Dire que l’Hôtel du Danube et du Calvados Réunis est un établissement de première, voire même de seconde classe, serait un mensonge que je ne me pardonnerais pas. Néanmoins, comme disait Cléopâtre, c’est une boîte proprette conçue et réalisée pour le voyageur harassé ou le touriste modeste. Un monsieur que je suppose assis, de prime abord, écrit des chiffres dans un livre fait pour ça, derrière un comptoir en faux acajou véritable. Il est jeune, mince, brun, avec une tête de belette cupide et des vêtements couleur de Français-moyen-anonyme-désireux-de-voyager-incognito. Mon arrivée éclaire sa face pâle d’un sourire ne comportant pas moins de quatre dents en or et deux en plomb.
Puis, son regard imparable constate que je suis sans bagages et le sourire se dilue lentement, comme un comprimé d’Alka-Seltzer dans un verre d’eau tiède.
— Monsieur ? me demande-t-il avec un reste d’entrain (il est près de la gare) dans tout son individu.
— Vous êtes le propriétaire de ce palace ? je demande.
Du coup, le sourire disparaît totalement.
Il me prend pour un marchand de brosses à faire reluire les étoiles (celles des képis) ou pour un représentant en bible illustrée par Siné. Je dissipe ses cruelles incertitudes, moins nobles que celle du sport, en lui déballant ma carte professionnelle des dimanches, avec tous ses accessoires. Ça le chiffonne, comme dirait Joanovici.
— J’aimerais bavarder un instant avec vous, assuré-je.
Il quitte son comptoir, ce qui me permet de constater simultanément deux choses : il n’était pas assis mais debout et il mesure un mètre cinquante-deux à tous casser. Ou bien ce type est un peu nain sur les bords, ou bien il fait semblant et c’est bien imité.
— Passons dans mon bureau, dit-il.
C’est manœuvre aisée pour lui, vu son exiguïté, mais délicate pour moi, vu mon gabarit d’athlète complet, car le burlingue en question mesure deux mètres sur un. On arrive pourtant à s’y loger à l’aide d’un chausse-pied, et la discussion commence.
— Puis-je vous demander votre nom, cher monsieur ?
— De quoi s’agit-il ? bredouille le minuscule.
— Joli patronyme, fais-je, un peu long, mais qui sonne clair.
Ça l’hébète. J’en profite pour prendre du poil de l’hébété :
— Mais peut-être n’est-ce là qu’un pseudonyme ?
— Je m’appelle Jules Aigime, annonce l’homoncule.
— Vous avez acheté cet hôtel à un certain Fouassa, n’est-ce pas ?
Sa petite figure de rat gandin s’illumine.
— Je crois comprendre, dit-il, j’ai lu le journal…
Un futé ! Merci, mon Dieu !
— Monsieur Aigime, j’aimerais savoir dans quelles circonstances vous avez acquis ce coquet établissement dispensateur de confort et d’eau chaude et froide.
Il a un tic qui fait danser son sourcil droit.
— Mais, par l’intermédiaire d’un marchand de fonds. Je tenais une hostellerie à Rondubey-Durhadâdâ, au Maroc. Vu les événements, je suis rentré et j’ai acheté cette maison.
— Vous avez connu Fouassa ?
— À vrai dire, je ne l’ai vu que deux fois lorsque j’ai visité l’hôtel et quand nous avons signé l’acte de vente chez le notaire.
— Quel effet vous a-t-il produit ?
— J’ai eu l’impression que c’était un brave homme, pas très bien portant, qui voulait profiter de ses dernières années.
— Vous a-t-il dit pourquoi il vendait ?
— Justement : à cause de sa santé.
— Vous avez connu Mme Renard ?
— La victime de cette nuit ?
— Yes.
— Je l’ai vue en même temps que Fouassa. J’ai cru comprendre qu’elle était un peu plus que sa caissière…
Il rit jaune comme sur les réclames pour les laxatifs.
— Vous avez une idée sur ce meurtre ? questionné-je avec une certaine brutalité.
Il est effaré.
— Moi !!!
— Je disais ça en l’air, le calmé-je. Maintenant, passons à un autre genre d’exercice. Avez-vous conservé une partie du personnel en fonction au moment de la vente ?
— Bien sûr. J’ai encore Firmin, le valet de chambre et Blanche, la lingère.
