Que j’aperçois quoi ? Hein ? Ça vous démange de l’apprendre. Vous donneriez le slip de votre crémière contre une cuillerée à soupe de sloptzbik acidulé pour le savoir. Avouez ? Qu’est-ce qu’il a aperçu, le San-A. chéri ? Le dargif en Gévacolor de miss B.B. ? Une pipistrelle empaillée ? Une clé des champs en or massif ? Une Kermesse héroïque ? Un avant-centre de rugby ? Un compas dans l’œil ? Un coup de l’étrier ? Une dose d’optimisme ? Un fin gourmet ? Une chaîne d’arpenteur ? Une vue de Capri ? Un triste sire ? Un roi mage ? Un enfant de chœur ? Un enfant adultérin ? Un enfant de Pétain ? Un chef de gare ? Un fils de Garches ? Ou bien a-t-il vu, plutôt : une nagaïka ? Un nabi ? Un traité de mystagogie ? Un gallicisme ? À moins que ce ne soit peut-être : une aubade ? Un badaud ? Un Daumier ? Un mielleux ? Un leucocyte ? Une cité radieuse ?
Eh bien, je ne veux pas abuser de votre patience, mes amis. Je n’ai pas l’intention de mettre vos nerfs à l’épreuve. Je connais l’exiguïté de votre esprit, le ramolli de votre bulbe, la rareté de vos cellules grises.
Loin de moi l’idée de vous faire attendre. À quoi cela rimerait-il d’ailleurs ? Les choses étant ce qu’elles sont et l’époque ce que vous savez, il serait malvenu de vous tenir sur des charbons ardents ! Dieu merci, je n’appartiens pas à cette louche catégorie de littérateurs qui ménagent leurs effets. Des effets, mes chéries, j’en ai une pleine garde-robe ! San-Antonio, vous le savez, c’est le superman du style direct. Pas de faux-fuyants ! Droit au but ! J’appelle un chat un chat ! Même quand il ne fait pas miaou. À quoi bon vous le souligner puisque vous le savez. N’est-ce pas, mes belles ?
Donc ce que j’ai aperçu, par-delà l’ampoule, c’est un micro. Dans une pièce dont le seul mobilier se réduit à quelques grosses chaînes scellées dans une muraille riche en salpêtre, avouez que cela paraît incongru ?
Il ne me faut pas douze mille années-lumière pour piger. Les messieurs qui nous ont enlevés écoutent tout ce que nous disons. Pourquoi ? Parce que Fouassa sait une chose capitale que les autres veulent absolument lui faire avouer. Je comprends maintenant pourquoi ils nous gardent en vie : c’est pour que nous soyons les confidents de l’hôtelier ! You see ? Ils se disaient que, ce que le bonhomme n’avouerait pas par la torture, il le confierait peut-être à des compagnons d’infortune. Je réfléchis à toute pompe. Fouassa, dans son délire a murmuré : « Je ne sais rien ! Je ne sais rien. » Donc il n’a rien avoué. Je poursuis mon exercice de cervelle-voltige, et je me dis qu’après tout, le triste sire ignore peut-être ce que les autres veulent savoir. Voilà qui est moche, mes frères ! Car s’ils arrivent à se convaincre que Fouassa ne peut pas leur livrer de secret, nous sommes fichus tous les quatre, O.K. ? Excusez-moi de vous poser cette question, mais je connais vos limites intellectuelles et je ne voudrais pas que vous répondiez par l’affirmative au cas où vous n’entraveriez pas très bien le topo. Faut pas hésiter, mes agneaux, si vous ne pigez pas, levez le doigt. Personne ? Bon, je continue.
Nous sommes fichus parce que ces gens ne peuvent pas remettre en circulation trois policiers dont l’un est particulièrement éminent[11], après leur avoir fait subir un pareil traitement. Conclusion, s’ils obtiennent satisfaction ou au contraire s’ils savent ne pas pouvoir arriver à leurs fins, notre fin à nous sera arrivée. Pas marrant. Pour durer, il convient d’entretenir le doute. Vu ?
Je mets au point un savant petit programme dans ma savante petite tête de San-Antonio chéri. Je me racle le gosier, car il convient d’avoir les voies respiratoires en ordre de marche pour attaquer un discours d’importance.
— Il est toujours évanoui ? lancé-je d’une voix tellement claironnante qu’elle réveillerait une caserne.
