— Écoute, Berthounette, je te jure sur la vie d’Alfred, notre ami le coiffeur, donc par conséquent ton amant, que San-A. est une vraie pomme et qu’il a parlé de cette rouquine pour me faire renauder. Tu le connais, San-A. ? C’est pas le mauvais cheval. Seulement faut toujours qu’il se fende le parapluie au détritus de quelqu’un. Si qu’on le prendrait z’au sérieux on serait z’assuré de devenir siphonné en moins de rien. T’entends, Berthe ? Ben réponds-moi, ma colombe. Nous deux, ça peut pas finir comme des coquilles de moules dans une poubelle ! On s’aime depuis trop longtemps. Souviens-z’en-toi, Berthounette, de cette époque où ce que t’étais quasiment pour ainsi dire jeune fille. Tu pesais à peine quatre-vingt-quinze kilos à c’t’époque. T’avais la taille mannequin et tu chaussais du quarante-quatre seulement. Qu’est-ce que tu veux que je devinsse sans toi, ma Colombine ? Tu sais, les honneurs, la gloire, la montée en grade, c’est ballepeau à côté de l’amour. Sans tes caresses je dépéris, Berthounette. Je vais prendre la silhouette Philippe Clay, déjà avec mes globules qui chahutent… La douceur du foyer, Berthe, c’est la vie de l’homme.
Sanglots !
Je ne faisais qu’entendre. Je lève un store et j’aperçois.
C’est la cervelle de mon Béru qui fait roue libre. Il délire.
Je constate alors que nous sommes tous quatre (mes collègues, Fouassa et moi) dans un cul-de-basse-fosse, enchaînés à des anneaux fixés dans une rébarbative muraille. Exactement comme jadis les forçats à bord du La Martinière !
Le Gros se tait pour pleurer peinard. Pinaud prend la relève.
Lui il fait des multiplications et il déclare que trois fois sept font vingt-deux, ce qui dénote de sa part certaines dispositions pour les mathématiques. Quant au scélérat Fouassa, il ne dit rien, mais fixe ses chaînes avec déplaisir, tant il est vrai que là où il y a de la chaîne y a pas de plaisir.
En ce qui concerne le fils bien-aimé de Félicie, laquelle est mon unique mère comme je suis son unique fils, R.A.S. Je me sens normal. Pas la moindre migraine ! L’anesthésique du jeune type blond est une petite merveille. Faudra que je lui en commande une bonbonne avec robinet pour mes amis insomniaques.
— Hello, Fouassa ! fais-je, ce sont des amis à vous, les messieurs de tout à l’heure ?
Il ne répond que par un chétif haussement d’épaules.
— M’est avis, poursuis-je, que vous vous êtes collé dans un sacré pétrin, mon vieux.
Un silence aussi meuble que celui des Galeries Barbés s’étale majestueusement dans la cave, comme une couverture sur les jambes d’un paralytique.
Le Gros et Pinaud reviennent à nous, doucement, sans casse. Des minutes s’écoulent. On se met à les grouper par paquets de soixante pour en faire des heures. Lorsqu’on en a une botte de douze, on commence à se dire que nos surprenants kidnappeurs vont peut-être nous laisser mourir de faim. Cette perspective émeut le Gros. Il raconte son appétit et dit qu’il mangerait tout ce qu’il y a de volontiers : une choucroute (garnie ou pas), six andouillettes, une entrecôte marchand de vin, un plat de pâtes, un poulet rôti, un civet de lièvre (ou de lapin le cas échéant), un roquefort, une tarte à la fraise et quelques douzaines d’huîtres pour faire glisser le tout. Il se contenterait d’un vin unique, en l’occurrence du beaujolais.
Pinaud, lui, ne parle que de sa réintégration. Il se voit reprenant le collier, accédant au grade de commissaire, accomplissant des prouesses, écrivant ses mémoires — bien que la comtesse de Ségur (née Sophie Rostopchine 1799–1874) l’ait devancé dans ce domaine — et terminant sa vie dans un cercueil à grand spectacle devant lequel le ministre de l’Extérieur prononcerait un discours long comme la facture d’un garagiste.