— J’aimerais bavarder avec Firmin, possible ?
— Ben voyons. Tout de suite ?
— Tout de suite !
— Il est en train de faire les chambres du deuxième, je vais l’appeler, annonce à regret le taulier.
Je sens que ça lui fend le cœur, cette récréation accordée à son larbin.
— Ne le dérangez pas, m’empressé-je, je monte lui parler là-haut.
Ayant dit, je fonce dans l’escalier de bois aux marches recouvertes d’une moquette rouge.
Je trouve le gars Firmin au 69. Il est appuyé sur son plumeau et il regarde les ébats de deux mouches occupées à se reproduire. C’est un grand type, aussi long que le général Glotemuche, avec un nez à deux places, une bouille revue et corrigée à Hiroshima, les cheveux gris, longs et gras, et un regard fait avec deux coquilles de noix évidées. Pour pouvoir le mater dans les yeux, faut cracher dans les trous.
— C’est vous, Firmin ? je demande, certain à l’avance de sa réponse affirmative.
Elle l’est.
Je lui déballe ma carte. Il passe le doigt dessus comme pour s’assurer qu’elle n’est pas imprimée en braille, puis me la rend honnêtement en m’affirmant que ma photo n’est pas très ressemblante.
— Vous avez vu ce qui est arrivé cette nuit à la mère Renard ? j’attaque, bille en tronche.
Il a un soupir pareil au décollage d’un avion à réaction.
— C’est pas moi qui la pleurerai, affirme le décapeur de bidets.
Voilà qui en dit long comme le faux col d’une girafe sur le caractère de la défunte moustachue.
— Vraiment ?
— Une peau de vache pareille !
Voilà au moins un larbin que la police n’intimide pas et qui n’a pas peur de prendre ses responsabilités.
— Elle vous faisait tartir ?
— Et un peu plus. Cette g… — là. Je l’ai vue rentrer dans la maison. Comme caissière. Au début elle était tout miel. Elle m’appelait monsieur Firmin gros comme ses cuisses. C’était l’œil de velours avec tout le monde, surtout avec le patron. Un jour, le père Fouassa se l’est payée dans la lingerie. Il croyait que ça allait passer inaperçu, mais tout le personnel était dans le couloir, plié en deux. Le cinéma porno, quoi ! Elle lui jouait le grand jeu. Il a dû se prendre pour Casanova. Et pourtant, j’sais pas si vous connaissez le spécimen, mais c’est pas Valentino…
Il hausse les épaules.
— À dater de cet instant, la vieille morue à changé du tout au tout. Je suis devenu « ce fainéant de Firmin » !
Nouveau soupir, aussi considérable que le premier. Il s’assied sur le lit et époussette ses souliers.
— Aussi, poursuit le retourneur de matelas, quand le vieux a vendu on a poussé un soupir de soulagement.
Il en pousse un troisième. Si les autres ont exhalé le même, les gars du quartier ont dû croire que le mistral venait faire une virée à Paris avec son pote le sirocco.
— Mon cher Firmin, dis-je, j’aimerais avoir des tuyaux à propos d’un suicide qui se produisit dans cet hôtel l’an dernier.
Il acquiesce.
— Vous voulez parler de ce Simmon qui s’est emprisonné au cyanure ?
— Exactement. Vous étiez de service ici lorsque la chose s’est produite ?
— Bien sûr…
— Vous pouvez me raconter ?
Il sort un mégot de la poche kangourou de son tablier, regarde vers le couloir pour s’assurer que Jules Aigime ne drague pas dans le secteur, et accepte la flamme de mon briquet.
— Vous savez, y a pas grand-chose à dire. Ce type-là était descendu chez nous un matin. Il est sorti pour déjeuner et l’après-midi il est revenu tout guilleret. Je faisais les cache-pots de cuivre du couloir… Il m’est passé à côté en chantonnant. Si je me doutais que ce bonhomme allait en finir ! Ah ! je vous jure…
J’ai en moi la cristalline sonnerie qui me signale les trucs captivants.
— Et après, mon enfant ? susurré-je d’un ton engageant de confesseur recueillant les délicats péchés d’une jolie dame polissonne.
