— Tu roules trop vite, affirme Pinaud. C’est pas que je craigne la vitesse, mais je me dis qu’il y a rien de plus bête dans la vie qu’un pneu éclaté.
Pour calmer ses angoisses, j’appuie un peu plus sur le champignon, icelui commence à devenir vénéneux car l’aiguille du compteur avoisine le cent septante (c’est un compteur suisse). Du coup, l’Anxieux se raidit comme une forme à chaussure dans l’exercice de ses fonctions. Il attache la partie supérieure de son râtelier à la partie inférieure pour s’empêcher de claquer des chailles.
En moins de temps qu’il n’en faut à un confiseur pour pondre un œuf de Pâques nous sommes à Vaucresson, devant la gente demeure du pauvre Fouassa.
The lourde is open et un monstrueux saint-bernard est en train de compisser un massif d’anakarina à fleurs intermittentes. L’animal me fait tiquer. Rien ne ressemble plus à un saint-bernard qu’un autre saint-bernard, à condition qu’on ne l’ait pas peint au minium, pourtant je crois reconnaître celui de Bérurier.
Je fais « mff mff » au dog et le bestiau s’approche d’un air maussade. Il hume nos bas de pantalon et choisit celui de la Guenille pour achever de se soulager. C’est pas au collier qu’on reconnaît le toutou à Béru, c’est à sa vessie. Il doit avoir une citerne à mazout (d’autres ont un poil à leur zoute) à la place des rognons.
Nous remontons l’allée cavalièrement tous les trois. Moi en fredonnant, Pinuche en protestant, et le saint-bernard sur trois pattes car il réussit l’exploit peu commun d’arroser en marchant.
Nous entrons sans frapper. À quoi cela servirait-il, grand Dieu ! Le tohu est bohu à ne plus en pouvoir. La voix de Bérurier emplit de son noble fracas toute la demeure. Elle accapare les ondes, mobilise les échos, martyrise les tympans, fait exploser les sonotones et tressaillir les sourds, fêle les vitres et libère les chasses d’eau dans les ouatères.
Je me bouche les oreilles pour mieux entendre, car, sans filtre, ce tonnerre paroxysmique est inaudible, incolore, sans saveur et invisible à l’œil nu.
— Je te promets que tu vas l’ouvrir grand comme les arènes de Nîmes, mon pote ! Je voudrais que tu susses une chose ; quand l’inspecteur principal Alexandre-Benoît Bérurier se dérange, c’est pas pour compter combien qu’y a de grammes de pommes de terre dans un kilo de patates, t’entends, derrière de rat ? À l’heure que je te cause je devrais z’être au lit à soigner mon anémie. Tel que tu me contemples, j’ai les globules rouges qui battent de l’aile, pourtant y m’en reste assez suffisamment pour t’arracher la pomme d’Adam et te la faire bouffer sans sucre. Me fisse-je bien comprendre ?
— Ne me molestez pas, supplie la voix évanescente du père Fouassa.
— T’as des varices que t’as peur pour tes mollets ? rigole le Gros.
Je file un regard scrutateur à Pinaud. Sa stupeur n’a d’égale que la mienne. Par quel miracle le Gros Béru que j’ai laissé quelques heures auparavant à loilpé dans son lit se trouve-t-il ici ?
Fouassa bégaie :
— Si vous me touchez, je porterai plainte ! Je suis malade !
— Si je te touche, t’auras plus la force de porter quoi que ça soye, même pas une plainte, hé ! concombre ! Je peux déjà t’annoncer que ta dernière molaire va faire naufrage ! Et tes étiquettes, pour les recoller faudra une drôle de Seccotine, je te le dis. Quant à ce qui concerne ton renifleur, c’est pas la chirurgie hystérique qui pourra y redonner de l’apparence. Tu veux que je te dise à quoi qu’il ressemblera ? Tu le veux ? À une tomate mûre que moi, Bérurier, ie me serais z’assis dessus. Textuel !
Pinaud me tire par le bras, mais je lui fais signe de la boucler. Mon usine à distiller Bergson fonctionne comme une aciérie en temps de guerre. Je continue à me poser des questions à propos de la conduite de Bérurier et je continue à ne pas leur trouver de réponses.
Je connais bien mon Gros Béru. S’il fait ce numéro de terreur, c’est qu’il a découvert brusquement quelque chose d’important à propos de Fouassa. Quoi ? That is the question, comme disent les Espagnols quand ils parlent couramment l’allemand. La suite nous l’indiquera peut-être. En attendant, le mieux est de ne pas se manifester. Le saint-bernard arrose toujours le futal impec de Pinuche. Ça fait déjà deux minutes trente que ça dure. Mon aimable ami a beau danser d’un pied sur l’autre, il n’arrive pas à se soustraire au jet impétueux de l’animal.
