Je vais enfin savoir ce qu’il y a, hors de cette cave. Je marche enfin ! C’est bon. Mon raisin reconnaissant coule allègrement dans mes veines. Mes muscles grincent un peu, mais fonctionnent néanmoins. Brusquement j’ai une petite bouffée de confiance en la vie. C’est un hymne confus qui monte de tout mon être, pareil à une prière.
Un couloir bas, voûté comme Quasimodo, sinistre, plus suintant et salpêtré que la cave où nous croupissons. Il se termine par un escalier aux marches limoneuses et étroites, creusées en leur mitan par l’usure. M’est avis, mes adorées, que nous nous trouvons dans une vachement vieille baraque !
Nous escaladons l’escalier. Il tourne comme celui d’un clocher. Il n’en finit pas. C’est sinistre, cette cahute.
Nous débouchons dans un vaste couloir dont le carrelage part en brioche. Ce couloir mène à un hall, lequel hall distribue plusieurs pièces aux portes à deux battants. Un vrai petit château, les gars, mais un château becté aux mites. Le crépi des murs n’est plus qu’un triste souvenir. Certains vitraux des fenêtres gothiques manquent à l’appel et ça chlingue copieusement le moisi.
On me pousse dans une immense pièce dont une cheminée monumentale occupe presque tout un panneau. Sur une vieille bergère de style baroque, aux pieds en forme de pattes de lion, Fouassa gît. Il chique toujours au zig inanimé. On lui a tombé le grimpant pour lui faire une piquouze remontante et ses fesses en goutte d’huile pendent tristement. Outre la bergère, il y a d’autres sièges et une table. On me propulse dans un fauteuil. Je tombe en charpie. J’ai la viande qui s’effiloche. Mes jambes font bravo tant est grande ma faiblesse.
Les trois hommes me regardent un moment avec une fixité qui me flanque mal au cœur. Le gorille a sa mitraillette en pogne. C’est décidément son instrument de travail number one. Le blondinet, par contre, a remisé son appareil à sucrer les gaufres et, les mains aux poches, sifflote doucement en me contemplant.
— Si c’est pour un portrait d’art, lui dis-je, vous avez intérêt à me peindre de trois quarts, c’est mon meilleur angle.
Il ne sourcille pas. Jamais vu un zigoto si peu bavard.
— Monsieur, fait-il brusquement de son timbre métallique, je vous serais reconnaissant de me donner la formule que vous venez de trouver.
Votre San-Antonio tant aimé, mes toutes chéries, rassemble la totalité de ses forces pour jouer sa grande scène of the two.
— La formule ? Du diable si je comprends ce que vous voulez dire !
Il me désigne un petit haut-parleur posé sur la table. Un fil zigzague sur le tapis mité et va se perdre dans une fissure du plancher.
— Inutile de bluffer, il y a un microphone dans la cave et nous avons entendu toutes vos conversations.
Je chope l’air emprunté du gars qui travaille pour le compte d’un usurier.
— Mais… Vraiment, je ne vois pas du tout de quoi il est question.
— Vous avez appris la formule avant de l’avaler.
Du coup je la ferme. C’est ce que je ferais si tout ça était exact, non ?
— Ou bien vous nous la recopiez, me dit-il, ou bien nous essayons de la récupérer avant que la digestion ait fait son travail !
Vous avez entendu comme moi, mes z’amis ? Et vous avez, toujours comme moi, pigé ce que cette menace implique ? Une récupération comme celle que se propose d’effectuer le blondinet, y a guère qu’à Beaujon qu’on peut la réussir en laissant sa chance au patient.
Je me prends à part pour une conférence privée à l’issue de laquelle je vote à l’unanimité la motion suivante : « Faut faire quelque chose ».
Et vite !
Sinon il va y avoir plein de courants d’air dans la carcasse de ce cher, de ce mignon, de ce délectable San-Antonio. Ces gens, c’est aussi visible qu’une éclipse de soleil sur une plage à midi, n’hésiteront pas à m’ouvrir le gésier jusqu’à la boîte à ragoût pour tenter de récupérer ce que j’ai soi-disant avalé.
Mais faire quoi ? J’ai une mitraillette à quatre-vingts centimètres de la soupière, je flageole d’être resté en geôle sans flageolets, et ils sont trois à ne pas me perdre des yeux.
Y a des instants dans la vie, je vous jure, qui ne devraient pas figurer sur votre agenda. C’est la pensée de ma brave Félicie qui me file le coup de doping. Je la vois dans sa cuisine, préparant des délicatesses en m’attendant. Guettant la porte du jardin et la sonnerie du téléphone en se demandant ce que devient son grand. Brave m’man, va ! Je peux quand même pas lui jouer ce tour-là. Vous me voyez, rentrer à la maison les pieds en avant et les tripes entortillées autour du cou ? Ça ferait pas sérieux.
— C’est bon, soupiré-je, je vois que vous êtes très fort. Puis-je vous demander ce qu’il adviendra de mes compagnons et de moi-même une fois que je vous aurai remis cette formule ?
Le jeune homme blond reste pensif, puis il murmure :
— Nous vous réenchaînerons dans la cave et nous disparaîtrons après vous avoir laissé quelques nourritures.
— Et qui viendra nous délivrer ? Le gardien de la propriété ou le Père Noël ?
— Plutôt le Père Noël, dit le blondin, c’est une question de chance ou de malchance pour vous.
Je me demande s’il dit vrai. Je ne suis pas loin de le croire. Pourquoi ? Je l’ignore. Mais quelque chose me dit confusément que si j’étais en mesure de lui fournir sa putain de formule, c’est ainsi en effet qu’il agirait.
Seulement, la formule, vous le savez comme moi, elle est peinte en blanc sur un nuage qui dérive en ce moment au-dessus du cap Horn !
