuvres de la police, soupiré-je.

Hector hoche la tête.

— Entendu. Je verserai tout à l’heure la part que j’estimais devoir te revenir…

On se commande des consos princières pour fêter notre retour et la réintégration de Pinaud. Une ombre au tableau, gigantesque : l’absence du Gros.

— Vous n’avez pas aperçu Béru ? je demande à ma loufiate du bar.

— Non, monsieur le commissaire.

— Qu’est-ce que tu lui veux, à Béru ? s’exclame une voix que je reconnaîtrais entre deux.

Et Bérurier paraît. Il est rasé, il est relingé de neuf et, vous me croirez si vous « voudrez », mais il sent bon.

Un sourire large comme une portion de courge fend sa façade.

— Le divorce semble te réussir, admiré-je.

— On divorce plus ! Tout est arrangé !

— Hein ?

— Figure-toi que j’ai répondu à l’annonce de Berthe. J’ai fait recopier la lettre par mon bistrot pour pas qu’elle reconnaisse mes fautes d’orthographe, et comme photo j’ai mis dans l’enveloppe celle d’un champion d’athlétisme en maillot. Si que tu l’avais vue se pointer, la Gravosse, au rancard que j’y ai collé. Un pot de géranium en guise de bitos et une toilette que même la reine Juliénas n’a pas la même ! Mistifrisée ! Elle portait sa gaine grand siècle, ses Vitos d’apparat et des escarpins à talon aiguille que là-dessus t’aurais l’air d’un berger landais. Moi, je m’étais embusqué derrière la sixième de France-Soir. Je la vois qui se met z’à renoucher autour d’elle pour dégauchir son beau ténébreux. La Gravosse, qu’est-ce vous voulez, le matou c’est son vice. Chez d’autres c’est la boisson, chez d’autres encore c’est la lecture, le café fort ou le cinoche.

« Ma Berthe a du tempérament. C’est une personne que la tringle ça l’a toujours fascinée, quoi ! Brèfle, quand elle a z’eu passé en revue chaque consommateur, la voilà qui se rabat vers moi. J’abaisse mon baveux. Oh ! la pauvre biquette ! Elle se pâmait façon jeune fille qui rencontre un syndic au coin d’une forêt. Elle a été z’obligée de s’asseoir. J’y ai commandé une Verveine liqueur pour la remettre. « Berthe, que je lui fais, c’est moi que j’ai répondu à l’annonce. Je m’escuse de t’avoir refilé un faux frisson, mais moralement je suis beau comme le mec que j’ai cloqué la bouille dans ma lettre bidon. L’amour, c’est pas à l’étalage que tu le trouves, mais dans les rayons du magasin. Si tu voudrais on reprend la vie communale. »

Deux énormes larmes ruissellent sur le visage tuméfié de Béru.

— Et elle a dit oui, conclut-il. Ce rembour, les gars, vous ne pouvez pas savoir ce que ça a été !

— Ils se recollèrent, furent très heureux et eurent beaucoup d’enfants, conclus-je. Sacré Jonas ! À toi aussi, ta baleine tient lieu de studio tout confort.

Pinaud pleure. Il embrasse son coéquipier.

— Moi aussi j’ai une nouvelle à t’annoncer, bredouille le Chétif. Je suis réintégré !

Démonstrations tapageuses de Béru, qui, du coup, offre sa bouteille de Juliénas, Hector est de plus en plus morose malgré ses millions.

— L’homme vit sur une sensiblerie éculée, déclare-t-il, et il court à sa perte !

Mais ce présage n’assombrit point la joie des deux compères.

— Faut pas que je m’attarde, s’avise soudain le Mastar, j’ai rancard avec mon dentiste pour me faire repaver l’impasse.

Il ouvre son clapoir et nous montre quelques dents branlantes.

— J’ai laissé pas mal de dominos dans cette aventure. Je les ferai mettre sur ma note de frais, comme d’habitude, pas vrai, m’sieur le commissaire de mon…

Il sort un petit paquet de sa poche, le déplie, et nous montre fièrement deux molaires, trois canines et une incisive.