Fouassa continue de se taire et le commissaire San-Antonio à se demander à quoi rime tout cela, et si on joue un film de Constantine ou Le comte de Monte-Cristo. Nous voilà enchaînés comme dans n’importe quel château d’If de la Paramount. Seulement les murs sont construits en solide et les chaînes ne sont pas faites avec du coton à repriser, moi je vous le dis. D’ailleurs Béru se plaint de ce que les siennes sont trop serrées.
— Y m’ont cassé quéque chose ! annonce-t-il en se massant la jambe.
— Quoi ? s’intéresse Pinaud qui, même dans les situations les plus dramatiques, compatit toujours aux misères de son prochain.
— Je crois que c’est l’orémus, pleurniche Béru.
— Le quoi ? demande la Guenille.
— L’orémus, c’t’os, là au-dessous du genou. Y veux pas te vexer, Pinuche, mais t’as l’air moins calé que mes fesses en ce dont qui concerne l’esquelette humain.
— Tu t’y connais, toi ? s’étonne considérablement le vieux Fromage oublié.
— Espère ! N’oublie pas que je prépare l’examen pour passer commissaire. Y faut vachement se documenter, mon petit père ! La géographie, l’histoire, le calcul, la grand-mère, la natomie, tout, quoi. Question ossure j’en crains moins. Depuis la moelle pépinière jusqu’au fœtus, en passant par le métacarpe, la contrescarpe, l’utérus, etc., etc.
Impressionné par tant de savoir, le Démodé hoche sa tête apocalyptique.
— J’aurais pas cru, fait-il simplement.
— Ce qu’il y a de mignon chez vous, mes bons messieurs, fais-je abruptement (on me traite souvent d’abrupt) c’est que vous ne semblez point réaliser la situation. Vous discutez paisiblement comme si vous étiez dans le salon de la baronne.
— Quoi t’est-ce qu’on peut faire d’autre ? oppose l’Énorme. T’as vu ces chaînes ? C’est pas la taille gourmette pour première communiante, mon fils.
Il a raison. Force nous est donc d’attendre !
Et nous attendons donc.
Cette geôle est éclairée par une petite ampoule fixée au plaftard et protégée par une grille. La lumière qui en tombe creuse nos traits déjà tirés par l’anxiété et l’angoisse. Nous ressemblons à quatre statues de cire du musée des horreurs.
Pourquoi nous avoir enchaînés ainsi ? Pour se débarrasser de nous ? Il était tellement plus simple de nous abattre ! Vraiment je ne pige pas. L’estomac vide du Gros mugit comme une vache en train de vêler.
Je me dis que le temps travaille pour nous. Nos multiples disparitions vont attirer l’attention et mettre la Maison Viens-Poupoule en émoi. J’espère que le Vieux collera sur nos chaudes pistes ses plus fins limiers. Fouassa continue à ne pas moufter. Je mesure à quel point ce type nous a possédés. On le prenait pour un brave citoyen moins que moyen et c’était un rusé renard. Ou plutôt un loup ! Un loup déguisé en grand-mère ! C’est Pinuche qui a tenu brillamment le rôle du Chaperon Rouge et je me suis distingué dans celui de la tarte aux pommes. Quant à Béru, il a tenu avec son brio coutumier celui du pot de beurre ! Je médis ! Dans l’affaire, c’est lui qui a déployé le plus de perspicacité puisque aussi bien il est parvenu à confondre Fouassa.
Nous roupillons, épuisés par l’inertie. Peu à peu on commence à perdre la notion du temps. D’accord, nous avons nos montres, et nous les remontons, mais le cadran n’indique pas s’il fait jour ou nuit. C’est pourquoi, brusquement, une violente discussion éclate entre mes deux mandarins.
— Sept heures, dit Pinaud en consultant son horloge individuelle.
— Le soir tombe, poétise Béru. Les restaurants font la mise en place pour le dîner.
— Tu es fou, c’est sept heures du matin ! Le jour se lève.
Il se lève comme mon… et comme mes… décrète Bérurier. Ma pauvre Pinuchette, t’as vraiment le disjoncteur qui fait relâche !
Mais Pinaud me prend à témoin :
— Il est sept heures de quoi ? À ton avis, San-A. ?
