CHAPITRE V

Un spectacle en Pinaurama-couleurs m’attend au burlingue.

Le Déchet est assis dans mon propre fauteuil et pleure sur sa moustache brûlée par les mégots fumés économiquement. Aujourd’hui il porte un costume en soie tout ce qu’il y a de sauvage, tellement sauvage qu’on n’ose l’approcher. Gris perle ! Avec des points noirs. La cravate tricotée est belle. Les souliers de daim ne manquent pas d’allure et la chemise pervenche rajeunit mon vieux camarade d’une bonne dizaine de jours.

— Pourquoi chiales-tu, Vieillard ? demandé-je en m’approchant de son émotion.

Il torche ses yeux tristes d’un revers de main.

— C’est de revenir ici, de me retrouver dans ce burlingue… Le passé me saute à la gorge, San-A., tu comprends ?

Il se racle le gosier.

— J’ai reçu naguère le bulletin des anciens inspecteurs principaux retraités, et j’y ai lu que si j’avais fait six mois de plus, ma retraite serait plus importante de huit nouveaux francs zéro quinze par trimestre. C’est appréciable, non ?

— Si j’en crois ton élégance, c’est là une somme insignifiante pour toi désormais.

Il secoue la tête.

— Oui, mais une retraite, c’est sûr, tu comprends ? C’est à vie ! Ai-je bien le droit de me priver de ce supplément de revenus ?

— Qu’entends-tu par là, ma vieille Relique ?

— Ben voilà. Je me suis dis que si je parvenais à me faire réintégrer dans les cadres, je ferais les six mois nécessaires pour l’obtention de cette augmentation de retraite. Je passerais dès lors dans une catégorie supérieure et…

Je lui enfonce son bitos d’un coup de main.

— Bref, tu veux revenir ici ?

— Oui, voilà, fait-il simplement en repleurant. L’argent c’est bien, mais y a pas que ça dans la vie. Ton cousin Hector qui se défend comme un lion tiendrait l’agence avec Mme Pinaud.

— Mais, le café de ta femme ?

— On le vendrait. Mme Pinaud resterait au bureau de l’agence. Ça nous ferait l’économie d’une secrétaire. Elle ne sait pas taper à la machine mais elle tricote aussi bien que n’importe quelle dactylo…

« Dis, San-A., tu pourrais pas en toucher deux mots au Vieux ?

Comme je m’apprête à répondre, mon tubophone intérieur carillonne. Croyez-moi, ou allez-vous faire ramoner les voies respiratoires inférieures par les Hellènes, mais c’est précisément the big boss qui réclame son San-Antonio bien-aimé.

— Attends-moi là, nous avons à causer, dis-je au Pinaud. Je grimpe voir le Tondu.

* * *

L’homme à la colline déboisée me toise depuis son bureau sinistre. Il a l’air cordial du monsieur dont vous avez étranglé la femme, violé la fille, cabossé la voiture, dérobé la fortune et à qui vous avez laissé sa belle-mère. Six journaux sont étalés devant lui. Il pianote leurs premières pages avec énervement.

— Eh bien ! San-Antonio ! s’exclame le Dévasté-du-Dessus. J’en apprends de belles. Que signifie ? On tue les gens auxquels vous rendez visite, maintenant ?

— Je me proposais de vous en parler, monsieur le directeur.

— Vous vous proposiez ! tonne-t-il, comme un tonton étonnant recevant de Thonon un tonnage de thon (à l’huile)[8].

— Si vous voulez bien m’écouter, coupé-je si sèchement qu’il faudrait le mouiller si on voulait le repasser.

Il va pour exploser, mais la mèche s’éteint en route.

— Eh bien ! je vous écoute, San-Antonio !

En termes mesurés je lui narre tout ce qui précède. Il m’écoute sans écarter un seul instant les sourcils qui lui tiennent lieu de coiffure. De temps à autre il les lisse d’un doigt agacé. Lorsque j’ai achevé, il abat son poing sur les journaux.

— Quelle sotte idée a eue Pinaud d’ouvrir une agence !

— À ce propos, patron, il sollicite sa réintégration.

Le Vieux réprime un éclair de triomphe.

— Vraiment !

— Il pleure. Il a la nostalgie de la maison. Il n’aspire plus qu’à retravailler sous votre haute autorité.

Rien ne peut flatter davantage le patron.

— Nous verrons. J’étudierai sa requête dès que cette affaire sera réglée. Car vous allez la régler séance tenante, San-Antonio. Je n’aime pas qu’on tue les gens au nez et à la barbe de mes collaborateurs.

— Je m’y colle illico, patron. Je n’attendais que votre feu vert.


Dans la vie, les gars, faut toujours assurer son ventral avant de sauter. Maintenant que je marne pour le boss, je suis bien décidé à employer les grands moyens. Avant de rejoindre le futur réintégré, je passe au labo voir le rouquin. Il marne à une longue table de faïence. Il a un formidable microscope à pancréas multiple devant lui. Les papiers d’emballage sont étalés autour de l’appareil. Quatre petites fioles à goulot évanescent se trouvent à portée de sa main. L’une contient vraisemblablement du péninsulaire convergent : l’autre du magmatique préhensif (ça se reconnaît à la couleur) ; la troisième du fréquentatif frisé et la quatrième du bractéal filiforme (mais je peux me tromper).

