Comme je viens d’achever mon île flottante, je pense brusquement que le vieux Pinaud ne m’a pas rappelé ainsi que je lui avais demandé de le faire. Je décide donc de lui tubophoner moi-même personnellement en chair et en os, et tandis que Félicie, ma brave femme de mère, débarrasse la table, je compose le numéro du Fossile. C’est la voix geignarde de la mère Pinuche qui vient me chatouiller les trompes.
— Votre vieux bonhomme est-il là ? je demande après avoir décliné tour à tour mon nom et une invitation à dîner.
— Je l’attends, fait la douairière, il n’est pas encore rentré.
— Dès qu’il sera là, dites-lui qu’il m’appelle à mon domicile.
— Je n’y manquerai pas.
À l’instant où je raccroche, une petite toux catarrheuse se fait entendre et je voix radiner Pinuche. Il gravit le perron, essuie scientifiquement ses semelles au paillasson décoré de mes armoiries, et ôte son bada acharien pour saluer très bas M’man.
— Je viens pour qu’on cause, m’avertit-il, j’ai pas pu téléphoner car à la suite de notre visite, Fouassa a fait une crise d’asthme carabinée et j’ai dû l’emmener au pharmacien d’abord, et à son domicile ensuite.
Félicie s’inquiète :
— Vous n’avez pas dîné, monsieur Pinaud ?
Pinaud répond que non mais qu’il peut attendre, car il a un tout petit appétit. Ils sont tous comme ça dans sa famille, de père en fils. Ils ont l’estomac délicat. D’ailleurs son grand-père est mort d’un cancer à cet endroit, et si son père n’avait pas été terrassé par la grippe espagnole, il se serait fait lui aussi un devoir de périr de l’estomac.
Il finit néanmoins par accepter un reliquat de thon en salade, une portion de blanquette de veau, un morceau de gorgonzola et le reste de l’île flottante.
Tout en prenant des calories, il me parle de son client.
Pinuchet s’est livré à une enquête discrète à propos du bonhomme et ce qu’il a appris confirme l’impression que j’avais. Fouassa a mené une existence sans histoire. Fils d’hôtelier, il a pris la succession de son père au retour de son service militaire. Il s’est marié, est devenu veuf cinq ans plus tard sans avoir fait souche et a vécu une vingtaine d’années confiné dans son établissement, culbutant quelques filles d’étage lorsque la nature l’exigeait. Puis un jour il a vendu l’hôtel et s’est retiré en gardant comme gouvernante une caissière qu’il employait depuis plusieurs années, à toutes faims utiles.
— Tu la connais ? questionné-je.
Pinaud renverse une louche de crème vanille sur son beau complet ex-neuf, la consomme à la petite cuillère avec la résignation que vous savez, et hoche la tête.
— Je l’ai vue une fois. C’est une personne bien : la cinquantaine, pas mal, le genre sérieux.
— Tu as enquêté de son côté ?
— Rien à dire ni à redire. Son mari est mort en déportation. Elle a un grand fils qui est maître d’hôtel sur la Transat.
— Elle pieute avec l’asthmatique ?
— Probablement, mais ne soyons pas mauvaise langue !
Brave Pinuche ! L’innocence vieillie !
— Depuis plusieurs semaines tu es là-dessus, tu as bien dû te faire une opinion ?
— Je m’en suis fait plusieurs, déclare le Vénérable, ce qui équivaut à ne pas s’en faire du tout.
— Bien parlé, ô sage des sages !
— Au début, dit-il, j’ai cru que Fouassa était fou. Ensuite, je me suis dit qu’un de ses parents était mort en lui laissant une grosse fortune que, pour des raisons inconnues, on lui faisait parvenir par bribes…
Il s’arrête.
— Mais rien ne tient. C’est le mystère. San-Antonio. LE MYSTÈRE !
— Si nous rendions une petite visite à Fouassa ? suggéré-je.
— Quand ?
— Tout de suite. C’est presque un voisin. Vaucresson est à huit kilomètres d’ici.
— Pour quoi faire ?
— Pour renifler. Quand dans une enquête on ne possède aucun élément positif, on essaie de fonctionner à l’atmosphère, méthode Maigret, Pinuche. Tu bois un verre de bière en regardant le dargeot de la patronne du bistrot et tu piges tout. Voilà trente ans que Simenon nous explique ça.
