M. de Lapommeraye est un conférencier aimable, spirituel, d'une élocution prodigieusement facile. La première fois que je l'ai entendu, je suis resté stupéfait de toutes les grâces dont il a semé ses paroles. Il paraît adoré de son public, devant lequel il lui sera toujours très facile d'avoir raison contre moi.
Dans une de ses dernières conférences, à laquelle j'assistais, il a constaté d'abord la crise que nous traversons, l'effarement où se trouvent nos auteurs dramatiques, en ne sachant quelles pièces ils doivent faire pour réussir. Et il a déclaré qu'il allait élucider la question et indiquer la formule de l'art de demain. Là-dessus, je suis devenu tout oreille, car ce problème ainsi posé m'intéressait singulièrement. Je tâtonnais encore, j'allais donc mettre enfin la main sur la vérité. Mais j'ai été bien désillusionné, je l'avoue. Le conférencier, après des digressions brillantes, après avoir opposé l'idéalisme au naturalisme, a conclu que les auteurs dramatiques devaient tendre vers le grand art. Vraiment, nous voilà bien renseignés, et c'est là une trouvaille merveilleuse!
Le grand art! mais, sérieusement, moi qui m'honore d'être un naturaliste, est-ce que je ne réclame pas le grand art plus impérieusement encore que les idéalistes? M. de Lapommeraye me prend-il pour un vaudevilliste, ou pour un faiseur d'opérettes? Il faudrait s'entendre sur le grand art, un mot dont M. Prudhomme a plein la bouche, et que les esprits médiocres galvaudent dans toutes les boursouflures de la versification. M. de Lapommeraye a cité la Fille de Roland. Eh bien, la Fille de Roland est de l'art très petit, de l'art absolument inférieur; et attendez vingt ans, vous verrez ce qu'en penseront nos fils. Je donnerais ce paquet informe de mauvais vers, pour deux vers d'un vrai poète. Non, mille fois non! le grand art n'est pas l'art monté sur des échasses, l'art en tartines, l'art qui tient delà place et qui fait les grands bras, en roulant les yeux. Je préfère un vaudeville amusant à une tragédie imbécile. Le grand art, c'est l'épanouissement du génie, pas autre chose, quel que soit le cadre choisi par le génie. La Noce juive, de Delacroix, un tableau d'intérieur large comme la main, est du grand art, tandis que les toiles immenses de nos Salons annuels sont généralement de l'art odieux et lilliputien.
Et j'affirme que le naturalisme autant que l'idéalisme aspire au grand art. M. de Lapommeraye s'est débarrassé du naturalisme de la façon la plus commode du monde. «Quand vous êtes au bord de la mer, a-t-il dit à peu près, ne préférez-vous pas vous perdre dans la contemplation de l'infini, de l'horizon lointain où le ciel et l'eau se confondent? n'êtes-vous pas plus ému par ce spectacle que par le spectacle de la plage, où rôdent des pêcheurs sordides?» Sans doute, l'horizon lointain, c'est l'idéalisme, tandis que la plage, c'est le naturalisme. Voilà une belle comparaison, mais le malheur est que le naturalisme est partout, aussi bien à cinq lieues qu'à cinq mètres. Il n'exclut rien, il accepte tout, il peint tout.
Je ne puis m'empêcher de m'égayer honnêtement, en pensant que M. de Lapommeraye a cru tuer le naturalisme avec une comparaison. Il s'attaque à l'esprit moderne tout entier, et il n'a qu'une belle comparaison pour arme. Imaginez une rose pour barrer le chemin à un torrent. Veut-on savoir ce que c'est que le naturalisme, tout simplement? Dans la science, le naturalisme, c'est le retour à l'expérience et à l'analyse, c'est la création de la chimie et de la physique, ce sont les méthodes exactes qui, depuis la fin du siècle dernier, ont renouvelé toutes nos connaissances; dans l'histoire, c'est l'étude raisonnée des faits et des hommes, la recherche des sources, la résurrection des sociétés et de leurs milieux; dans la critique, c'est l'analyse du tempérament de l'écrivain, la reconstruction de l'époque où il a vécu, la vie remplaçant la rhétorique; dans les lettres, dans le roman surtout, c'est la continuelle compilation des documents humains, c'est l'humanité vue et peinte, résumée en des créations réelles et éternelles. Tout notre siècle est là, tout le travail gigantesque de notre siècle, et ce n'est pas une comparaison de M. de Lapommeraye qui arrêtera ce travail.
Certes, je reconnais moi-même l'inutilité de ces polémiques. Le naturalisme se produira au théâtre, cela est indéniable pour moi, parce que cela est dans la loi même du mouvement qui nous emporte. Mais, au lieu de donner ici de bonnes raisons, j'aimerais mieux que de grandes oeuvres naturalistes parussent au théâtre. M. de Lapommeraye, si elles réussissaient, serait le premier à les applaudir et à les louer devant son public. Alors, nous serions parfaitement d'accord, ce que je désire de tout mon coeur.
Un autre critique, M. Poignand, veut bien également n'être pas de mon avis. Je néglige les attaques qu'il dirige contre mes propres oeuvres; c'est là un massacre enfantin, auquel je m'habitue, et dont je souris. Je ne m'arrête pas également à son amusant paradoxe, par lequel ce sont les personnages historiques qui sont vivants, tandis que nous autres, vivants, nous sommes morts. Mais il fait sur le drame historique des réflexions qui m'intéressent.
Je crois avoir moi-même indiqué que le drame historique prendrait seulement de l'intérêt, le jour où les auteurs, renonçant aux pantins de fantaisie, s'aviseront de ressusciter les personnages réels, avec leurs tempéraments et leurs idées, avec toute l'époque qui les entoure. M. Poignand annonce la venue d'une jeune école, qui songe à ces résurrections de l'histoire. Voilà qui est parfait. L'entreprise est formidable, car elle nécessitera des recherches immenses et un talent d'évocation rare. Mais j'applaudirai très volontiers, si elle réussit. D'ailleurs, M. Poignand ne s'aperçoit peut-être pas que le drame dont il parle serait le drame historique naturaliste. Gustave Flaubert n'a pas suivi une autre méthode pour écrire Salammbô. J'accepte parfaitement le drame historique, ainsi compris, parce qu'il mène tout droit au drame moderne, tel que je le demande. On ne peut pas être exclusif: si l'on ressuscite le passé, c'est tout le moins qu'on laisse vivre le présent.