— C’est mon matériel de camping que j’ai eu la bonne idée de récupérer au fur et à mesure. Tu te rends compte du déchet que mon râtelier a produit ?

Et de faire la nomenclature :

— Deux polaires, trois gamines et une décisive ! c’est beaucoup pour une seule salle à manger, non ? Remarquez, je vais me faire réviser le damier complètement. Je veux plus de décisives, j’ai remarqué qu’elles ne servaient pas z’à grand-chose. Rien que des gamines et des polaires, ça me suffit…

Il parle, parle, et moi San-A., l’homme qui remplace Astra, au lieu de l’écouter et de me fendre le pébroque, je louche sur l’emballage de ses ratiches. Il s’agit d’un petit feuillet imprimé qui me dit quelque chose. Je m’en saisis, je le défroisse et j’émets le plus joli rugissement qui soit jamais sorti des cordes vocales d’un lion normalement constitué.

— Où as-tu pris ça, Béru ?

— Dans la forêt, en Bochie !

— Hein ?

— Pendant que ça brillait ! On était attachés à des arbres, avec des chaînes, Pinuche et moi. Je glaviotais mes tabourets à tout va et je me caillais le raisin en me disant que c’était dommage de paumer de belles porcelaines commak. Près de moi y avait une serviette de cuir. Je l’ai ouverte et j’y ai pris un morceau de papelard pour remiser mes crocs. Et puis… Hé ! Où que tu vas avec mon papelard !

Je me retourne avant de passer la lourde pour bondir chez le Vioque.

— Hé, Hector ! Il ne reste plus qu’un seul point d’interrogation au portemanteau, fais-je avant de m’éclipser.

* * *

Huit jours ont passé.

J’ai rendez-vous avec une jolie petite minette dont les yeux bleus sont d’un vert extraordinaire. Elle bosse du côté de la gare de l’Est, dans la chaussure, je crois. C’est de la belle enfant, avec des troupes aéroportées sur le devant et un moteur flottant à l’arrière.

Elle n’a pas vingt ans, un sourire que Gibbs paierait une fortune et un de ces airs fripons qui vont droit au cœur de l’homme avant de se répartir dans des régions plus secrètes.

Elle boit un apéro, puis regarde sa montre et m’annone que c’est la fête à sa maman et qu’elle n’a qu’une heure à me consacrer. Je lui demande si elle veut bien me la consacrer dans un hôtel. Le temps ne nous talonnerait pas, elle ferait sûrement des manières. Mais quand ça urge, les nanas savent remiser leurs mômeries. Histoire de faire un pèlerinage aux sources, je la pilote jusqu’à l’Hôtel du Danube et de Calvados Réunis. J’achète le droit d’user d’une chambre et la dame de la caisse appuie sur une sonnette afin de nous faire prendre en charge par le larbin de service.

Qui n’est autre que le gars Firmin.

— Tiens, monsieur le…

Je lui fais les big eyes et il met le cran de sûreté à son appareil à débloquer. Sans piper (ça n’est pas à lui à le faire) il nous conduit dans une piaule tapissée de cretonne à petites fleurs champêtres. La turne est propre. Le bidet brille dans le corral. Mais l’œil infaillible de Firmin repère un paquet de Gitanes oublié sur la tablette du lavabo. Il s’en saisit prestement et l’enfouit dans sa poche.

— Voilà, monsieur-dame, dit-il, d’un ton d’en avoir deux.

C’est tout juste s’il ne nous souhaite pas bonne bourre.

Et il se retire.

Un je-ne-sais-quoi de bizarre vient de me chiffonner le subconscient. Je ne regarde pas la gosse qui déjà procède au décarpillage. Sa robe peut se fendre comme la cosse d’un haricot, son soutien-roberts voltiger sur un dossier, son slip voler sur la table, ses jarretelles claquer sur ses cuisses fermes et ses bas sans couture choir sur ses pieds mignons, je n’y prends pas garde.

— Eh bien ! vous ne vous mettez pas à votre aise ? s’étonne la gamine qui a dû lire le guide de la parfaite petite coucheuse.

— Excusez-moi, trésor, j’ai oublié de graisser la patte du garçon, commencez sans moi, je reviens.