Le duo Béru-Fouassa continue. On se croirait à l’opéra de Chicago.
— Mais je n’ai rien fait, larmoie de plus belle le rentier.
— D’ac, t’as rien fait, concède brusquement le Gravos. Alors je vais aller dire à mes supérieurs rachitiques ce que t’as pas fait. Et je leur fournirai la preuve de ce que t’as pas fait, vieille noisette creuse !
— Mais, mais, bêle Fouassa.
— Laisse ta mémé tranquille, brame Béru[9]. Et essaie plutôt de piger ce qui se passe, mon pote !
Sa Majesté le Monstrueux prend son temps, son souffle et son courage à deux mains. Puis il baisse la voix pour susurrer, si bas que je n’ai plus besoin de me boucher les oreilles pour entendre :
— C’te nuit, Pépère, je suis venu avec le commissaire San-Antonio et Pinaud. Ils m’avaient laissé dans la bagnole dehors. Mais moi, j’ai pas le genre sédimentaire : faut que je remue. Pour me dégourdir les cannes j’ai marché en bordure de la grille. Et j’ai tout vu, t’entends, Espoir-de-bourreau ? TOUT !!!
Re-silence. Je n’ai pas besoin d’assister à la scène pour voir la frime de Fouassa. À l’oreille je me l’imagine. Y a confusion des sens parfois. L’ouïe sert à voir, le nez à entendre, la vue à goûter, les doigts à sentir et les muqueuses à tâter.
Pinuche approche sa moustache en poils de noix de coco de mon éventail à libellule et chuchote :
— Quel jeu joue-t-il ?
— Faut voir ! coupé-je.
C’est Fouassa qui raccroche les wagons en premier :
— Mais, qu’est-ce que vous avez vu ?
— Des choses qui passionneraient mes supérieurs que je te dis, crème d’anchois tournée !
J’entends un claquement suivi très immédiatement d’un cri. Si mon esprit de déduction fonctionne un peu mieux que la robinetterie d’un hôtel de passe, doit s’agir d’une mandale du Gros.
Encore un silence.
Et puis, la voix brisée de Fouassa :
— Mais qu’est-ce que vous attendez de moi ?
— Un morceau de gâteau, répond Bérurier.
J’en ai les trompes d’Eustache qui se mettent en berne.
— Comment voulez-vous…
— C’est pas comment qu’il faut dire, c’est « combien », mon pote.
La voix de l’Énorme a pris des inflexions canailles :
— Selon moi, mon silence vaut du blé, comprends, mec : si je me rappelle que je suis flic tu passes à la casserole, si je l’oublie tu te la coules douce. Ça mérite une botte, non ? Allons, aboule un paquet de pognon et on se quitte à l’amiable.
— C’est du chantage, balbutie Fouassa.
Une seconde giroflée à cinq feuilles lui fait éternuer une plainte.
— Soye poli, enjoint Béru. Alors tu carmes ? J’ai une femme à nourrir, moi, m’sieur Fouassa, et un chien, et puis une bonne ; sans parler de mes globules qu’ont besoin d’une révision complète. Et les médicaments, dis, Gérald, ça coûte chérot. Les pharmagos passent leur vie à décoller les étiquettes des prix pour en mettre des plus salées. Au jour d’aujourd’hui, si t’as le malheur de t’éloigner de l’aspirine, t’as le budget qui tombe en chute libre.
« Alors, tu annonces combien ?
— Un million ? propose Fouassa.
— Je te demande pas de quoi acheter des cigarettes ! Si tu veux pas causer sérieusement on va s’esprimer par gestes !
— Trois ?
— Disons cinq briques et topons là !
— C’est beaucoup !
— Pour ta pauv’peau, oui. Mais du moment que t’as que celle-là et que tu y tiens… Alors, O.K., tu me lâches l’auber ?
— Puisqu’il le faut. Mais qui me prouve que vous ne reviendrez pas à la charge ? Qui me prouve que vous vous tairez ?
J’attends des protestations de mon collaborateur félon, mais je n’obtiens qu’un énorme — que dis-je : un hénaurme — éclat de rire qui laisse l’autre baba.
— Pauvre cloche, gronde Bérurier, tu as cru à mes salades ? J’ai l’air de becter de ce pain-là, dis ?
— Mais, mais, recommence à bredouiller le rentier.