— Au bout d’un moment qu’il a été dans sa chambre, Marthe, la femme de chambre, est montée lui dire qu’on l’appelait au téléphone. Il n’a pas répondu. C’était fermé du dedans. Mme Renard s’est inquiétée et a prévenu la police…
Je note en passant que la déclaration du larbinoskoff est fidèle au récit du diététique Béru.
— Les bourres…
Il se reprend :
— Les flics sont arrivés. Ils ont enfoncé la porte, et on a retrouvé Simmon mort sur son matelas. Voilà toute l’affaire.
Il entend un pas dans l’escadrin et se dépêche de retirer sa cigarette de ses muqueuses. Mais ça n’est qu’un client.
— J’aimerais voir la piaule en question, possible ?
— Pourquoi pas ! dit le gars.
Cézigue, du moment qu’il a l’occase de se mettre en veilleuse côté plumeau, il est partant pour les conférences de presse avec projections.
Il me guide à travers les couloirs, s’arrête devant une porte, sort son passe et ouvre. La pièce n’est pas vide. On peut même dire qu’elle est occupée par des gens occupés. Y a une dame qui gigote coincée entre un matelas et un monsieur. Elle arrive pas à se dégager. Elle crie comme un putois des trucs qui feraient dérailler un fourgon de queue. Son partenaire, qui a posé son sonotone sur la table de nuit, ne les entend pas plus qu’il n’entend notre arrivée et reste à l’établi. Firmin, mon mentor, entre sans s’émouvoir. Il en a vu d’autres depuis trente ans qu’il change les draps de l’Humanité.
— Voyez, fait-il, c’était ici.
Je regarde la piaule. Le lavabo est fixé au mur. Il n’y a même pas de paravent. La fenêtre donne sur le boulevard et le lit est haut sur pattes. Bref, il est évident que personne ne peut se dissimuler dans cette belle petite pièce. Conclusion, Simmon s’est bel et bien suicidé. Marrant que, tout à coup, j’oublie la mort singulière de Mme Renard, les envois de millions au père Fouassa et tout, pour m’intéresser à cette affaire vieille d’un an.
Sur le plumard, la dame recommande l’accélération. Le monsieur est d’accord, mais le sommier proteste que c’est de la démence et affirme qu’il va déclarer forfait. Nous ressortons pudiquement, sans que ni l’un ni l’autre des partenaires n’ait eu conscience de notre rapide visite.
— Cher Firmin, fais-je alors, vous allez rappeler vos souvenirs dans le cas où ceux-ci seraient partis en permission. J’ai d’importantes questions à vous poser…
— À vos ordre, mon commissaire !
— Ce qui a fait découvrir le suicide, c’est un appel téléphonique en somme ?
— On l’aurait découvert quand même, objecte le champion du plumeau catégorie poids… plume.
— Certes, mais pas aussi vite. Voyons, que pouvez-vous me dire de cette communication ?
— Rien ! affirme Firmin, catégoriquement. C’est pas moi qui l’ai prise.
— Mme Renard aurait paraît-il répondu que son client était absent. Le correspondant a dû rappeler un peu plus tard, je suppose ?
— Oui. Et c’est moi qui l’ai eu cette fois, assure Firmin.
Brave Firmin ! Cher Firmin ! Merveilleux Firmin !
— Voilà, voilà ce que je voulais savoir ! exulté-je. C’était un homme ou une femme ?
— Une femme.
— Qu’a-t-elle dit ?
— Ben, elle a redemandé après Simmon.
— Et qu’avez-vous répondu ?
— La vérité : que Simmon s’était suicidé.
— Alors ?
— Elle a paru incrédule. Puis comme j’affirmais que c’était vrai, elle a raccroché sans ajouter un mot.
M’est avis qu’il m’a fait une fausse joie, ce diable de Firmin ! Ce sacré Firmin ! Cet ahuri de Firmin ! Plutôt maigrelet le tuyau, non ? Un silence ouaté succède à la déclaration.
— Et cette dame n’a plus jamais téléphoné ?
— Non, mais elle est venue !
— Que ne le disiez-vous, adorable Firmin ! Miraculeux Firmin ! Captivant Firmin ! Et quand est-elle venue ?
Il écrase son minuscule mégot. Je lui propose une cigarette toute neuve, emballée dans du papier blanc. Il l’accepte, il dit merci, je la lui allume, il la tète, j’éteins mon briquet.