— Eh bien, allons-y, soupire-t-il. Moi qui en arrive justement !
L’allée des Chevreuils est une voie résidentielle, bordée de coquettes propriétés.
— Voilà ! dit Pinuche. La maison normande, là, à droite.
Un mur bas, un portail de bois aux pentures de fer forgé, une pelouse au fond du jardin, une ravissante demeure dont la façade s’orne de poutres apparentes…
On sonne.
Une voix caverneuse retentit au bout d’un instant qui demande quoi t’est-ce. Je remarque alors la petite grille de cuivre d’un parlophone au-dessus de la sonnette.
— C’est M. Pinaud, bêle le superflu.
Un déclic ! La porte s’ouvre. Nous remontons une gentille allée semée de gravier rose qui crisse sous nos pas.
— Dis, il l’a vendue un bon prix son usine à dorme, le père Fouassa, murmuré-je. Jolie propriété !
La porte principale est ouverte et, dans le rectangle de lumière dorée, une silhouette massive nous attend. À mesure que nous en approchons, j’en délimite les contours et je finis par identifier une femme. Solide gaillarde ! Bâtie comme un grenadier, presque aussi moustachue, avec du poil aux jambes et l’air de ne pas tolérer qu’on se mouche dans ses rideaux.
— C’est la darne que je t’ai causé, annonce Pinuche. Voilà le commissaire San-Antonio, madame !
Ces présentations sommaires accomplies, la matrone me propose une main grande comme le rond-point des Champs-Élysées. J’y laisse choir la mienne avec appréhension, et j’ai raison d’appréhender car la digne ogresse me la broie. C’est le genre de personnes qu’on ne peut saluer qu’accompagné de son rebouteux. Je me masse subrepticement phalanges et phalangettes et nous pénétrons dans un living à l’ameublement plutôt rococo.
— Vous avez du nouveau ? s’inquiète l’ogresse.
— Pas z’encore, s’excuse Pinuchet. Mon ami le commissaire San-Antonio avait besoin de certaines précisions. M. Fouassa est là ?
— Il est au lit.
— Ça ne va toujours pas depuis tout à l’heure ?
— Un peu mieux, ses pulvérisations l’ont soulagé, mais quand il prend une crise il en a bien pour la journée, le pauvre. Je vais le prévenir de votre visite…
D’un geste autoritaire, elle nous désigne les sièges disponibles puis s’éclipse. Au lieu de m’asseoir je fais le tour de la pièce.
Elle est aussi morne et conventionnelle que Fouassa lui-même. C’est bien le logis d’un médiocre rentier. Je conçois que cette histoire d’argent mystérieux doit perturber l’existence de ce cher homme.
— C’est sa gouvernante ? demandé-je en montrant d’un geste vague la porte par laquelle vient de disparaître l’ogresse.
— Oui. Pas mal, hein ?
— Un peu fluette pour être une cathédrale, mais trop massive pour être une tour, décrété-je.
Pinuche hausse ses robustes épaules de cigogne frileuse.
— Tu n’as pas changé, murmure la chère relique, avec toi, si les personnes du beau sexe ne ressemblent pas à des couvertures de magazines, tu te gausses d’elles impitoyablement.
La télé fonctionne, mais à notre coup de sonnette, l’ogresse a dû baisser le son. C’est à peine si on perçoit un murmure.
Je tourne le bouton affecté à l’intensité sonore. Grâce à ce minuscule geste, la voix chaude de l’Élysée-Montmartre retentit. Sur un ring, deux gros messieurs bedonnants se font des clés d’ut et se balancent des manchettes tandis qu’un public discret les traite de fumiers et invite l’arbitre à se rendre d’urgence aux toilettes. Quelques agrumes passés pleuvent sur les antagonistes.
Le plus gros prend le nombril de l’autre dans ses dents pour le dévisser, mais ledit autre se tire de ce mauvais pas en martelant la calvitie de son adversaire à coups de talons. Les deux hommes se redressent. On dirait deux gorilles déguisés en catcheurs. Ils ont des physionomies susceptibles de provoquer des accouchements prématurés et de guérir le hoquet.