— C’était un piège, déclare le fin Béru. J’étais pas là, c’te noye et j’ai donc rien vu. Mais je voulais obtenir un naveu.
— Je n’ai rien avoué du tout ! proteste Fouassa, affolé.
— Non, mais tu étais prêt à me cracher cinquante mille éneffs pour me faire taire.
— C’est faux !
— Proteste pas. Tu vois cette valise que j’ai sous le bras ? Y a un mégalophone dedans. J’ai enregistré tout not’ bavardage et t’es plus marron que cent vingt kilos de marrons !
Rire de Béru, suivi d’un cri de douleur du même Bérurier. Il est temps d’intervenir. Nous fonçons. Pinaud, le sahara-bernard et moi-même jusqu’au livinge. C’est pour y découvrir Bérurier affalé sur la moquette avec une plaie à la tête. Devant lui, le père Fouassa lève pour la seconde fois l’énorme paire de pincettes de fonte qu’il a cueillie contre la grille de la cheminée.
— Posez votre pince à sucre, Fouassa ! hurlé-je en le braquant avec mon instrument de travail.
Il a un cri de surprise effrayée et laisse retomber son bras.
L’instant est aussi capital que Paris, Rome, Londres, Madrid, Moscou, Washington, Bucarest, Athènes, Berne, Mexico, Canberra et Varsovie, c’est vous dire. Nous avons devant nous un père Fouassa qui ne ressemble plus du tout à l’aimable petit rentier frileux qui débarqua la veille dans mon bureau. Un rictus déforme son visage. Son regard lance des éclairs qui ne sont ni à la vanille ni au chocolat.
Mon Béru dont la théière est barbouillée de raisin se relève en se massant le cigare. Il fait catastrophe ferroviaire à grand rendement. Le mufle fouisseur, l’œil en bouchon de champagne, il fonce sur Fouassa, le débarrasse de sa paire de pincettes et se met à lui balanstiquer la rouste des grandes occases. Primo, le bourre-pif moldave avec extension du cartilage de conjugaison, deuxio la patate Parmentier, troisio le coup de boule caucasien avec moderato cantabile. Fouassa devient très rapidement une loque. Il achève par-un triple saut périlleux en arrière, sans appui, qui le propage à travers la pièce. Le rentier finit dans la cheminée. K.-O., comme un apprenti boxeur qui recevrait une locomotive dans la boîte à ragoût.
Je colmate le Gros. Il a des brèches dans la coquille. Pinuche les étanche avec un mouchoir qui servirait de pavillon noir à un bâtiment hébergeant une épidémie de peste.
— Par quel surprenant hasard te trouves-tu céans, Gros Homme ? m’enquiers-je lorsque notre bon Seigneur Béru est réparé.
— Par l’hasard que toi, espèce d’espèce de ce que j’ose pas te traiter, tu m’as brouillé avec ma Berthe, rétorque-t-il.
— Je t’ai brouillé avec ton aimable cétacé à moustaches ?
— Faitement ! Tes vannes au sujet d’à propos de la souris dont tu as causé devant mon épouse, eh bien Berthe les a morflées argent content. J’ai z’eu beau lui jurer que tu charriais, elle a pas voulu me croire et elle m’a chassé de chez nous. En plein régime ! Tu te rends compte ? J’étais alité, j’ai eu beau parier, elle a rien voulu z’entendre. Elle m’a fait ma valoche, et elle m’a collé sur le palier avec mon sahara-bernard.
Comme preuve de ses dires, il ouvre sa valise qui était censée contenir un mégalophone et en extirpe : trois chaussettes trouées, deux calbars sans manches, un tricot de corps à grille, une chemise-noire-qui-fut-blanche, une chemise blanche-qui-fut-bleue, deux semelles de pantoufle, un manche de brosse à dents, un rasoir à manche sans manche, un blaireau sans poils, un disque 78 tours plié en quatre et recelant La Marseillaise, paroles et musique de Rouget de Lisle, une feuille d’impôt de couleur rose, la photographie du père de Béru (Céleste Anatole de ses prénoms), un plan de Suresnes, un numéro de La Petite Illustration datant de 1919 et consacré au général Franchet d’Esperey, un mètre de charpentier auquel manquent vingt centimètres, l’horaire des trains de la ligne Lyon-Saint-Genix-sur-Guiers (ligne retirée de la circulation depuis une quinzaine d’années), un tube de mayonnaise vide, un soulier jaune, une cravate de smoking, le catalogue de la Manufacture Française d’Armes et Cycles de Saint-Étienne (vainqueur de la coupe de France 62), une recette de bœuf en daube, une corne à chaussures en Celluloïd véritable, un gant de boxe (main gauche), un thermomètre cassé, une pompe à bicyclette, un crayon-bille vide, un couteau Opinel ébréché, quatre molaires dans une boîte d’allumettes ; une boîte de sardines entamée, une extrémité de cervelas truffé, le portrait en couleur de Monseigneur Feltin, un autre du clown Pipo, un recueil des bonnes histoires de Roger Nicolas, une chanson d’Harold Nicholas, une bouteille de vin Nicolas, la page 1008 du Bottin, une clé à molette, une serviette nids-d’abeille (pleine de miel), un chapeau de gendarme confectionné avec le numéro du 30 février dernier du Parisien Libéré, un os à moelle sans moelle, la statuette en pied d’une femme-tronc, une carte postale représentant le monument aux morts de Savigny-sur-Orge, et une tirelire de plâtre qui représente un cochon rose dont on pourrait croire qu’il est le buste de Bérurier.