— Je ne voudrais pas vous induire en erreur, fait-il précautionneusement. Quand je vous dis que la dame est venue, c’est une impression. Au téléphone, la personne qui m’a parlé avait un accent étranger. Très vague, mais j’ai l’oreille, vous pensez, avec tous les touristes qui défilent ici. Or, sur le soir, une belle personne est arrivée. Manteau de fourrure, sac de croco et tout… Pas de bagages. C’est ce qui m’a fait tiquer. Elle a demandé à parier au patron. Justement M. Fouassa était là. Ils se sont enfermés dans le bureau. Ensuite ils sont montés à la chambre. On venait d’embarquer le corps à la morgue. Puis la dame est repartie. À peine elle a eu tourné les talons, le père Fouassa a appelé sa morue, et ils ont eu un entretien qui n’en finissait pas…
Alors là je peux pas résister. Je prélève mille balles sur mes fonds secrets et je les catapulte dans la poche de l’intéressant Firmin, du précieux Firmin, du providentiel Firmin.
Il se défend :
— Mais non, mon commissaire. Vous avez bien besoin de ce que vous gagnez ! Je sais bien que vous faites un métier à la con et qu’il est plutôt mal payé…
— J’ai une grosse fortune impersonnelle qui me vient du Père Noël, assuré-je pour calmer ses valeureux scrupules.
Il masturbe du chef.
— Je vois, fait-il sombrement. Des revenus occultes, hein !
S’il continue, lui va avoir un pied occulte.
Félicie, ma brave femme de mère, dit toujours : « Faites du bien à un vilain et il vous fait dans la main. » Elle a des proverbes commak plein sa conversation.
— Firmin, décrivez-moi la dame élégante.
Il lisse ses cheveux tristes en fermant à demi les yeux. Recueilli, qu’il est, Firmin. On dirait qu’il veut battre de vitesse une machine à calculer.
— Elle était grande, mince, extrêmement bien faite. Elle avait une trentaine d’années à peine. Très brune. Des yeux bleu clair. Le teint bistre. Elle portait un drôle de bijou autour du cou. Ça représentait une petite main en or. Pas une main de Fatma : une vraie main modèle réduit. Cette main tenait une pierre précieuse. Je pense qu’il s’agissait d’un rubis. Son accent ressemblait un peu à l’accent espagnol, mais ça n’était pas l’accent espagnol. Elle avait une toute petite cicatrice à la mâchoire, du côté gauche, me semble-t-il. Une cicatrice à peine plus grosse qu’un grain de café. Je dis un grain de café parce que ça avait cette forme-là.
Il se tait, réfléchit, secoue sa portion d’intelligence et soupire :
— C’est tout.
— Confidentiellement, mon vieux, fais-je en lui administrant la bourrade grand siècle, vous devriez entrer dans la poule. Vous avez un appareil photographique avec cellule incorporée à la place du cerveau.
— Oui, reconnaît l’estimable Firmin ! l’infaillible Firmin ! le minutieux Firmin ! je possède une mémoire extrêmement fidèle… Mémoire visuelle, mémoire auditive, mémoire olfactive, mémoire tactile, et je dirais mieux encore mémoire gustative.
En plein délire, qu’il vagabonde. C’est l’inconvénient. Dès que vous faites un compliment à un minable, le voilà qui se vide pour vous montrer la qualité de son matériel.
Je lui dis un gros bravo et je le descends en flammes au beau mitan de son lyrisme :
— Vous n’avez plus jamais revu cette aimable personne par la suite ?
— Plus jamais !
— Et personne d’autre n’est venu à propos de ce décès ?
— Personne, sauf bien entendu les poulets… Je veux dire les flics ! Yen avait un, entre autres, sauf le respect que je vous dois, pas piqué des vers ! Un gros, qui ressemblait à une poubelle un lendemain de réveillon. Si je vous disais qu’il m’a mangé mon casse-croûte, là sous mes yeux, et presque sans m’avoir demandé la permission !
À cette description imagée je reconnais le vaillant Béru.
— Dans la police, continue le videur-de-récipients-sanitaires, tout le monde n’a pas votre éducation et votre prestance !
S’il espèce se faire voter un nouveau crédit de mille balles c’est raté, San-Antonio étant imperméable à la flatterie.
Je quitte l’Hôtel du Danube et du Calvados Réunis avec le réconfortant sentiment d’avoir fait quelque chose d’utile, de noble et de grand.