— Je vous crois, fais-je avec le maxi de sobriété. Donnez-moi de quoi écrire…
Le blondinet va prendre sur une desserte un bloc correspondance en vélin supérieur du marais pontin avec buvard incorporé, filigrane en bronze, roue de secours amovible et glaçage au blanc d’œuf. Il le jette devant moi sur la table, puis il sort de sa poche un élégant stylo en jonc véritable, le décapuchonne et le pose sur le bloc.
— Nous attendons, me dit-il.
Et c’est vrai qu’ils attendent, ces pingouins ! Leurs six yeux me clouent littéralement à mon fauteuil. Je chope le stylo tout en considérant avec une feinte indifférence le canon luisant de la mitraillette qui me dévisage.
Je commence à écrire, puisqu’il le faut, et au bidon.
Pyréthrum 69 ; glycérine de base à vitesse circonflexe 88 ; activité biconvexe des polyvalents nobles 1 ; librium épithélium convergeant 22…
Je m’interromps comme si je cherchais la suite. Le silence est d’une cruauté fantasmagarique. L’immobilité de mes trois compères itou. Mon petit lutin intime me chuchote dans l’intérieur du conduit auditif : « C’est maintenant une question de secondes, San-A. Tu as réussi à te faire déchaîner. Tu dois risquer le paquet maintenant ! Sinon, ensuite tu pourras toujours te coller un plumeau dans le dargif et faire coin-coin pour amadouer la basse-cour, il sera trop tard.
Mais faire quoi ? Je mate le stylo.
— Un trou de mémoire ? demande le garçon blond d’une voix inquiétante.
— Taisez-vous, ça va me revenir, fais-je en prenant la voix importunée du monsieur à qui on demande l’heure alors qu’il achevait de multiplier mentalement douze milliards six cent vingt-neuf millions huit cent quatorze nouveaux francs vingt-cinq, par seize millions six cent treize mille cinq cent huit anciens francs.
Et si ça ne me « revient » pas, ça me vient !
Je pense que j’ai été l’heureux gagnant d’un concours de fléchettes à Londres l’an dernier. Je devais même concourir pour le titre de vice-champion du monde, mais une enquête urgente m’avait obligé à déclarer forfait. J’élève lentement le stylo, je l’assure bien in my hand, tout en faisant semblant de me gratter la tempe avec l’instrument. J’ai de plus en plus l’air rêveur, mais en réalité je vise l’œil du gorille-mitrailleur. Et vlan ! C’est parti ! Les premiers demandeurs seront les premiers servis ! Le stylo pénètre dans l’œil du type qui s’écroule immédiatement, comme je n’ai jamais vu un mec s’écrouler, pas même dans les films de bagarre à trois balles, pleins de pépées à loilpé ! Je bondis du fauteuil et je saute sur la mitraillette. Je la tiens. Une balle me chuchote les trucs à l’oreille, une autre me caresse le lobe, une troisième m’entaille le menton. Et puis ça cesse. Ça cesse car le père Fouassa, sortant de sa léthargie comme par enchantement a, d’un coup de pied, propulsé une chaise dans les cannes du blondinet. Le siège a déséquilibré le jeune homme et il en a paumé sa seringue. Moi je me redresse avec la mienne. Je pare au plus pressé, c’est-à-dire que je commence par le Chintoque qui s’apprête à défourailler et j’arrose en demi-cercle.
Descendez, on vous demande ! Pour les dégâts, prière de se mettre en rapport avec l’Urbaine et la Seine !
Le Jaune se prend un billet pour Gazonville et va vérifier les lames du parquet. Le blondinet idem. Dans ma précipitation j’ai brodé un arc de cercle un peu trop copieux et c’est le gars Fouassa qui a dégusté le rab de rab. Je m’approche de tout ce gentil monde pour un recensement express. La revue des troupes se solde par deux viandes froides et deux agonisants. Le Chinois est aussi mort que le gars qui fonda la dynastie des Ming, le blond l’a suivi de près. L’homme que j’ai stylodé est dans un coma plus épais que le fog londonien. Je n’y suis pas allé avec retenue, mes amours ! Le stylo d’or a pénétré jusqu’au capuchon dans l’orbite du gorille. Manque de bol, en s’écroulant il est parti bille en tête et c’est son propre poids qui a achevé d’enfoncer la flèche en dix-huit carats garantis. Mon père Fouassa, quant à sa hure, se démène avec le bagagiste de l’Hôtel Saint-Pierre. L’une des pralines lui a transpercé la gargante et il râle que ça arracherait le cœur à un huissier. Une deuxième bastos a perforé sa poitrine. Voilà un monsieur qui termine sa vie fort lamentablement, et pas du tout dans le style rentier ! Je me penche sur lui et j’appelle doucement.
— Fouassa !
Il ne bronche pas.
— Vous m’entendez ? C’est San-Antonio. Fouassa, essayez de répondre !
Il a — est-ce une illusion ? — un très léger battement de cils.
Ses lèvres essaient de remuer, mais rien d’autre que son atroce râle n’en sort.
— Il faut que vous me répondiez, Fouassa. Je vous en conjure : faites un effort ! Un battement de cils suffira.
« Dites, c’est le suicide de Simmon chez vous qui a tout déclenché, hein ?
Battement de cils. Puis Fouassa ouvre grands les yeux et rend le dernier soupir comme une bonniche désinvolte rend son tablier à la patronne qui vient de la surprendre en train de rouler une galoche ancillaire à Monsieur. Et de trois !
Je regarde une fois de plus the gorille. K.-0. aussi.
Et de quatre !
La situation, comme vous le voyez, s’est radicalement transformée. Je fouille ces messieurs, je m’empare de leurs papiers, de leurs armes et de leurs clés. J’ai la surprise de constater que tous ont les poches bourrées de fric allemand. J’en conclus que la patrie du pépé Adenauer constitue leur résidence principale ou du moins qu’ils s’apprêtaient à y foncer. Précieuse indication. Je remets l’examen des papiers à un peu plus tard et je redescends au sous-sol pour délivrer mes compères.