J’opine.
— Navré de t’avoir joué ce mauvais tour, gros. Mais pourquoi diantre es-tu venu ici ? Comptais-tu refaire ta vie avec l’honorable Fouassa ?
— C’est pas ça, explique le Mastar, mais tes sargasses à propos de mon enquête à son hôtel m’étaient z’allés à la gamberge. J’ai bien réfléchi et je m’ai rappelé d’un truc. Lors de ma visite chez sa pomme, quand c’est qu’il s’est pointé il fumait. Or, toi, tu m’as causé de cette histoire de la cigarette d’hier que c’t’enviandé pouvait pas avoir fumaga biscotte son asthme.
— Il pouvait fort bien fumer il y a un an et avoir stoppé vu l’aggravation de sa maladie ? objecté-je, car j’aime bien jouer les avocats du diable le cas échéant.
— Tu vas laisser finir de causer le bonhomme, oui ! tonne Bérurier.
— Soit.
— Je m’amène donc avec ma valise et mon sarah-bernhardt, bien décidé d’avoir une conversation, je veux dire conversion, avec Fouassa. Je m’annonce : y était pas. J’attends un moment devant la grille, mais v’là qu’un chat traverse la rue et que mon caniche nain lui file le train. Le greffier fonce à travers les barreaux de la porte du jardin ? Mon cador itou. La porte qu’était pas fermaga à clé s’ouvre. J’entre pour récupérer le toutou. Tu me suis, essence de commissaire ?
— Je te suis, mais garde tes distances, gros.
— Visse à visse d’un type qu’a brisé mon ménage, y a pas de distance à respecter ! affirme le Gravos.
Il continue :
— Je finis ma chasse à courre derrière la maison. J’alpague mon médor. Je vais pour ressortir. Et quand c’est que je me ramène sur le devant de la house, qu’est-ce que j’asperge ? C’t’apôtre qui rentrait chez lui avec une cigarette dans le clappoir. Mon raisin ne fait qu’un tour. Je m’avance. À son regard espressif je réalise qu’il me reconnaît. Alors moi, ça se voit p’t’être pas, mais quand je m’y mets je suis un vrai médiéval. Je me mets à lui bourrer la tasse comme quoi j’sus venu z’avec vous cette noye et que…
— Fais escale, Gros, j’ai entendu la suite !
Pinaud en est comme deux ronds de flanc blanc sur pneus « X ».
— Un client à moi que j’estimais beaucoup, bêle le débris.
— T’as l’estime qui est déconnectée, voilà tout, tranché-je.
Je m’approche de la cheminée où le père Fouassa est en train de reprendre doucettement ses esprits.
— Alors, Gérald, fais-je, on pourrait peut-être bavarder ?
— Cet homme a menti ! trépigne le rentier. Je ne sais rien de rien ! Tout est faux, archifaux !
— Alors vous frappez un inspecteur principal à coup de tisonnier parce que sa physionomie ne vous revient pas ?
Il bafouille je ne sais quoi d’inaudible.
— Et vous étiez disposé, poursuis-je, à lui verser la coquette somme de cinq unités pour prix de son silence ?
— Non !
— Nous avons entendu, M. Pinaud et moi-même. Un enregistrement au magnétophone n’aurait eu aucune valeur légale, par contre trois témoignages dont deux de flics assermentés, c’est du cousu main !
Pinaud me tire par la manche.
— Tu pourrais aussi bien dire trois flics assermentés, balbutie-t-il, puisque ma réintégration…
Je l’écarte du geste pour me consacrer au père Fouassa.