— On a nous aussi la télé, m’apprend Pinaud, mais depuis quelques jours elle est détraquée. Paraîtrait que c’est le tube catholique qui flanche…
Je remarque que deux fauteuils font face au téléviseur. Sur l’accoudoir de l’un d’eux se trouve un cendrier dans lequel fume une cigarette. L’ogresse se rinçait l’œil devant le petit écran. Les catcheurs, ça doit l’exciter. Je l’imagine très bien en catcheuse, d’ailleurs. Les doubles Nelson, les ciseaux, les écartèlements, les manchettes, les coups de pied à la lune, c’est son fief à cette dame. Elle a le bras musclé et le bassin aquitain. Quand, au cours d’un pique-nique, elle s’assied sur un journal, c’est la lune sur cinq colonnes !
Je commence à me gondoler tout seulâbre. Ça me prend parfois. Je me raconte des histoires que je ne connais pas et me voilà parti dans la marrade. Mais mon amusement est stoppé par l’arrivée d’un train. Un très court instant j’ai l’impression de me trouver à un passage à niveau. Je me jette en arrière et Fouassa fait son entrée. Sa crise d’asthme est loin de l’avoir quitté. Il marche, courbé en deux, en se comprimant la poitrine. Sa respiration fonctionne à toute vibure. À ce rythme-là, son palpitant va couler une bielle. Il nous salue d’un mouvement de tronche et s’abat dans un fauteuil. Puis il prend dans la poche de sa robe de chambre un petit flacon dont le bouchon s’agrémente d’une poire en caoutchouc et il se file un coup de vaporisateur dans le tuyau d’échappement. Peu à peu, son souffle se fait moins violent.
— C’est l’escalier, bredouille-t-il.
— Il ne fallait pas vous déranger, dis-je apitoyé. Nous aurions pu monter jusqu’à votre chambre.
Il nous sourit, esquisse un geste vague.
— Un de ces jours j’y resterai, prophétise Fouassa. Vous vouliez me parler ?
— J’aimerais jeter un coup d’œil aux autres billets, dis-je. Est-ce possible ?
— Bien sûr.
— Vous ne les avez donc pas déposés dans votre coffre à la banque ? m’étonné-je. Ce n’est pas très prudent de conserver à votre domicile une somme pareille en liquide.
— J’ai un coffre à la maison. Et puis, je m’attends à tout moment à ce qu’on vienne me réclamer cet argent.
Il prend une profonde inspiration et crie :
— Madame Renard !
Ça fait partie de la dignité de son personnage. Il s’embourbe la moustache et doit même lui demander des trucs pleins d’invention, seulement quand y a du monde at home il l’appelle Mme Renard gros comme le bras… de Mme Renard.
— Vous allez prendre quelque chose, propose aimablement Fouassa. Vous avez dîné ? Alors une petite fine champagne. Tenez, si vous voulez bien faire le service, cher monsieur Pinaud…
Il regarde en direction de la porte et appelle de nouveau, mais sur un ton chantant :
— Madame Renard !
Miss Système Pileux s’abstient de répondre. Fait-elle la gueule ou a-t-elle brusquement les ruches constipées ? Je ne sais.
— Mais qu’est-ce qu’elle fabrique ? gémit Fouassa. Elle ne voulait pas que je descende et…
Il baisse la voix :
— C’est une bonne personne, mais elle a un caractère difficile.
Comme la moustache ne radine pas, je m’avance jusqu’au vestibule et je clame fortement :
— Madame Renard !
Seul, un courant d’air me répond car la porte donnant sur le jardin est grande ouverte. Je m’avance sur le perron. Je réitère l’appel. Pourquoi, soudain, suis-je étreint par une confuse angoisse ? Pourquoi ai-je le battant qui ralentit, les oreilles qui chauffent et la pomme d’Adam qui change de sexe ? Prémonition ? Sixième sens ?
Je m’avance. Je mate les azimuts, avec l’œil d’un Belzébuth bourré de bismuth et jouant du luth[3]. Et qu’aperçois-je, gisant au milieu de l’allée ? L’ogresse. Je cours à elle. Oh ! la pauvre madame ! C’est pas demain qu’elle va faire la soupe du père Fouassa, ni après-demain, ni l’après-demain d’après-demain, ni jamais !