Dès l’entrée du couloir, je perçois des gémissements, des sanglots, des paroles bredouillées. Je tends mon radar et j’enregistre les lamentations du Gravos :
— Pas d’erreur, Pinaud, c’était bien notre San-Antonio qu’on vient de dessouder.
Un long sanglot pinuchard lui répond.
— Tu vois, poursuit l’Enflure, quand c’est que j’ai entendu critiquer les balles, j’ai eu de l’espoir. Il me semblait que c’était lui. Son style, quoi, comme qui dirait pour ainsi dire… Mais si ce serait lui qu’avait tiré, il serait déjà là à nous déverrouiller, tu penses.
— Maintenant y a plus d’espoir, larmoie le Lamentable.
— C’est les meilleurs qui s’en vont, soupire le Gros.
— On est peu de chose, renchérit le Pinuchette.
— Aujourd’hui t’es là et demain t’es mort ! surenchérit le Gravos. San-Antonio, je peux te dire une chose : c’était quelqu’un, tu sais.
— Je sais.
— Intelligent, espirituel, racé…
— Formidable !
— Et comme capacités, j’en cause pas. Le meilleur poulet qu’y ait jamais z’eu à la Grande Taule.
— Eh oui.
Je trouve opportun de faire mon apparition. À quoi bon se baigner dans la confusion ? On en ressort d’un beau rouge homard et ensuite c’est la croix et la bannière pour reprendre son teint de pêche habituel !
En m’apercevant, les bras chargés d’armes, mes deux compères ouvrent des gobilles façon pommes d’escadrins. Le Mastar devient violet, le Pinuche devient vert soufre et ils bavent l’un et l’autre comme deux boxers assis devant la vitrine d’un charcutier.
— Je rêve ou dors-je ? balbutie l’Anéanti.
— Excusez-moi de ne pas vous ramener de gigot, fais-je calmement, mais la boucherie était fermée !
Tout en les débarrassant de leurs chaînes je les mets au courant de ma petite révolution de palais.
— Alors tout le monde sont cannés ? demande Bérurier.
— Oui : j’avais pas le temps de leur faire des fleurs.
— Qu’est-ce que je te disais, Pinuche ! Tu vois que c’est San-Antonio qui a défouraillé ! Je reconnais sa tactique et aussi son tic-tac ! assure ma Globule en se pâmant devant son propre humour. Quand il envoie la purée ça fait « Rran-rran ! » Toujours double giclée.
« Si t’auras remarqué, San-Antonio, il tire à la mitraillette sur deux niveaux. C’est un aller-retour avec modification de l’ange de visée…
— Écoute, Gros, je tranche, tes cours de balistique, remets-les dans la valise et amène ta maigreur.
— Parle-moi z’en pas de cette maigreur, j’ai fondu. Vise mon calbar : il faudrait des rivets pour qu’il tienne maintenant ! Si c’est pas malheureux, une brioche que tout le monde m’enviait ! Entièrement taillée dans la masse !
En clopinant, nous remontons au rez-de-chaussée. Pinaud et Béru jettent un regard rapide aux quatre messieurs étalés dans le salon et font la grimace.
— Il avait pas fini de me payer mes honoraires, lamente le Navré.
— Tu les lui réclameras lorsque tu participeras au concours de la plus belle auréole du Club Saint-Pierre, le calmé-je.
— C’est de l’argent qui dort ! blague Bérurier que la mort n’impression jamais. Et qui dort d’un sommeil éternel.
— C’est pas tout ça, fais-je, on va prévenir le Vieux. J’ai comme dans l’idée qu’on nous a portés disparus !
Ce disant, je m’approche d’une table basse supportant un appareil téléphonique. Ce n’est pas un appareil à cadran. J’en conclus que ces messieurs nous ont conduits à une certaine distance de Pantruche. Je décroche et j’ai droit, primo à une tonalité en parfait état de marche, deuxio à une tonalité féminine, troisio à un charabia du tonnerre of Zeus. On dirait que c’est de l’allemand. En tout cas il s’agit d’une langue germanique. Je me démerde de raccrocher.
— Et alors ? demande Pinaud, surpris par ma promptitude.
— C’est une ligne privée ! dis-je. Et je suis tombé sur une de leurs complices. Va falloir décaniller, les gars, sinon il risque de débouler des renforts imposants et ça m’embêterait de jouer à Fort Alamo avec l’estomac vide.
Je n’ai plus qu’un interlocuteur, le Gros ayant quitté le salon et les autres assistants ayant quitté la vie.
— Où est le Mammouth ? je rouscaille.
— Il doit chercher à bouffer ! prophétise Pinaud.
Effectivement, à peine vient-il d’émettre cette suggestion à intérêt progressif et remboursement anticipé que le Gros radine prompto.
— Par ici, pour le buffet ! dit-il. Madame la baronne de Maideux est servie.
C’est la ruée. Nous radinons dans une cuisine en haillons, et nous avons la joie d’y trouver des mets incomparables : jambon et cervelas, petits pains, bouteilles de bière, chocolat, gâteaux !
Du délire. Faut voir le Mahousse à l’œuvre ! Typhon sur la Jamaïque ! Il croque une demi-douzaine de cervelas comme vous croqueriez des dragées, puis il attaque les petits pains après avoir pris la sage précaution de les envelopper dans plusieurs tranches de jambon pour qu’ils ne s’enrhument pas ! Pinaud déguste du bout des chailles. Ça a toujours été un chipoteur en ce qui concerne les manières car sur le plan quantité il peut concurrencer n’importe quel boa qu’il soit constrictor ou pas. Tout en jouant également un rôle de tout premier plan dans ces agapes, j’examine le papelard dans quoi était enveloppée la charcutaille. Et c’est alors que j’ai un soubresaut terrible. La raison sociale du charcutier est imprimée sur le papier. Qu’y lis-je ? Des trucs en écriture gothique.
C’est de l’allemand, les gars !
— Qu’est-ce qui te prend ? mâchonne Béru.
— Il me prend que je crois piger un truc plutôt inouï, mon fils.
— Quoi t’est-ce ?