— Toujours, fait le Gros. (En fait, il a dit « touvours », mais pour la commodité de la lecture nous continuerons de transcrire en clair les paroles béruriennes.)
— Je me demande s’il leur a raconté tout ce qu’il sait ! reprends-je.
— Raconté quoi ? s’étonne Pinaud.
Mon index placé perpendiculairement devant mes lèvres lui enjoint de la fermer à double tour. Il s’étonne, mais en silence, et je ne lui demande rien de plus.
— Raconté ce qu’il allait nous expliquer de fort mauvaise grâce d’ailleurs, au moment où ces messieurs nous ont endormis, reprends-je. Ah ! c’est un coriace ce père Fouassa. À le voir on ne l’imagine pas aussi duraille ! Je me demande s’il tiendra le coup encore longtemps…
— Si je le tiendrais, moi, fait Béru, je peux vous dire une chose, les gars : c’est que je lui ferais déballer sa salade à plein cageots ! Et j’aurais pas besoin d’y couper les pinces pour ça… Boulot de gestapiste, est-ce que nos joailliers ne seraient pas allemands, par hasard ?
— C’est possible, dit Pinaud. Le plus jeune me fait penser à un correspondant que le neveu de notre cousin d’en dessus recevait d’Allemagne.
Période de silence. J’ai semé la bonne graine, mes chéries, en accréditant dans l’esprit de nos « joailliers » l’idée que Fouassa sait ce qu’ils ; cherchent à connaître. C’est moche pour le vioque car il pourrait avoir droit à de nouvelles séances, mais après tout quand on ne suit pas le droit chemin, il faut s’attendre à des avatars de cette sorte.
— Il refait surface ! annonce Béru après un moment de mutisme qu’il a occupé à téter goulûment le sang ruisselant de ses lèvres ; c’est de l’auto-alimentation en somme !
Effectivement, Fouassa a repris connaissance. Il regarde avec terreur sa main aux doigts sectionnés.
— Vous souffrez beaucoup ? je demande.
— C’est abominable, murmure-t-il. Ces misérables m’ont fait ça avec des tenailles.
— Vous n’avez pas parlé ?
— Comment le pourrais-je, puisque je ne sais rien…
— Vous faites bien d’adopter cette attitude. Restez courageux. Tant que vous ne parlerez pas, ils vous garderont en vie…
— Mais…
D’un signe impératif je lui ordonne de se taire. Le malheureux obéit. J’arrache un pan de ma chemise et je lui lance.
— Entortillez-vous la main là-dedans ! conseillé-je.
Son sang coule moins fort. Je me dis que si on ne fait rien pour lui, la gangrène se mettre de la fiesta. Il parait faiblard comme une chique molle, le pauvre bonhomme. Ça a beau être un meurtrier et un sale combinard, la pitié m’envahit. On devient sensible quand on a le ventre vide depuis bientôt deux jours !
Je me dis qu’il devient urgent de prévenir mes copains que nos paroles sont ouïes des autres. Mais comment ? Le leur désigner constituerait un gros risque car je vous parie une balle de ping-pong contre une balle de coton que le Gros ne manquerait pas de bramer :
— Qu’est-ce que c’est-y que tu nous montres au platftard ?
Je me fouille en vain : on m’a tout enlevé sauf mon honneur et allez donc écrire un message avec votre honneur en guise de pointe Bic, tas d’émasculés !
C’est alors qu’il me vient une idée. Une bonne, natürlich, puisqu’elle est de moi !
Les murs sont couverts d’une épaisse couche de salpêtre, je vous l’ai déjà dit. Avec mon doigt je commence à tracer une barre. Oh ! joie : ça marque ! J’écris donc en caractères d’imprimerie grands commak : « Attention ! il y a un micro. »
Ensuite j’attire l’attention de ces messieurs et je leur désigne tour à tour l’inscription et le microphone. Pinuche me cligne de l’œil. Béru ne peut retenir un « Ah ! les tantes » qui doit meurtrir les trompes d’Eustaches du type préposé à l’écoute. Fouassa met plus de temps à piger car il est dans un état de prostration très avancé pour son âge.
Lorsqu’il est au parfum, de la main, je racle mon inscription. Ensuite j’adresse un clin d’œil au bonhomme.