Elle est morte. Son corps baigne dans une mare de sang[4].
Deux regards me renseignent. Elle a été assommée, puis égorgée. Les instruments du crime sont là qui en témoignent. Une bêche et un couteau. L’agresseur devait être tapi dans l’ombre, la bêche à la main. Quand elle s’est amenée, il lui en a collé un coup sur la noix. La dame Renard est allée aux pâquerettes, estourbie. Lui trancher la gargante avec le couteau n’a plus été alors qu’un jeu d’enfant turbulent !
Je pose la main sur sa poitrine : aucun doute ne subsiste, elle a touché son auréole et ses petites ailes adaptables. C’est du tout récent, car le raisin continue de glouglouter par la plaie béante. Je fonce vers la sortie. La porte donnant sur la rue est ouverte. Dans sa précipitation, l’assassin a négligé de la fermer. Je reviens vers la morte. Le vent léger de la nuit souffle des morceaux de papier dans les environs. À la clarté lunaire, je constate que lesdits papiers sont en fait des billets de dix mille balles. Il y en a une dizaine au moins qui volettent sur la pelouse comme des papiers gras dans les bois de Meudon un dimanche après-midi.
Je retourne au living. À la télé, le match de catch s’achève par la victoire du gros méchant chauve qui se fait conspuer par la salle. Fouassa et Pinuchet considèrent l’écran avec intérêt. Le Fossile explique qu’il fut champion de lutte gréco-romaine jadis, dans la catégorie mauviette.
— Elle ne répond pas ? demande Fouassa en me voyant entrer seul.
— Non, monsieur Fouassa. Elle a une bonne raison pour ça : elle est morte !
À peine ai-je lâché cette déclaration que je la regrette. Je suis vachard quand je m’y mets. Le pauvre rentier commence à baver son damier à ventouse de trente-deux pièces sur son plastron, puis il bleuit, violit et tombe à genoux sur le plancher en se cramponnant les cerceaux à deux mains. Il suffoque. Il rue, en proie à une brutale crise d’étouffement.
— Qu’est-ce t’as fait là, malheureux ! glapit Pinaud. Dire des choses pareilles à un homme dans son état !
Il tapote les menottes du petit pote, giflote ses joues pâlottes tout en disant :
— Voyons, monsieur Fouassa, c’est pas vrai. Poisson d’avril ! Poisson d’avril !
— Va le voir, il est dans le jardin, ton poisson d’avril, rouscaillé-je. Et en fait de poisson, ce serait plutôt un cachalot !
Pinaud douta, Pinaud sortit et Pinaud crut.
Il revient en arborant un teint vert amande, que dis-je : vert amende !
— Mais qu’est-ce qui lui est arrivé, à cette pauvre personne !
— Je doute que ce soit une arête de poisson on un tramway qui lui ait fait ça. Faut aviser… Occupe-toi de ton client.
Je pars à la recherche du téléphone et je le trouve. Épinglée au mur, au-dessus de l’appareil, il y a la liste des amis et fournisseurs attitrés de Fouassa avec leur numéro de bigophone. Je lis « Docteur Linfecté » et je compose. C’est le toubib soi-même en personne nommément en chair et en os qui me répond. Je lui dis de radiner vite fait chez Fouassa, ensuite de quoi je préviens le commissariat de Vaucresson qu’il y a eu du grabuge chez l’un de ses administrés.
La conscience apaisée, je retourne au living. C’est pour y découvrir un Fouassa qui reprend ses esprits. Sa locomotive a redémarré vaille que vaille et n’arrive pas à s’échapper de ses pauvres poumons.
— Qu’avez-vous dit ? Qu’avez-vous dit ? balbutie-t-il en pleurant. Madeleine, ma petite Madeleine, n’est pas morte. Mon biscuit adoré…
Sa Madeleine ! Son biscuit ! Un biscuit brun, oui ! Il a été pâtissier dans une vie antérieure, l’asthmatique !
— Calmez-vous ! Respirez posément, le docteur va venir.
— Où est-elle ? Je veux la voir… Que lui est-il arrivé ? Est-ce bien vrai ?