— Je pencherais pour le soir, dis-je.
— Ah ! exulte le Gravos, qu’est-ce que j’annonçais à l’extérieur !
Et de rêvasser…
— Dans les wagons-restaurants le premier service commence. Sur le Paris-Nice il doit y avoir des champignons à la grecque, du veau avec des épinards en branches, du fromage, et la bombe glacée SNCF vanille-pralinée. Croyez-moi si vous voudrez, mais quand je croque chez Cook, au moment où qu’on me sert la glace, y reste que du praliné et j’aime pas le praliné.
Il rêvasse un instant.
— Notez que je m’en farcirais bien une coupe Pompadour à l’heure que je vous cause.
Un temps.
— Dis voir, San-A., reprend l’obèse-en-cure, on est donc positivement sept heures du soir, banco ! Mais c’est sept heures du soir de demain ou d’après-demain ?
— Par rapport au moment de notre claustration ? m’enquiers-je.
— Oui.
— Eh bien, nous sommes sept heures du soir de demain, estimé-je.
Pinaud la ramène.
— Je persiste à croire que nous sommes sept heures du matin, mais sept heures du matin d’après-demain.
Du coup, Béru en est ébranlé.
— C’est peut-être possible, admet l’Enflure. Je dirais même mieux : c’est peut-être vrai.
Nous en arrivons à ce point aigu de la discussion lorsque la porte s’ouvre enfin. Le jeune homme frêle qui nous vaporisa de si belle manière fait son entrée, toujours flanqué de ses deux sbires. Sans un mot, ces bons messieurs nous contournent afin de se tenir hors de notre zone d’influence et vont à Fouassa.
— Dites, cher ami, lancé-je au blondinet, est-ce que vous envisagez de m’accorder trois minutes d’entretien un de ces jours ?
— Un de ces jours en effet, dit-il sans s’émouvoir.
Tandis que nous échangions ces brèves répliques, les deux autres ont ôté les chaines de Fouassa. L’ankylose pèse durement dans les guibolles de l’ancien hôtelier qui ne peut se tenir sans aide sur ses cannes. Mais les assistants du jeune homme distingué le soutiennent. Le cortège gagne la sortie. J’espère apercevoir quelque chose par l’entrebâillement of the lourde, mais ballepeau : il ne me découvre qu’un couloir aux pierres moussues.
— Y a un buffet au château ? demande Bérurier au jeune homme.
Pas de réponse. La porte claque lourdement, comme une porte de coffre.
— J’ai beau faire des hypothèses, déclare Sa Majesté, j’arrive pas à entraver où qu’ils veulent en venir. Tu trouves pas ça un peu fort de caoua, San-A. ? Avec ça qu’ils nous font le coup du mépris !
Très honnêtement, je commence à ne pas en mener plus large qu’une limande dans un carton à dessin. Ce micmac ne me dit rien qui vaille.
D’autant plus qu’une dizaine de minutes après le départ de Fouassa, nous percevons à travers des épaisseurs de murailles un long cri assez terrifie. Un cri comme dans les films d’épouvante.
— Qu’est-ce que c’est ? bredouille Pinuchet qui s’était pris à somnoler.
Le cri se répète, plus long, plus fort, plus insoutenable.
— J’ai dans l’idée qu’on est en train de faire du boulot artistique sur ton client, dis-je. Il doit savoir des trucs que d’autres gens veulent connaître.
— Tu penses que c’est lié au suicide de Simmon à l’Hôtel du Danube et du Calvados ? demande l’Éminent proéminent.
— Je le pense, oui.
La faim n’ôte rien à ses qualités intrinsèques de fin limier. Toujours la jugeote branchée sur la logique, ma Grosse Pomme.
Beaucoup d’autres cris retentissent encore. Et puis plus rien. Au bout d’un bout de moment la porte s’ouvre et les deux assistants du blondinet, en bras de chemise cette fois et le visage emperlé de sueur, ramènent le père Fouassa. L’un le tient par les brandillons, l’autre par les guitares. Le bonhomme est inconscient. Ces messieurs le jettent à terre et lui rajustent les bracelets d’acier terminant ses chaînes.
