VI

Je dirai ce que je pense de l'aventure qui affole Paris en ce moment. Il s'agit de la démission de madame Sarah Bernhardt, et de la fêlure stupéfiante qu'elle a déterminé dans le crâne des gens.

Déjà, à propos du procès de Marie Bière, j'avais été étonné des sautes de l'opinion publique. On se souvient des termes crus dans lesquels le Paris sceptique jugeait l'héroïne du drame, avant l'ouverture des débats. L'affaire vient en cour d'assises, et tout Paris se passionne pour la jeune femme; on la défend, on la plaint, on l'adore; si bien que, si le tribunal l'avait condamnée, on lui aurait certainement jeté des pommes cuites. Elle est acquittée, et tout de suite, du soir au lendemain, on retombe sur elle, on la rejette au ruisseau, avec une rudesse incroyable; ce n'est plus qu'une gredine, on lui conseille de disparaître. Sans doute, une analyse exacte nous donnerait les causes de ces mouvements contraires et si précipités. Mais, pour les braves gens qui regardent en simples curieux le spectacle de la vie, quel joli peuple de pantins nous faisons!

Je me suis tenu à quatre pour ne pas parler en son temps de cette affaire. Elle était un exemple si décisif de roman expérimental! Voilà une histoire bien banale, une histoire comme il y en a cent mille à Paris: une femme prend pour amant un monsieur fort correct, un galant homme, dont elle a un enfant, et qui la quitte, ennuyé de sa paternité, après avoir eu l'idée plus ou moins nette d'un avortement. On coudoie cela sur les trottoirs, et personne ne songe même à tourner la tête. Mais attendez, voici l'expérience qui se pose: Marie Bière, de tempérament particulier, produit d'une hérédité dont il a été question dans les débats, tire un coup de pistolet sur son amant; et, dès lors, ce coup de pistolet est comme la goutte d'acide sulfurique que le chimiste verse dans une cornue, car aussitôt l'histoire se décompose, le précipité a lieu, les éléments primitifs apparaissent. N'est-ce pas merveilleux? Paris s'étonne qu'un galant homme fasse des enfants et ne les aime pas; Paris s'étonne que l'avortement soit à la porte de tous les concubinages. Ces choses ont lieu tous les jours, seulement il ne les voit pas, il ne s'y arrête pas; il faut que l'expérience les montre violemment, que le coup de pistolet parte, que la goutte d'acide tombe, pour qu'il reste stupéfait lui-même de sa pourriture en gants blancs. Delà, cette grosse émotion, en face d'une aventure tellement commune, qu'elle en est bête.

Nous avons eu aussi un joli exemple de fêlure avec le fameux Nordenskiold.

Pendant huit jours, tout a été pour Nordenskiold, une réception princière, des arcs de triomphe, des galas, des hommages enthousiastes dans la presse. Il semblait que le voyageur eût découvert une seconde fois l'Amérique. Puis, brusquement, le vent a tourné, Nordenskiold n'avait rien découvert du tout; un simple charlatan qui avait fait une promenade à Asnières, un pitre auquel on reprochait les dîners qu'on lui avait donnés. Le comique de l'histoire est que les journaux les plus chauds à lancer Nordenskiold se sont montrés ensuite les plus enragés à le démolir. Il était grand temps qu'il reprît le chemin de fer, car nous aurions fini par lui faire un mauvais parti.

Et voici les farces qui recommencent avec madame Sarah Bernhardt. En vérité, les nerfs nous emportent, il faudrait soigner cela, car l'indisposition tourne à l'affection chronique. Il n'est pas bon de se détraquer de la sorte, à la moindre émotion.

Pendant huit ans, madame Sarah Bernhardt a été l'idole de la presse et du public. Il n'est pas d'hommage qu'on ne lui ait rendu; on l'a couverte de bravos et de couronnes. Je crois que, pendant ces huit années, on ne trouverait pas une seule attaque contre elle, partant d'un homme ayant quelque autorité. Il semblait qu'on eût signé un pacte pour la trouver parfaite. Paris était à ses pieds. Et brusquement, en une nuit, tout a croulé. Applaudie encore la veille au soir, le lendemain elle n'avait plus aucun talent, mais aucun, rien du tout. La presse entière, qui lui appartenait le samedi, se tournait contre elle le dimanche. On la maudissait, on l'exécrait, à ce point, disait-on, qu'elle n'oserait jamais reparaître sur une scène française, par crainte d'être insultée. Grand Dieu! que s'était-il donc passé? Un simple fait: madame Sarah Bernhardt, cédant à son tempérament de femme nerveuse, venait de jeter dans la cornue la goutte d'acide sulfurique. Elle avait donné sa démission.

Oh! la belle expérience! Le précipité a lieu, d'après les lois naturelles, et le public s'effare. Paris semble croire qu'une telle aventure, fort ordinaire, ne s'était jamais vue. L'histoire de la Comédie-Française est là pour répondre. Madame Sarah Bernhardt n'a, en somme, que répété une fugue célèbre de madame Arnould Plessy, sous le souvenir de laquelle on l'a écrasée, dans le rôle de Clorinde; et M. Got, allant jouer la Contagion à l'Odéon, malgré ses engagements, avait également donné le mauvais exemple. On citerait bien d'autres faits encore. Si l'on pénétrait dans l'histoire intime de la Comédie-Française, si l'on contait les révoltes de chacun, les plaintes, les projets d'escapade, on verrait que le miracle est au contraire que les démissions n'y soient pas plus nombreuses.