— Nous ne sommes plus en France !
Sa Majesté l’Amaigri éclate d’un rire qui lui fait postillonner son jambon, entre ses fausses dents cassées. Un aimable mouchetis agrémente le mur qui a grand besoin de ravalement.
— Plus en France !
— Non, Gros. Nous nous trouverions en Allemagne que ça ne me surprendrait pas !
— C’est la sédention prolongée qui te détraque le bulbe, hé, San-Antonio !
— Je dis vrai ! Notre sommeil artificiel fut beaucoup plus long et plus profond que nous ne l’avions supposé. Ils nous ont transportés dans les environs de Francfort.
— Hein ?
— Regarde le papier du charcutier.
Il regarde et hausse ses magnifiques épaules non désossées.
— D’accord, mais qu’est-ce ça prouve ? Ils ont reçu un copain qui leur a amené ça d’Allemagne. Tu crois qu’on peut pas transbahuter de la charcuterie, Tonio ? Écoute, je vois, moi, chaque fois que je passe par Lyon, j’achète des andouillettes. Et pourtant, l’andouillette c’est de l’objet délicat qu’aime pas les croisières.
Mais je le stoppe, comme on stoppe un vêtement troué.
— Visez un peu, les gars : la bière est allemande aussi ! Le chocolat ! Et le pain ne ressemble pas à celui qu’on becte à Paris !
« Et puis il y a le coup de fil que j’ai essayé de passer tout à l’heure. C’est bien la standardiste de la poste qui m’a répondu, mais elle n’habite pas Vaucresson, je vous en fous mon billet ! Autre chose encore : nos geôliers n’avaient que de l’argent allemand dans leurs vagues. Ça m’a surpris d’ailleurs ! Tous les trois ! Rien d’autre que des deutschmarks, marrant, non ? Et puis les meubles de cette baraque, dites, vous les trouvez françouses, vous autres ?
Cette fois ils sont ébranlés et le Gros mastique au ralenti. Il se dresse et va à la fenêtre. Nous sommes dans un parc. On ne peut en dire plus pour l’instant. Les arbres sont des sapins ; ce qui n’a rien de très surprenant.
— On va z’en avoir le cœur net ! décide Béru.
Il met une tablette de chocolat dans sa poche, une autre dans sa bouche et il sort.
Je décide de l’escorter.
La propriété dans laquelle nous nous trouvons est immense. Elle couvre au moins trois hectares de forêt. Une vaste esplanade envahie par la mauvaise herbe s’étend devant la façade principale. Une fois franchie, on s’engage dans une allée qui fut cavalière mais qui est devenue, avec le débordement de la végétation, un sentier de jungle. Nous parcourons deux cents mètres environ et parvenons devant une immense grille rouillée. Une vieille cloche dont la chaîne est brisée tinte doucement dans le vent.
Au-delà de la grille il y a une route secondaire. Comme nous allons ouvrir la grille, je perçois un petit bruit de moteur et nous nous jetons derrière un buisson. Il s’agit d’un facteur. Il passe, fier comme Bar-Tabac, sur une pétrolette noire. Il porte un uniforme allemand. Je pousse Béru du coude.
— T’es convaincu, maintenant, saint Thomas ?
— Quelle histoire ! rouspète Son Ignominie ! De quel droit, je vous demande, ces salopards nous ont-ils expropriés ? Ils ont de la chance d’être morts parce que c’est le genre de plaisanterie que moi, Béru, je supporte pas ! Alors, qu’est-ce qu’on va fiche maintenant ?
Je le considère. Il n’est pas jojo, l’Affreux. Le Gros, convenons-en, n’a jamais fait la fortune des bains-douches municipaux, mais il lui arrivait de s’humecter la frime de temps à autre, et de se raser deux fois par semaine. Il trimbale un piège à macaroni qui n’est pas dans une sacoche de vélo ! Et il est aussi propre qu’un tombereau d’immondices. Je marche sur ses brisées ! Notre « sédention » à la cave n’a rien fait pour le standing de la police française.
— On va se nettoyer un peu, décidé-je, et mettre les bouts. Je ne tiens pas à déclencher un patacaisse en Allemagne avec cette histoire. Quatre viandes froides sur le carreau c’est un peu beaucoup et ça ferait un vrai turbin si les collègues découvraient que ce tableau de chasse est à moi !
— Qu’est-ce t’appelles se nettoyer un peu ? demande le Mahousse.
— Se raser et se doucher le cas échéant si l’on trouve de quoi !
— Me raser, d’accord, mais pour la douche tu peux te l’arrondir à la râpe à fromage, bonhomme ! Quand il pleut et qu’on peut pas faire autrement, la flotte, faut s’y résigner, mais de là à se fabriquer des averses personnelles !
L’ancienne gentilhommière comporte une salle de bains. Mes deux équipiers ne tolérant l’eau que dans leur pastis, je n’ai pas de peine à les convaincre de m’en laisser la priorité. Je me fais la coque depuis le bastingage jusqu’à la ligne de flottaison, ensuite je chope un rasoir électrique et je me tonds la pelouse avec application.
J’achève cette délicate opération quand des coups violents sont frappés à la porte. C’est Pinuche très excité qui fait ce ramdam. J’arrête le moteur du rasoir et je vais m’enquérir.
— Figure-toi qu’il y a un hélicoptère qu’a l’air de vouloir atterrir sur l’esplanade de la propriété ! me dit-il.
Je cavale à la fenêtre et, effectivement, j’avise le cocoptère à deux cents mètres de hauteur.
Pas de doute : ce sont les petits amis de mes défunts qui rappliquent. Que faire ? Se tailler ? Il est trop tard. Nous sommes en terre étrangère. Ils vont découvrir les cadavres et prévenir la rousse locale. Ma décision est prise en un clin d’œil. Je suis l’homme qui remplace le cerveau électronique lorsqu’il y a panne d’électricité, les enfants.
— Déblayons les cadavres en vitesse ! hurlé-je.
— Où veux-tu qu’on les mette ?