C’est alors que le Gravos accomplit son numéro 89 bis qui lui valut la médaille du Cep Vermeil et les félicitations des lutteurs de la Haute-Marne. Comme c’est lui qui est enchaîné le plus près de Fouassa, lorsque l’un des tortionnaires de l’hôtelier passe à sa portée, il s’élance et saisit les chevilles du gars. Le Chintoque s’écroule, déséquilibré. Le Gros le tire à lui. L’idée est fumante et je fais des vœux tout ce qu’il y a d’extrêmement sincères pour la réussite de ses projets. Le hic c’est que je ne peux rien pour lui, me trouvant éloigné du lieu du drame. Je me contente d’encourager mon compère de la voix :
— Tire bon, Béru. Fais-lui la cravate bulgare !
Mais la tentative est aussi stérile qu’un chaton de huit mois auquel on a fait l’ablation des amygdales postérieures. Le copain du Chinois radine à la rescousse et se met à savater la physionomie de mon valeureux écuyer. Et il n’y va pas avec le dos de l’écuyère, non plus qu’avec la plante des pieds ! On dirait Camberabero en train de tenter un drop-goal ! Seulement ce n’est pas un drop-goal mais une transformation. La frite du pauvre Gravos se transforme en tartare. Il lâche prise pour se voiler la face à deux mains.
Un dernier coup de pompe et les deux méchants se retirent.
— Ça t’a fait mal ? risque timidement le compatissant Pinaud.
Le Mahousse retire ses mains. Son naze s’est dilaté d’un demi-mètre cube environ. Il a un œil gros comme une poire, et ses lèvres fendues ressemblent à deux chouettes rosbifs servant d’écrin à un râtelier cassé.
— Ve l’aurai la vrochaine vois ! éructe Béru auquel certaines consonnes sont, pour un temps, interdites.
Quelque peu rassuré sur le compte de mon subordonné (si peu), je m’intéresse au cas de Fouassa. Le doux Musset prétend que les plus désespérés sont les chants les plus beaux. Moi, j’ajouterai que les cas désespérés sont eux aussi les plus beaux. Celui de Fouassa, s’il n’est pas tout à fait désespéré, incite à la pitié. Imaginez, mes bons amis, que ces vaches-là lui ont coupé tous les doigts de la main gauche. La quintuple intervention a été faite au ras de la main et dans des conditions que désapprouverait sans aucun doute la faculté de médecine si elle avait celle de le faire. Du sale boulot. Le sang ruisselle vilain, des bouts d’os pointent, les chairs violettes composent d’horribles pétales en dents de scie. Dans son demi-coma, Fouassa geint doucement.
— Juste ciel ! s’exclame Pinaud dont le regard a suivi le mien.
Béru, dominant ses propres avaries, examine celles de notre compagnon d’infortune.
— Mais ils lui ont sélectionné les salsifis ! s’écrie-t-il.
— Ça m’en a tout l’air, approuvé-je, à moins que dans son énervement, il se soit rongé les ongles d’un peu trop près !
J’ai beau avoir un légitime ressentiment contre Fouassa, je suis navré de ne pouvoir secourir. Cette pauvre main mutilée est épouvantable.
— C’est qu’il est pâle ! note Pinaud.
— Tu sais, fait le Gros, quand on veut choper des couleurs, la montagne c’est mieux.
Nous nous taisons soudain car, à la suite d’une plainte un peu plus forte, Gérald, à défaut de couleurs, reprend connaissance. Il considère sa main sans doigts et a un hoquet.
— Repartez pas à dame ! fait Béru. Du cran, Pépère !
Fouassa halète :
— Je ne sais rien ! Je ne sais rien !
Puis il s’évanouit de nouveau.
— Il est juste venu faire un tour en passant, gouaille l’Enflure, le v’là déjà rebarré !
Le spectacle m’est insupportable. Voilà au moins quarante-huit plombes que nous n’avons pas tortoré et il est mauvais de prendre mal au cœur dans de telles conditions. J’essaie de réagir en noyant mes yeux horrifiés dans la lumière de la lampe.
Et c’est en essayant de fixer celle-ci que j’aperçois…[10]