— Alors, comme ça, vous ne voulez même pas vous confier à nous, Fouassa ? je murmure.
Ayant dit je lui fais signe de répondre « non ».
— Non ! bredouille le mutilé.
J’approuve avec véhémence.
— Les choses vont mal pour vous. Moi, à votre place, je soulagerais ma conscience. Nous sommes des flics, d’accord, mais des flics français, Fouassa !
Il ne sait ce qu’il faut répondre et se tait. Je n’en demande pas plus. Son mutisme fait partie de mon plan.
— D’accord, obstinez-vous… Espèce de vieux salingue !
Un temps. On se croirait dans un studio d’enregistrement où toutes les directives sont données par signes et par mimiques, car le bruit appartient aux auditeurs !
— Mais il s’évanouit encore ! m’écrié-je.
Et j’enjoins au pote Béru de renchérir !
— Il est groggy ! confirme le Mahousse.
— Dans un sale état, renchérit Pinuche de sa voix de plus en plus blafarde.
— Je me demande si on peut mourir d’une telle mutilation ! fais-je.
— Oh ! sûrement, braille le Gros. Tiens : j’ai un arrière-petit-cousin qui est clamsé d’un truc de ce genre. Et pourtant il s’était juste coupé le bout du petit doigt avec un taille-crayon.
— On dirait qu’il agonise ! fait Pinuche.
Fouassa nous considère de son regard hébété. Sa souffrance est atroce. Et par-dessus le marka il doit jouer la comédie !
— Il risque de passer sans avoir parlé, fais-je. Je suis certain qu’il aurait fini par se confier à nous avant de canner !
— Et à quoi cela nous aurait-il avancés ? demande le Gros.
— Simple curiosité professionnelle. J’aime pas mourir puceau, gros !
La porte s’agite. Je fais signe à Fouassa de tomber en syncope et il m’obéit. Entrée des trois individus que vous connaissez déjà. Le blond marche à Fouassa en prenant grand soin de nous contourner. Il lui palpe le front, lui tâte le pouls et fait signe aux autres de l’embarquer. M’est avis qu’il doit avoir les jetons. Si Fouassa meurt avec ce que l’autre croit être son secret, il aura fait tout ce circus et pris tous ces risques pour des clopinettes cintrées.
Le cortège se trisse sans un mot.
Mes coéquipiers me virgulent des regards en forme de points d’interrogation renforcés.
Pas besoin de savoir lire l’andouille dans le texte pour comprendre ce qu’ils expriment.
— Où que tu veux en venir ? me demandent mutuellement les deux fameux archers de la Maison Pouleman.
J’attends un petit paquet de minutes et puis, les ayants alertés d’un geste, je démarre la séance :
— Qu’est-ce que c’est que ce petit bout de papier pelure à la place de Fouassa ?
Béru regarde, il va pour me dire qu’il ne le voit pas, et vite je prends les devants.
— Puisque tu peux l’attraper, passe-le-moi, Gros.
Un léger temps. Les deux pompiers s’entre-dévisagent en se demandant si cette histoire de micro ne me cognerait pas un chouïa sur la coupole.
— Merci ! dis-je, comme si je venais d’attraper ce papier illusoire.
Puis j’émets un léger sifflement.
— Bon Dieu, les gars ! C’est ce que nous cherchions !
Je leur cligne de l’œil. Le Gros comprend in extremis :
— Planque-le ! fait-il, s’ils le trouvent sur toi !
— Ta gueule, fais-je, je l’apprends par cœur et je l’avale !
Quarante-deux secondes trois dixièmes s’écoulent encore et la porte se rouvre à la volée. Mon type blond est là, escorté du Chintoque. Je fais mine d’avaler ma salive avec difficulté et je leur décroche un sourire radieux. Sans un mot les deux gars s’approchent de moi et le jaune ôte mon bracelet de ferraille.
— Qu’y a-t-il ? demandé-je. On m’appelle au téléphone ?
Ils sont avares de mots. Le blond sort son pétard et me l’appuie sur la nuque.
— Avancez ! dit-il seulement.
Le plus-dur, c’est pour me mettre d’aplomb. Ensuite je réussis à faire un pas et nous sortons.
— Si tu reviendrais pas, écris-nous ! lance sinistrement Béru. Et si tu reviens, n’oublie pas d’apporter un gigot !