— Je vais vous dire la vérité, mon vieux, poursuis-je. Hier soir, au moment où nous avons sonné, vous regardiez la télé en compagnie de votre souris. Vous fumiez. Vous avez regardé en direction de la grille, vous nous avez reconnus et vous êtes monté dare-dare dans votre chambre car vous étiez censé être en crise…
— Mais !
Un ramponneau à injection directe, tiré par Béru, le fait taire.
— Votre souris qui était au parfum de-vos combines a eu les jetons et vous, vous avez eu peur qu’elle s’allonge. Elle est montée vous chercher. Vous lui avez alors conseillé de filer. Vous l’avez accompagnée jusqu’au jardin et là, vous l’avez assassinée.
— Non !
— Si ! Mais auparavant vous aviez ouvert votre coffre et dispersé quelques billets de banque dans la maison et dans le jardin. La raison de cette mise en scène, je crois la deviner : vous n’avez jamais reçu ces fameux millions, Fouassa, jamais !
« Vous avez voulu nous faire croire que la mère Renard, assistée d’un complice, se faisait la malle avec le magot, que ledit complice l’avait butée afin de sucrer la totalité du paxon.
« Votre forfait accompli, vous êtes entré au salon, où à notre tour nous regardions la télé et vous avez réussi à nous faire avaler vos bobards !
— Je jure que non ! crie Fouassa. Voyons, monsieur le commissaire, réfléchissez ! Pourquoi serais-je allé consulter un détective privé si je n’avais pas effectivement reçu ces millions ? Pourquoi aurais-je confié ensuite l’affaire à la police officielle, en l’occurrence à vous ?
Je souris.
— C’est justement la question que je m’apprêtais à vous poser, mon bon monsieur. Et c’est à cette question que vous allez répondre.
Il se fait un grand silence.
— M’sieur le commissaire t’a causé, objecte Bérurier en lui décochant un coup de savate japonaise dans les estampes. Réponds, sinon je te fais passer par le trou de l’évier.
Mais l’ancien hôtelier paraît n’avoir pas entendu l’exhortation. Les yeux béants, il fixe quelque chose qui se trouve derrière nous. Je me retourne, et j’aperçois trois messieurs dont deux tiennent une mitraillette dans les pattes. L’un des mitrailleurs est asiatique : teint cuivre, regard en code. L’autre appartient à l’espèce gorille, nez camard (à l’orange), poils aux oreilles. Le troisième par contre est un ravissant jeune homme blond, frêle comme de la porcelaine de Sèvres-Babylone, nippé à la scène comme à la ville par Ted Lapsus et qui ne se parfume pas au sirop d’étable. Il a la mâchoire carrée, la peau légèrement rosée, le regard d’un bleu suave et il sourit gentiment. Il n’a pas plus de 25 ans.
— Veuillez tous lever les bras ! ordonne-t-il d’une voix très douce fleurie d’un accent étranger qui peut être d’Europe centrale.
Et comme nous hésitons un chouïa, il ajoute :
— Je vous prie de considérer que les mitraillettes de ces messieurs sont munies de silencieux. En quelques secondes, vous pouvez être morts tous les quatre sans que les voisins immédiats en soient le moins du monde importunés.
Nous nous empressons d’attraper les nuages.
— Dis, Béru, bougonné-je, ton saint-bernard, comme chien de garde, c’est pas la qualité molosse. T’es sûr qu’il ne s’agit pas d’un chat angora qui aurait trop grandi ?
Le Gros n’a pas la faculté de me répondre par l’une de ces saillies dont, comme les taureaux, il est familier. Le beau jeune homme blond s’est approché de lui. Il a sorti une espèce de revolver de sa poche. L’engin ressemblerait plutôt à une lampe à souder miniature. Mais il s’agit d’une lampe à dessouder car il presse une détente. Un jet vaporeux part dans les naseaux du Gros, lequel Gros part à dame. Je vais pour faire je ne sais pas quoi, mais quelque chose de désagréable au jeune homme. Alors c’est sur moi qu’il file une nouvelle giclée de son Fly-Tox. Je renifle un truc pas désagréable du tout. C’est acidulé, c’est frais, c’est champêtre. Je me vois brusquement sur les rives enchanteresses du lac de Côme au printemps, avec les macaroniers en fleurs. Un aimable clapotis emplit mes oreilles. J’ai presque envie de me marrer. Et puis je sens mon corps devenir bulle de savon. Et tout s’effrite autour de moi.
Je pars dans les vapes avec un ticket de première.