Devant cet afflux de questions, je me sens débordé. Pour cacher ma gêne je chope son vaporisateur et je lui dis d’ouvrir la bouche, ce qui est paradoxalement le meilleur moyen de la lui boucler ! Il a droit à un sulfatage en règle de son tout-à-l’égout. Le voilà qui se remet à respirer correctement. Pendant ce temps, à la téloche, une dame explique la vie de Montaigne et je ne regrette qu’une chose, c’est que Montaigne ne soit pas là pour l’écouter et se fendre le pébroque.
Pinuche, qui a rencontré sur sa route la bouteille de fine champagne précédemment signalée par Fouassa, a un entretien confidentiel avec elle. Il lui fait part de son émotion et la boutanche lui déverse des paroles de réconfort.
— Ça va mieux ? demandé-je au rentier.
— Un peu, merci. Dites, je vous en supplie, racontez-moi ce qui s’est passé.
— Je serais bien en peine de le faire pour l’instant. Lorsque nous sommes arrivés, vous étiez dans votre chambre au premier étage, n’est-ce pas ?
— Oui, je somnolais. Madeleine, enfin, Mme Renard est venue m’annoncer votre visite. Pendant que je passais ma robe de chambre, elle est redescendue. Je croyais la retrouver dans cette pièce. Ne la voyant pas, j’en ai inconsciemment déduit qu’elle était allée se donner un coup de peigne. Elle a eu une attaque ?
— Une attaque, oui. Mais pas cardiaque. Un mystérieux agresseur l’a assassinée.
Il pousse un gémissement tel qu’une scie musicale n’en émit jamais de semblable.
— Assassinée ! Quelle horreur ! Une digne femme qui n’aurait pas fait de mal à une mouche !
In petto, je me dis qu’elle avait peut-être en effet le respect des mouches, la pauvre ogresse, mais à mon avis elle ne devait pas avoir celui des bonshommes qu’elle dorlotait. M’est avis en outre que j’ai eu le naze creux en venant faire un tour à Vaucresson ce soir. Et m’est avis toujours que l’affaire Fouassa est beaucoup plus compliquée encore que je ne l’imaginais.
Pinaud murmure :
— As-tu remarqué, San-A., que la pelouse est jonchée de billets de banque ?
— De billets de banque ? s’étonne le pauvre Fouassa.
— Où est le coffre dans lequel vous entreposiez les millions ? questionné-je.
— Au premier, dans mon bureau.
Je quitte le living sans mot dire et je grimpe à l’étage supérieur. Une rapide investigation me fait découvrir la chambre de Fouassa, celle de feu sa gouvernante (les deux ne sont séparées que par une salle de bains) et enfin le bureau du rentier asthmatique. Un coffre-fort s’y trouve en effet, mais sa lourde porte est aussi béante que la bouche d’un monsieur qu’on opère des amygdales. Les rayons du meuble blindé sont vides. Un bif de dix raides traîne par terre… Perplexe, San-Antonio s’assied sur le coin du bureau et fait ce que font tous les miroirs normalement constitués : il réfléchit[5]. Il cherche à comprendre, San-A., c’est normal, non ? Il se dit que la mère Renard ne devait pas avoir la blancheur « Machin ». Il se dit encore un tas d’autres choses édifiantes et redescend.
Le père Fouassa a voulu aller auprès du corps de sa bien-aimée et il chiale tant que ça peut, au point que les clébards du quartier, compatissants, hurlent à la lune.
— Ma Madeleine ! Ma Madeleine ! asthmatique-t-il.
En attendant, c’est lui qui chiale comme une Madeleine ! Il pétrit le corps tant aimé dans ses mains tremblantes et son souffle se remet à débloquer. On a toutes les peines du monde, Pinuche et Bibi, à l’arracher de sa nana. Tandis que Lapinaud-des-champs l’entraîne vers the house, je me penche sur la dame et je lui regarde la bouche. Puis je frotte le coin de mon mouchoir sur ses lèvres, et je constate que son rouge ne tient pas, comme la plupart des rouges à lèvres d’ailleurs. Je bombe jusqu’au living et je m’empare de la cigarette posée sur le cendrier. Aucune trace ! Alors là, les gars, c’est de l’indice ou je ne m’y connais pas, hein ? Vous mordez le topo ? Non ? C’est donc que vous avez comme je m’en gaffais une diarrhée de lapin à la place du cerveau. Gambergez un chouïa, que diable ! Ou alors faites cadeau de vos cellules grises à des abeilles, elles y déposeront leur miel ! Suivez ma démonstration, et fermez la bouche, ça crée des courants d’air ! Puisque cette cigarette n’est pas maculée de rouge à lèvres, c’est que ça n’est pas Madeleine-la-moustachue qui la fumait. Ça ne pouvait pas non plus être le père Fouassa, auquel son asthme interdit ce genre de sport, hmm ? Conclusion : il y avait une troisième personne dans l’hacienda.