— Descendez-les à la cave, ils seront au frais.
Je passe une chemise propre que j’ai eu la bonne fortune de trouver dans une chambre voisine et je vais donner un coup de main à mes boy-scouts, tandis que l’appareil se pose sur le gazon. L’opération est délicate, because les ronces car, comme me le faisait remarquer Béru : la végétation est luxurieuse ici.
On se prend chacun un bonhomme par les cannes et on emporte les pétrifiés à la cave. Béru se paie deux voyages puisqu’il en restait un. On fourre ces gentlemen dans un réduit à charbon que je prends la sage précaution de fermer à clé.
Je perçois des appels, venant d’en haut.
— On est dans des patates ! chuchote le Gros. On s’est occupé des macchabes, mais pas des armes. On a même pas un cure-dent pour se défendre.
Je regarde autour de nous. Coincés ! comme des rats dans la cave. Les bouilles cradingues et barbues de mes compagnons me donnent une idée. Il s’agit de jouer le tout pour le tout.
— Venez ! leur enjoins-je.
Et je les pousse dans la cave où nous fûmes prisonniers.
— Quoi t’est-ce que tu comptes faire ? s’inquiète le Gros.
— À partir de maintenant la ferme ! Allongez-vous !
Ils obéissent. Déjà des pas retentissent dans l’escalier moussu de la cave. Rapidos je leur remets leurs fers. Clic-clac ! Si vous pouviez voir leur frimes vous éclateriez de rire !
J’entends des pas se rapprocher. Alors je me mets à cogner Béru, du moins à faire semblant !
Quelqu’un me dit quelque chose, en allemand !
Je me retourne et j’avise deux personnes : un homme et une dame. L’homme a la cinquantaine, il est brun, très bronzé, il porte un imperméable clair. Il a le nez pointu et le regard en coups de serpe. La femme est grande, mince, très brune. Elle a le teint bistre, des yeux très pâles. Elle a une petite cicatrice en forme de grain de café au menton et porte à son cou un étrange bijou qui représente une main d’or crispée sur un rubis de bonne taille. C’est la gonzesse qui se rendit à l’hôtel de Fouassa et dont le larbin du Danube et du Calvados Réunis me fit un portrait si vivant naguère.
Je chique au gars surpris. Et je leur souris.
— Je ne vous avais pas entendus venir ! murmuré-je.
— Qui êtes-vous ? demande la souris.
Quelque chose me dit qu’elle ne doit pas être commode. Il va falloir jouer serré. En me rasant j’ai examiné les fafs du blondinet. Je sais donc ses noms âge et qualités. (Pour l’instant sa principale est d’être mort !)
— Un ami d’Erik, fais-je de ma voix la plus naturelle. C’est moi qui ai fait le nécessaire pour amener ces types ici !
Elle traduit à son compagnon. L’autre hoche la tête.
La fille dit en fronçant les sourcils :
— Où sont les autres ?
Je hausse les épaules.
— Les autres amis ou les autres prisonniers ? J’aime autant vous prévenir tout de suite : les premiers courent après les seconds…
— Expliquez-vous !
— Il y a eu du grabuge. Erik a voulu interroger le commissaire San-Antonio car il pensait que Fouassa lui avait fait des confidences… Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais ce diable de flic leur a joué un tour de sa façon… Je crois qu’il a réussi à s’emparer de la mitraillette de Rudolf. Il a délivré Fouassa et l’a embarqué… En ce moment ils galopent tous dans la nature…
— Et ceux-ci ? demande-t-elle.
— Ce sont deux inspecteurs qui accompagnaient San-Antonio. Ce sale Gros a une façon de vous narguer qui vous fait perdre le contrôle de vos nerfs…
Et j’administre un coup de tatane dans le portrait de Béru.
— Grand lâche ! hurle icelui. Défais-moi seulement mes bracelets et tu vas voir ta bouille comment que je la déguise en portion de camembert-trop-fait !
Je hausse les épaules et nous quittons la cave. Le silence des arrivants me fait mal aux portugaises. C’est un silence de mort. Ont-ils coupé dans mes salades ! Est-il plausible qu’Erik ait fait appel à de la main-d’œuvre extérieure sans les en aviser ? Je fabrique du point d’interrogation à la même cadence qu’une usine d’armements fabrique des mitrailleuses en temps de guerre.
Une fois en haut, la fille me désigne le plancher du salon.
— Il y a du sang partout…
— Fouassa, fais-je avec un clin d’œil. Vous ne pouvez pas savoir ce que ce vieux crabe était coriace. Comme je suis français, Erik m’avait chargé de l’interrogatoire mais les séances ont été rudes.
— Il n’a rien dit ?
— Rien ! Une vraie carpe… Pourvu qu’ils arrivent à leur remettre la main dessus !
Je vais jusqu’à la porte et je fais mine d’écouter. L’hélicoptère est immobile devant la maison. Le pilote est occupé à bricoler le moteur.
— On n’entend rien, soupiré-je.
— Le patron a donné de ses nouvelles ? demande la belle fille (car elle est belle à ne plus en pouvoir, cette mousmé).
— Je crois, fais-je. C’est Erik qui a pris la communication.
Sa question me met du baume sur le palpitant, car elle indiquerait que la gosse me croit.
— Eh bien ! attendons-les ! décide-t-elle.
Elle s’assied et sort une cigarette de sa poche. Je me hâte de choper une boîte d’alloufs sur la table pour lui donner du feu. Elle libère un petit nuage bleuté et me regarde à travers la fumaga. Je crois comprendre que je ne lui déplais pas foncièrement.
— Vous êtes au courant de l’affaire ? me demande-t-elle, lorsque l’homme à l’imperméable est sorti de la pièce pour aller parler au pilote.
— Pratiquement pas, vous connaissez Erik ? C’est pas un bavard.
C’est le genre de réflexion qui accrédite un mensonge, si vous voyez ce que je veux dire ? Elle sourit et hoche la tête.