— Du nouveau ? m’enquiers-je sans le moindre espoir.

Il arrache son z’œil de l’alvéole en sifflotant justement cet hymne fameux des salles de garde : Nous sommes unis par l’alvéole. Il a l’air tout joyce, ce qui est de bon augure.

— Oui, monsieur le commissaire, du nouveau !

Il prend son temps. Sa chevelure nimbée de soleil ressemble à un feu de broussailles.

— Ces sept emballages ont été tamponnés en même temps.

— Qu’entendez-vous par là, vieux ?

— Je veux dire que l’adresse composée au moyen de caractères de caoutchouc a été imprimée sept fois de suite.

Je me gratte le crâne en considérant les adresses.

— Écoutez, Magnin, fais-je, ou vous êtes Sherlock, ou vous êtes le diable. Comment diantre pouvez-vous affirmer une chose pareille !

— Il suffit d’examiner soigneusement chaque adresse au microscope et de les confronter ! La personne qui a fait ces envois a prépare les emballages à l’avance. C’est tellement vrai que trois papiers s’ajustent entre eux pour ne composer qu’une seule grande feuille… Voyez…

J’en conviens. Les trois papelards en question concordent bord à bord.

— Mais passons, continue le Rouillé, l’expéditeur avait donc ses emballages prêts. Il a encré son tampon et a composté trois fois avant de l’encrer de nouveau. Regardez, l’intensité des encrages est décroissante. Un indice en outre corrobore mes dires : il y avait un petit poil de pinceau sur le tampon encreur, provenant de l’appareil à réencrer. Le poil a adhéré au cachet. Voyez, par trois fois il a laissé sa trace sur le premiers de Fouassa. Puis l’expéditeur a rechargé les caractères de son cachet. Ce faisant, le poil a dévié et il s’est mis en travers de I’S, mordant un peu sur le suivant. Trois fois encore on retrouve son empreinte au même endroit. La septième fois, il a disparu. Sans doute est-il à nouveau resté collé au tampon quand, pour la troisième fois, notre homme a puisé de l’encre.

— Ce septième paquet a peut-être été imprimé plus tard ? suggéré-je.

— Je ne pense pas, sourit Magnin, car il fait partie des trois coupés dans la même feuille de papier.

Je lui tapote l’épaule. En v’là un qui n’a pas un grain de courge à la place du cerveau. Je voudrais pas entreprendre avec sa pomme le jeu des sept erreurs, ce serait risquer le K.-O. bêtement.

— Eh bien ! mon brave petit camarade, lui dis-je, voilà de la belle ouvrage ! Vous ne volez pas l’argent de l’État, vous au moins.

S’il n’était pas déjà incandescent, il en rougirait d’émotion.

— Ce n’est pas tout, dit-il.

— Auriez-vous découvert encore autre chose ?

— Oui, monsieur le commissaire. Je suis à peu près certain qu’aucun de ces papiers n’a servi à empaqueter deux millions de francs en coupures de dix mille.

— Racontez…

— Je suis allé à ma banque. J’ai fait constituer une liasse de deux millions d’anciens francs, et j’ai mesuré minutieusement le volume ainsi obtenu. Ensuite, grâce aux pliures des papiers, j’ai recomposé les paquets tels qu’ils furent expédiés. Ça ne concorde pas exactement. L’expéditeur a surestimé l’épaisseur de deux millions.

— Peut-être avait-il enveloppé le fric dans plusieurs papiers ?

— En ce cas c’est la surface qui ne correspondrait plus ! Or elle correspond. Votre gars, monsieur le commissaire, a mis un billet de dix sur son papier pour en délimiter la surface. L’ayant obtenue, il a établi l’épaisseur au jugé… et il s’est trompé.

Nouvelle bourrade enthousiaste dans le dossard de mon petit camarade.

— Je n’aurai qu’un seul mot pour exprimer mon admiration, Magnin : bravo !

Je le quitte pour retrouver l’ineffable.

En entrant dans mon bureau, je suis surpris par un bruit d’aspirateur. On dirait qu’on a branché un Electrolux équipé pour le 220 volts dans une prise de 110. Ça ronronne mou, quoi ! Explication : Pinaud dort. Je l’éveille délicatement en lui chatouillant les trous de nez avec le bout de sa cravate. Il sursaute.

— Déjà Rambouillet ! dit-il.

— Presque, fais-je.

Il astique son regard chassieux et bavoche.

— Je rêvais que j’étais dans le train. Si on allait manger ?

— Tu aimes le veau ?

— Oui.

— Tu aimes le cresson ?

— Beaucoup.

— Alors filons à Vaucresson, décidé-je.

— Qu’entends-tu par là ?

— Que je vais alpaguer le père Fouassa, aussi vrai qu’il y a cent centilitres de liquide dans un litre de vin !

— Mais pou pou, mais pourquoi ? bêle Zébu.

— Parce que ce vieux rigolo devait être armateur plutôt qu’hôtelier, du moins si j’en juge à la façon dont il nous a menés en bateau toi et moi.

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