Vous êtes cloués, hein ! Attendez, la démonstration du magnifique San-A. n’est pas terminée, j’ai encore trente mètres sur le porte-bagages, mes fils. Je vais essayer d’imaginer la scène. Avant que nous n’actionnions la sonnette du père Fouassa la situation se présente de la manière suivante : papa Fouassa est au plumard, en pleine crise. En bas, sa souris regarde du catch à la télé en compagnie d’un monsieur que nous appellerons « X » pour la commodité du transport. Cet « X » est en train de traficoter quelque chose avec la dame. Et ce quelque chose, je suis prêt à vous parier une nuit de noces à Prague contre réouverture d’un compte chèque postal que c’est le kidnapping des quatorze brisques. Nous arrivons. Le copain de Mme Renard se prend par la main et va se planquer. La vioque nous accueille, nous introduit et dit qu’elle va prévenir le chpountz. Elle va le prévenir. Mais elle prévient aussi son ami « X ». Vous mordez toujours, mes petits constipés du bulbe ? Je peux continuer ? Vous êtes sûr de ne pas vous faire une hernie à la cervelle ? Vu ! Notre venue tardive affole le complice. Il se dit que c’est le moment de griffer le pognon, car icelui risque fort de lui passer devant le nose en lui envoyant des baisers. Il le dit à la mère Renard qui monte ouvrir le coffiot et s’empare de l’artiche chaud. Seulement, une fois dans le jardin, y a turbin maison entre les deux personnages. « X » chope une bêche plantée à promiscuité et casse la soupière de sa bien-aimée. Elle n’est pas cannée. Il la finit au cure-dent parce que ça urge, ramasse les talbins en hâte et s’esbigne. Fin du chapitre premier. Ça se tient aussi bien que la poitrine de Marilyn Monroe, non ?
— Dites voir, monsieur Fouassa, votre… dame de compagnie, entre autres combinaisons, possédait aussi celle de votre coffre, je suppose ?
— Je n’avais rien de caché pour Mme Renard. C’était une femme de grand mérite…
Il sursaute.
— L’argent ! fait-il. Voudriez-vous dire…
— Oui, il s’est envolé et la porte de votre coffre bâille comme l’auditoire d’un conférencier parlant de la lutte contre l’alcool. Maintenant je voudrais vous poser une autre question : Mme Renard recevait-elle parfois des visites ?
— Oui, de temps à autre son fils venait la voir…
Je file à Pinuche mon regard 69 bis, celui que je n’utilise que dans les circonstances graves.
— Était-il là ce soir ?
— Non, il est venu la semaine passée. En ce moment il navigue sur le France.
— Personne d’autre ne visitait votre… heu… gouvernante ?
— Absolument personne.
— Ce soir vous n’avez eu aucune visite ?
— Non, monsieur le commissaire, aucune.
L’arrivée du médecin met fin à l’entretien. Le pauvre toubib est entré sans sonner et il a buté dans le cadavre de Mme Renard. Il fait un foin du tonnerre. Je le rejoins et le mets au courant de la situation.
— Vous ne pouvez plus grand-chose pour cette dame, occupez-vous plutôt de Fouassa, conseillé-je.
Mes collègues du commissariat s’annoncent aussi. Je me farcis une seconde narration. C’est bientôt le branle-bas (comme disait un cul-de-jatte) dans la volière. J’en profite pour m’isoler avec le révérend Pinaud et pour faire le point. Il écoute gravement ma théorie, mais au lieu d’opiner (bien que ça ne soit plus de son âge) il hoche sa tête en coin de rue incendiée.