— Il ne m’avait même pas dit que vous étiez aussi jolie, fais-je. Autrement j’aurais mis mon costume des dimanches pour vous accueillir.
Alors, là, les gars, j’ai droit à l’œillade 389 bis, celle qui met les cœurs en émoi et les falzars au beau fixe.
Elle se lève, sort sans un mot, et va à l’hélicoptère. Je la vois parlementer avec le gars à l’imperméable blanc. Ça ressemble plus à un conseil de guerre qu’à un congrès du syndicat des farces et attrapes. Je me sens de plus en plus dubitatif. Je louche sur les armes. Elles sont là, sur la table, preuve qu’au fond la confiance règne.
Je me dis « Et si tu te rechapais la grosse seringue, San-A. ? Tu irais la mettre sous le nez de ces messieurs-dames. Tu obligerais le pilote à te piloter jusqu’à Paris sur Seine (France) et à la Grande Taule, choyé par les tiens, par les tiennes, et par l’Étienne, tu procéderais à un interrogatoire minutieux de cette belle demoiselle. Mais au fond, c’est du Tintin comme projet. Le cocoptère ne peut balader plus de quatre personnes et rien ne prouve que le coup de main réussirait.
La fille revient. À ma grande surprise je vois l’homme à l’imper remonter dans le zoizeau en compagnie du pilote. Les pales de l’appareil se remettent à brasser l’air…
— Ils repartent ? m’exclamé-je.
— Ils vont survoler la région pour voir s’ils aperçoivent les fugitifs. Il y a longtemps qu’ils sont partis ?
— Une heure à peine…
Elle hoche la tête.
— Voilà qui est fâcheux… Enfin espérons que nous aboutirons. C’est la première fois que vous venez en Allemagne orientale ? me demande-t-elle.
Je manque m’étrangler. Nous serions au-delà du rideau de fer ? Mais, sur le papier du charcutier il y avait écrit « Frankfurt ». Mes souvenirs géographiques répondent à mon appel et je réalise qu’il existe deux Francfort : Francfort-sur-le-Main, tout près de la frontière française, et Francfort-sur-l’Oder, très à l’est de Berlin. Je pensais que nous nous trouvions à promiscuité du premier. En fait nous sommes dans la zone orientale. Pour un coup dur c’en est un. Cette fois je nous vois mal partis. Il faut vraiment que le truc recherché soit d’importance pour qu’on nous ait charriés si loin, tous…
— Oui, c’est la première fois, assuré-je.
Je souris tendrement.
— Et je ne regrette pas le voyage.
Elle cille légèrement. Ou je me trompe, comme disait un adepte du cocufiage qui mettait une fausse barbe pour honorer son épouse, ou cette gosse s’en ressent terriblement pour ce qui est de l’adhésif moldave à génuflexion opposée. Quand vous voyez flamber cette petite lueur dans les yeux d’une nana, au cours d’un tête-à-tête, vous pouvez parier le livret de famille du soldat inconnu contre un Flaminaire que la donzelle a une puissante de transformer le tête-à-tête en bête à bête.
Moi, vous me connaissez depuis un bout de temps déjà ! Vous savez qu’il n’y a pas besoin de m’envoyer une convocation huit jours à l’avance avec accusé de déception pour me pousser dans les bras d’une frangine en bon état de marche.
Je m’approche de son fauteuil et, sans la moindre façon, je lui grume les muqueuses. Elle ne dit pas qu’elle est consentante parce qu’on ne doit pas parler la bouche pleine, mais elle me fait comprendre, par signes, qu’elle est contre…
Contre moi, bien sûr.
Tandis que le ronron du cocoptère disparaît au-dessus et que les Béru-Pinuche brothers se morfondent au-dessous, je donne à la madame un aperçu de mes conceptions amoureuses. Je ne vous en fournirai pas la nomenclature détaillée afin de ne pas vous coller de complexes, sachez cependant que je lui réussis admirablement le Bottin Mondain, la Souricière astringente et l’Appareil-à-cacheter-les-enveloppes.
Comme elle ne s’en lasse pas, je lui vote une tournée supplémentaire en la complétant par le Chevalier-tétonique, exercice périlleux avec dérapage avant sur les glandes mammaires. Elle aime.
La séance l’a complètement lessivée. Elle me dit que ça, plus les fatigues du voyage (elle doit venir de très loin à ce que je devine) c’est beaucoup et qu’elle veut se délasser dans un bain tiède. Je l’escorte jusqu’à la salle de bains. Prudent, je mate par le trou de la serrure. Je la vois se déloquer complet et enjamber la baignoire. Pour un peu je remettrais le couvert. Mais j’ai d’autres chats à caresser !
Car maintenant que j’ai la preuve de sa confiance en moi. (Et quelle preuve ! Une preuve qui n’est pas par 9 mais par 69 !) je décide d’oser et d’aller au fond de l’aventure. Tant pis si ça craque. Dans un style tornade digne du plus impétueux des westerns, je bombe jusqu’à la cave et je déchaîne mes deux comiques troupiers. Ils vont pour me faire part de leurs griefs mais je leur fais signe de la boucler.
Je vais ouvrir le réduit où nous avons entassé nos chers défunts.
— Un vrai frigo pour cannibale ! marmonne Béru.
Je leur désigne le cadavre du blondinet.
— Chopez le gentilhomme et allez le larguer dans la forêt.
« Ensuite revenez. Vous n’avez que cinq minutes pour accomplir ce petit boulot. Moi je surveille les abords. Dès que c’est fini vous radinez et vous vous remettez vous-même les chaînes. S’il y a danger je mettrai un linge blanc à la fenêtre du salon et vous vous planquerez dans les fourrés jusqu’à ce que je vous prévienne. Vu ?
— Vu !
Ils savent se taire dans les cas graves.
C’en est un.