Je n'ai pas à défendre madame Sarah Bernhardt. Je ne suis, si l'on veut, qu'un chimiste curieux d'expériences et très intéressé par celle qui se passe en ce moment sous mes yeux. J'accorde que madame Sarah Bernhardt a tous les torts. Elle a tort d'abord d'avoir son tempérament qui la pousse aux décisions extrêmes. Elle a tort ensuite d'être trop sensible à la critique; après avoir cru à tous les éloges qu'on lui donnait, elle a cru à une critique violente qui tombait sur elle comme une tuile par un jour de grand vent. Et c'est cette dernière naïveté que je ne lui pardonnerai jamais. Eh quoi! madame, vous avez déserté devant une phrase d'un critique dont les arrêts ne peuvent compter? Vous que l'on dit si orgueilleuse, vous avez manqué d'orgueil à ce point? Mais je vous assure, il en a tué d'autres qui se portent fort bien. C'est quelquefois un honneur d'être attaqué. Si, comme on le raconte, vous cherchiez un prétexte pour quitter la Comédie-Française, que n'en avez-vous donc trouvé un plus sérieux, car celui-là, en vérité, me gâte toute l'histoire.

Ainsi, voilà madame Sarah Bernhardt qui s'est donné tous les torts. Seulement, il faut examiner la responsabilité de la presse et du public. Elle n'a aucun talent, dites-vous? Alors pourquoi l'avez-vous grisée pendant huit ans? C'est vous qui l'avez faite, c'est vous qui l'avez poussée à cette susceptibilité nerveuse, qui vous semble extraordinaire. Vous gâtez les femmes, puis vous les tuez. Celle-là nous ennuie, à une autre! Aucune mesure, ni dans les éloges, ni dans la critique. Lorsque vous avez mis une comédienne dans les astres, vous la jetez d'un coup de poing dans l'égout; et vous vous étonnez que cette machine délicate se détraque. Ah! peuple de polichinelles! C'est pour cela qu'il vaut mieux t'avoir contre soi, parce qu'au moins on n'a plus à craindre que ta tendresse.

Et comment voulez-vous que les journaux gardent la mesure, lorsqu'un maître du théâtre contemporain tel que M. Emile Augier perd lui-même toute logique? Je dirai jusqu'au bout ce que je pense, puisque me voilà lancé. On nous a raconté comme quoi M. Augier avait insisté auprès de M. Perrin pour donner le rôle de Clorinde à madame Sarah Bernhardt; M. Perrin aurait préféré madame Croizette; mais l'auteur exigeait madame Sarah Bernhardt, dont le talent sans doute lui semblait préférable. Dès lors, quelle est notre stupeur de lire, dans la lettre écrite par M. Augier, ces deux phrases que je détache: «Je maintiens qu'elle a joué aussi bien qu'à son ordinaire, avec les mêmes défauts et les mêmes qualités, où l'art n'a rien à voir... Soyons donc indulgents pour cette incartade d'une jolie femme, qui pratique tant d'arts différents avec une égale supériorité, et gardons nos sévérités pour des artistes moins universels et plus sérieux». Mais, dans ce cas, pourquoi M. Augier a-t-il voulu absolument confier le rôle de Clorinde à madame Sarah Bernhardt? Si «l'art n'a rien à voir» chez cette comédienne, s'il y a, à la Comédie-Française, des artistes «moins universels et plus sérieux», encore un coup pourquoi diable l'auteur a-t-il fait un si mauvais choix? Je ne saurais m'arrêter à cette idée que M. Augier a choisi madame Sarah Bernhardt parce qu'elle faisait recette; cette supposition serait indigne. Il y a donc manque de logique. On ne lâche pas de la sorte, en faisant de l'esprit, une artiste au talent de laquelle on a cru.

Le coup de folie est général, et il part de haut. Je ne puis m'arrêter à toutes les sottises qu'on écrit. Ainsi, on parle du tort que le départ de madame Sarah Bernhardt fait à M. Augier. Quelle est cette plaisanterie? Dans huit jours, lorsque madame Croizette reprendra le rôle, elle aura un succès écrasant, et l'Aventurière bénéficiera de tout le tapage fait; c'est, comme on dit, un lançage superbe. Le tort fait à la Comédie-Française est plus réel; il est certain que madame Sarah Bernhardt laisse un grand vide. Pourtant, la demande de trois cent mille francs de dommages et intérêts me paraît un peu raide. Un arrangement serait seul raisonnable. Mais allez donc parler raison, quand les têtes sont fêlées à ce point! Il faut laisser faire le temps. Je me plais à croire que, lorsque tout ce tapage sera calmé, madame Sarah Bernhardt rentrera comme pensionnaire à la Comédie-Française, où l'on n'aura pu la remplacer, parce qu'elle est avant tout une nature. Alors, de part et d'autre, on s'étonnera d'une alerte si chaude. Ce sont là brouilles d'amoureux.

Du reste, vous savez que, le mois prochain, je m'attends à ce qu'on acquitte Ménesclou, au milieu de l'attendrissement de tout Paris. Pensez donc, le pauvre jeune homme, il y a huit jours qu'on le traite de monstre: ça finit par le rendre sympathique. Puis, en voilà assez avec la petite Deu et sa famille; la mère a parlé au cimetière, c'est du cabotinage. Encore une culbute, pleurons sur Ménesclou!

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