— Écoute, San-A., y a sûrement du vrai dans tes suppositions… mais…
De l’ongle il expulse un peu d’écaille qui s’est formée au coin de ses yeux, arrache un rien de jaune d’œuf bloqué dans sa moustache et continue :
— Dans l’hypothèse d’un visiteur, il serait venu comment ? Il n’y avait aucune voiture stationnée dans la rue lorsque nous sommes arrivés. Et la gare est loin d’ici…
Je me renfrogne. Il a raison. Un visiteur clandestin, car n’oublions pas que « X » se trouvait ici clandestinement, possédait fatalement un moyen de locomotion… À moins… À moins qu’il n’habite tout près !
Je le dis au Gâteux. Là encore je n’obtiens pas sa pleine approbation.
— Y a tout de même une chose qui me chiffonne, fait-il.
— Raconte !
— Tu causes d’un visiteur clandestin. Clandestin parce que Fouassa ignorait sa présence chez lui, d’accord ?
— Oui, et après ?
— Tu te vois, toi, rendant visite à une dame, en cachette du patron de la dame, et t’installant devant un poste de télévision, la cigarette au bec, tandis que le patron qu’on cause est juste dans la pièce au-dessus ?
Il a raison, Pinuchkoff, c’est invraisemblable. Je suis une crêpe dédaignée par Suzette pour ne pas avoir pensé cela tout seul. J’étais tellement excité par ma trouvaille à propos de la cigarette et du rouge à lèvres !
L’Imperturbable à son tour se livre à une démonstration confondante de logique.
— De trois choses l’une, décrète-t-il. Ou la dame fumait et c’est seulement à notre coup de sonnette qu’elle s’est mis du rouge à lèvres. Ou Fouassa fumait. Ou il y avait bien un visiteur, seulement ce visiteur n’était pas clandestin du tout.
— Magnifique vieillard ! Tu aurais le premier prix de résumé dans un concours.
Il se rengorge :
— Nous allons vérifier chacun de ces trois points, comme disait un franc-maçon de mes amis.
Je fouille l’unique poche de la morte. Elle ne contient qu’un mouchoir qui s’y tient bien tranquille car il est de batiste. Ensuite, je fouille le rez-de-chaussée à la recherche d’un tube de rouge à lèvres mais je n’en trouve pas. Or, Mme Renard n’a pas eu le temps de monter se farder entre le moment où nous avons sonné et celui où elle nous est apparue dans toute sa splendeur et dans l’encadrement de la porte. Nous devons donc nous rabattre sur les deux autres hypothèses. Je biche le toubib par une aile au moment où il vient, de faire une piqûre à Fouassa.
— Dites-moi, docteur, M. Fouassa fume-t-il ?
— Vous plaisantez ! Dans cet état !
Cette exclamation me suffit.
— Merci, docteur, c’est tout ce que je voulais savoir.
Je me rends au chevet de Fouassa qu’on a recouché et qui pleure doucement sur son oreiller, abruti par la piqûre et les événements. Je m’assieds sans façon sur son lit.
— Monsieur Fouassa, il y avait quelqu’un chez vous au moment où nous sommes arrivés, Pinaud et moi. Ce quelqu’un ne cherchait pas à se cacher de vous puisqu’il fumait et regardait la télévision dans la pièce du dessous. Je vous prie de me révéler immédiatement son identité !
Je me suis exprimé avec courtoisie, mais d’un ton net. Je serais dans la peau du bonhomme, je n’aurais pas envie de biaiser bien que je sois spécialiste. Il me regarde avec une candeur éplorée.
— Je vous assure, monsieur le commissaire, qu’il n’y avait personne. Je somnolais. J’entendais la télévision… Non, personne, je puis le jurer !
— J’espère que vous dites la vérité. N’oubliez pas qu’il s’agit d’un meurtre.
Je le quitte pour rejoindre les gars de l’Identité judiciaire qui viennent d’investir la cabane. Je leur recommande de soigner particulièrement les empreintes avoisinant le poste de télé et je me carapate, flanqué du Révérend. Je n’aime pas enquêter en présence de mes collègues. Ces trucs-là, c’est comme l’amour ça se fait seul ou entre amis.