Je retombe dans les étages. Ma souris continue ses ablutions en chantant un lied allemand. Je m’avise que j’ai omis de lui réclamer son nom à l’entrée. C’est pas la première nana qui a droit à mes faveurs spéciales dont j’ignore le blaze. Comme quoi, dans la vie, la raison sociale importe peu, mes amours. C’est pas avec un prénom qu’on s’envoie en l’air, mais avec celle (ou celui) qui le porte. Le préblaze, c’est du luxe, pour la chose du souvenir et de la roucoulade. Il n’a pas plus d’importance dans un lit que sur une pierre tombale. Le pageot, c’est un peu le vestiaire du conformisme. On y dépose sa panoplie d’hypocrite : ses titres, ses grades, ses bandages herniaires, ses passeports, ses fringues, ses bijoux, ses imparfaits du subjonctif, ses accords de participes, ses prétentions, ses ambitions, ses croyances, ses projets, quelquefois son dentier ou sa jambe de bois, sa patrie, son patron, son pétrin, ses prébendes… Il nivelle l’échelle sociale, la transforme en plancher de bal sur lequel tout un chacun valse, twiste, tangote, charlestons à sa guise ou à son goût. Il est le socle de l’humanité, mes chéries, comme le nombril du porte-drapeau est le socle du défilé militaire.
Je mate par la croisée et j’aperçois mes deux tartes à la crème-pas-fraîche qui disparaissent sous les frondaisons en coltinant leur fardeau. Dans la salle de bains, ma conquête chante toujours sa joie de vivre et de m’avoir connu.
Dix minutes s’écoulent et mes compères ne reviennent pas, bien que je ne leur aie accordé que la moitié de ces temps pour accomplir cette macabre mission. Je commence à me faire un sang d’encre. Ma gosse d’amour sort de la salle de bains, une serviette nouée sur ses cheveux, une autre autour de ses hanches. D’un geste pudique (les frangines le sont toujours à retardement) elle cache ses seins impecs.
Je lui dis que c’est un crime et elle pouffe. Elle s’apprête à redescendre au salon pour se reloquer. Ce faisant elle va couper à mes archers toute, possibilité de regagner leur base. Un seul moyen de la neutraliser pour un moment, recommencer mes cours de fignedé à manche. Faut savoir être à la hauteur des circonstances dans la vie. Je la chope dans mes bras et je la drive vers une piaule proche. Un lit s’y trouve, accueillant. Il est dépourvu de draps et de couvertures, mais j’ai l’habitude de concourir sur piste cendrée. La gosseline proteste pour la forme. Elle dit que c’est déraisonnable, que je vais la faire mourir, etc., etc. Elle ajoute encore qu’elle n’a jamais rencontré de gars comme moi. Je suis un pionnier de l’amour, un défricheur, un explorateur, le Vasco de Gama du pucier, le Bernard Palissy de la jambe en l’air, le Fleming du faire-reluire, le Montaigne de l’extase, le Jean Cocteau de la fantaisie ! Elle dit que c’est le gars Moi-même qui sait le mieux utiliser le noir depuis les frères Lumière et le silence depuis le préfet Dubois.
Paraîtrait que ma tour de contrôle serait la plus perfectionnée d’Europe et qu’aucun syndicat ne pourrait rivaliser avec mes initiatives. J’ai droit à un vote de confiance de l’assemblée, avec mention spéciale du jury de Cannes. Faut reconnaître, car je suis profondément épris de justice, que cette personne possède tout ce qu’il faut pour inspirer le bonhomme doté de grosses intentions : des roberts affûtés au taille-crayon, des hanches en vase de Soisson, des cuisses qui doivent provoquer des raz de marée lorsqu’on les met à bronzer sur une plage, une peau ambrée et satinée, un parfum qui vous titille le subconscient et une bouche préhensile et compréhensive faite pour dire « oui » et aspirer des « h » et des tas d’autres trucs. Vous dire que je lui place coup sur coup (si nous osons ainsi nous exprimer) : Ma-révérende-paire, Le Collier-d’émail, et Le Sac-de-noix-rotatif est superflu car vous l’avez déjà deviné. J’y ajoute pour faire le bon poids La Toilette-du-tunnel, Le Paquet-de-pieds-paquets, La Douane-en-folie, Le Service-central, La Cuisine-des-anges, Le Petit-trou-pas-cher, L’Âne-de-Buridan, La Tête-de-mule, Le Cheval-de-Troie, Le Bidet-de-Sancho, et surtout, conclusion suprême, nectar des délices, et délice des nectars. Le Stroudubitz-itinérant (recette importée de Pologne par un moine capucin).
Avec cette nana, aimer est un délassement.
— À propos, susurré-je, comment vous appelez-vous, chez cœur ?
— Elsa ! répond-elle cavalièrement.
Nous nous en dirions sûrement plus, après nous en être fait davantage encore si le ronron caractéristique du gros moustique ne retentissait. Je me dis qu’il faut faire fissa pour aller m’assurer du retour des deux vaillants guerriers, mais la môme Elsa n’est pas le genre de personne qui laisse filer son partenaire à la sauvette. Les descentes à la cave, elle est pour à condition de faire partie du convoi. Pas mèche de s’en débarrasser. Force m’est donc de surseoir à ma visite des catacombes.
Le zig à l’imperméable blanc s’annonce d’un pas rapide, suivi du pilote : un grand mastar format garde du corps présidentiel ! Le voilà qui jaspine en chleuh. Ça fait froncer les sourcils de ma belle amie. Notre séance l’a un peu fatiguée. Elle a ses bagages sous les yeux et son regard ressemble à la grille d’un confessionnal. Ses narines sont pincées et les coins de sa bouche tombent un peu, bien que ce soient des commissures de peau lisse[12].
— Qu’y a-t-il ? interrogé-je.
Elle met trois secondes à me répondre.
— Ils ont vu quelque chose non loin d’ici, dans la forêt.
J’ai le battant qui fait le triple saut périlleux en arrière.
— Quoi ?
— Justement, ils ont mal distingué à cause des arbres. Il leur a semblé apercevoir des hommes… Une formation importante.
Le gnace à l’imper impec baragouine encore.
— Qu’est-ce qu’il dit ?