Et je cavale dans le couloir à la poursuite du gars Firmin.

Je le trouve dans une piaule voisine. Il vient d’y allumer une cigarette et il rêvasse en regardant zonzonner son aspirateur.

— Dites, commissaire, on a beau être poulaga on n’en est pas moins homme, ricane-t-il. Félicitations, c’est un gentil morceau. Quand vous n’en voudrez plus, la jetez pas, elle peut encore servir…

Je stoppe ses saillies.

— Écoutez, Firmin, vous avez fait un geste à l’instant qui me laisse rêveur…

— Ah oui ?

— Vous avez raflé un paquet de cigarettes sur la tablette du lavabo.

— Oh ! il n’en restait plus que deux.

— Je m’en fous, ça n’est pas cela qui m’intéresse… Je voulais vous demander de rappeler vos souvenirs. Avez-vous pris quelque chose dans la chambre de Simmon entre le moment où il a quitté sa chambre et le moment où il y est revenu ?

Le larbin réfléchit.

— Même s’il s’agissait d’une chose que vous jugez extrêmement insignifiante, dites-le-moi !

— Tiens, fait-il, en effet, je m’en rappelais plus. Je lui ai piqué un bouquin policier.

— Racontez…

— Il était sur sa table de chevet. J’ai pas cru qu’il allait revenir si tôt. Dans la journée je fais des pauses…

Il ne fait même que cela, le cher homme !

— … Alors je lui ai emprunté ce bouquin.

— Ensuite ?

— Attendez, oui ça y est. Il s’agissait d’un roman d’espionnage de Paul Kenny, c’était passionnant : une histoire de crocodile qui avait mangé un cannibale qui avait mangé un explorateur qui avait mangé un document secret… J’en étais à la page 48, vous voyez si ma mémoire fonctionne. Au paragraphe 2, là où le type de l’interpol ouvre l’estomac du crocodile. C’est alors que cette vieille morue de mère Renard m’est tombée sur le paletot. Elle m’a confisqué le bouquin en criant bien haut que c’était un scandale !

— Et après ?

— Quand Simmon est revenu, il est ressorti de sa chambre et m’a demandé si j’avais aperçu le livre qui était sur sa table de chevet.

— Merci, mon Dieu, fais-je. Et qu’avez-vous répondu ?

— Que non. Je pouvais pas avouer puisque je n’avais plus le livre. Si j’étais allé le réclamer à la vieille peau, j’aurais dû lui expliquer que je l’avais pris à un client et elle en aurait profité pour me donner mon sac !

— Qu’a dit Simmon ?

— Rien. Il a refermé la porte.

Il savait se maîtriser. En fait, sans le savoir, Firmin venait de le tuer. L’espion savait que la perte du document provoquerait la sienne. Il a cru qu’on le lui avait volé et il a préféré en finir avec la vie pour éviter d’être torturé…

— Ça paraît vous contrister ? remarque Firmin.

— Non, au contraire.

La vieille a lu le bouquin, ou bien Fouassa… Arrivés à un certain endroit ils sont tombés sur le fameux feuillet où était imprimée la formule. Le texte leur a été incompréhensible, mais lorsque les gars des deux réseaux sont intervenus, leurs méninges se sont mises en action. Ils ont compris…

Je m’élance dans l’escalier. C’est la voix de Firmin qui me hèle :

— Vous partez, monsieur le commissaire ?

— Oui.

— Mais… et la personne de la chambre 16 ?

— Dites-lui qu’elle peut aller se rhabiller, j’ai autre chose à foutre !

* * *

C’est ce goût de la perfection qui fait votre force et qui vous donne votre classe, cher San-Antonio. Vous avez su défricher complètement cette affaire, résoudre tous ses aspects les plus mystérieux…

Il parle en me secouant énergiquement la main.

— Bravo, bravo ! Et encore bravo ! Pendant que j’y pense, vous remercierez votre cousin pour le don qu’il a fait aux œuvres de la police.

— Il a versé combien ? m’enquiers-je.

— Douze cents francs…

— Nouveaux ?

— Non, anciens, mais c’est le geste qui compte, conclut le Vieux, chacun fait selon ses moyens !

FIN
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