Elsa me traduit docilement.
— Il pense que les policiers français avaient des complices dans la région. Il veut interroger les deux du bas, peut-être savent-ils quelque chose…
J’en ai un court-jus dans la moelle pépinière (Béru dixit).
Je ne vais pas laisser torturer mes deux pauvres pommes tout de même ! Je louche vers la mitraillette, mais, comble d’infortune, le pilote qui aime les jouets de luxe est en train de s’amuser avec. Lui, c’est le genre d’intellectuel qui a besoin d’aller au fond des problèmes. Il vient de démonter l’engin en deux coups de gruyère râpé. C’est de plus un technicien. À l’efficacité de ses gestes on devine qu’il démonterait aussi bien — et aussi vite — un V2 ou un char lourd.
Le zig en imper pose son imper, ce qui va m’obliger à le qualifier autrement jusqu’à ce que, du moins, il le remette. Il porte par en dessous un complet de tweed moucheté, dans les tons beiges.
D’un pas germanique, il prend le chemin de la cavouze, escorté du pilote. Elsa suit ses deux beaux Teutons.
— Venez ! me fait-elle en me cramponnant le bras.
Force m’est de leur filer le dur à tous les trois.
Nous longeons ce couloir qui n’est pas sans évoquer la Salpêtrière. Nous atteignons la porte de la « cellule ». Horreur ! Elle n’est pas fermée et il n’y a personne dans la cave. Un incident technique s’est produit, qui a freiné le retour à la terre des deux réputés astronautes. Ils sont restés placés sur leur orbite, les pauvres biquets ?
Illico le type-au-complet-de-tweed-moucheté-dans-les-tons-beiges-qui-portait-naguère-un-imperméable-blanc vocifère, ce qui en allemand, prend des dimensions tudesques.
Il sécrète deux litres de bile d’un seul coup et me les vaporise sous le nez.
Il m’a chopé par le colbak et me remue durement tandis que le pilote passe derrière moi et me fait une manche-retournée vietnamienne.
— Mais qu’est-ce qui leur arrive ! clamé-je.
Elsa, sourcils durement froncés, me lâche à bout portant :
— Vous les avez délivrés !
— Moi ! tonné-je. Elle est raide celle-là — et la fille sait que je ne mens pas — je ne vous ai pratiquement pas quittée ! Ma chérie, vous êtes bien la dernière à pouvoir m’accuser !
Elle est troublée. Elle récapitule les doux instants que nous venons de vivre…
— Pendant que j’étais dans la salle de bains…
— Pendant que vous étiez dans la salle de bains, ma douce amie, je vous attendais devant la porte pour vous prendre à nouveau dans mes bras. La preuve que j’étais derrière la porte ? Vous chantiez ! Et vous chantiez ceci…
Je fredonne approximativement la chanson. Ce détail semble la convaincre. Depuis un quart de minute, l’homme a. c. d. t. m. d. l. t. b. q. p. n. u. i. b[13] lance des « Was » exaspérés. Elsa traduit. Mais en édulcorant. Elle doit se porter garante car le pilote me lâche et l’homme… enfin celui qui a un complet comme vous savez, après avoir arboré un imperméable immaculé, cesse de me lézarder les tympans.
C’est d’une voix calmée comme la mer de la mère Butterfly qu’il parle à sa compagne.
— Comment ont-ils pu s’évader ? demande-telle.
J’ai l’inspiration géniale du demi-siècle.
— Ma douce amante, nous sommes bien obligés de reconnaître que notre attention s’est relâchée pendant un certain temps. Les autres ont dû en profiter pour revenir en douce… Là, oui, nous sommes coupables !
Ce pluriel ne lui paraît pas singulier et elle fait son mea culpa après m’avoir réclamé phonétiquement le contraire. Le pilote, lui, semble se désintéresser de la question et sort dans le couloir. L’homme moucheté examine les ferrures et hoche la tête mal convaincu. Elsa, avec sa psychologie féminine, blablate pour meubler. Elle n’a pas la conscience tranquille à partir d’au-dessus de la ceinture, cette douceur. Elle se dit que la bagatelle pendant les heures de service, c’est pas recommandé.
Moi, j’attends. L’atmosphère est plus lourde que les blagues d’un ancien combattant de 14–18 après un banquet. La carburation se fait mal. Je donnerais un gant de velours contre une main de fer pour me trouver à la terrasse du Marignan.
L’homme tweedé se relève, indécis. À cet instant, un appel retentit en provenance du couloir. C’est le pilote qui ameute la garde.
Il désigne une traînée sanglante sur le sol, devant la porte du réduit. Il tient une petite torche électrique à la main et éclaire la traînée pourpre. Émoi dans la volière. Elsa me demande si j’ai la clé de la nécropole. Je réponds que non. Ça n’est pas fait pour consterner le pilote. Avec son gabarit bulldozer géant, il se fout des portes fermées comme de sa première cicatrice. Un tout petit élan de rien du tout ! Un coup d’épaule ! Mais quel coup ! Et la lourde fait bonsoir-m’sieurs-dames en nous traitant de gonds.
Le faisceau de la lampe danse sur les trois cadavres étalés. Puis trois regards se tournent vers moi. J’essaie de faire bonne frite en m’efforçant de penser à l’histoire de l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’os, mais il est difficile de sourire lorsqu’on a douze mille fourmis rouges dans son slip et une poignée de clous de tapissier dans ses godasses. Je me dis que la situation s’est gâtée au point qu’on a envie de l’emmener chez le dentiste pour la faire arracher. Le pilote me vole dans les plumes. Je prends une tarte en pleines gencives. Les gingivites les plus récalcitrantes ne résisteraient pas devant une telle thérapeutique.
Je pars en arrière, ma tête heurte une pierre en saillie (c’est le jour des saillies décidément). Je vois dégringoler une somptueuse pluie d’étoiles, parmi lesquelles celle du berger.
Et puis je m’enferme dans ma chambre noire pour y développer ces rudes épreuves.