M. Catulle Mendès est une figure littéraire fort intéressante. Pendant les dernières années de l'Empire, il a été le centre du seul groupe poétique qui ait poussé après la grande floraison de 1830. Je ne lui donne pas le nom de maître ni celui de chef d'école. Il s'honore lui-même d'être le simple lieutenant des poètes ses aînés, il s'incline en disciple fervent devant MM. Victor Hugo, Leconte de Lisle, Théodore de Banville, et s'est efforcé avant tout de maintenir la discipline parmi les jeunes poètes, qu'il a su, depuis près de quinze ans, réunir autour de sa personne.
Rien de plus digne, d'ailleurs. Le groupe auquel on a donné un moment le nom de parnassien représentait en somme toute la poésie jeune, sous le second empire. Tandis que les chroniqueurs pullulaient, que tous les nouveaux débarqués couraient à la publicité bruyante, il y avait, dans un coin de Paris, un salon littéraire, celui de M. Catulle Mendès, où l'on vivait de l'amour des lettres. Je ne veux pas examiner si cet amour revêtait d'étranges formes d'idolâtrie. La petite chapelle était peut-être une cellule étroite où le génie français agonisait. Mais cet amour restait quand même de l'amour, et rien n'est beau comme d'aimer les lettres, de se réfugier même sous terre pour les adorer, lorsque la grande foule les ignore et les dédaigne.
Depuis quinze ans, il n'est donc pas un poète qui soit arrivé à Paris sans entrer dans le cercle de M. Catulle Mendès. Je ne dis point que le groupe professât des idées communes. On s'entendait sur la supériorité de la forme poétique, on en arrivait à préférer M. Leconte de Lisle à Victor Hugo, parce que le vers du premier était plus impeccable que le vers du second. Mais chacun gardait à part soi son tempérament, et il y avait bien des schismes dans cette église. Je n'ai d'ailleurs pas à raconter ce mouvement poétique, qui a copié en petit et dans l'obscurité le large mouvement de 1830. Je veux simplement établir dans quel milieu M. Catulle Mendès a vécu.
Ses théories sont que l'idéal est le réel, que la légende l'emporte sur l'histoire, que le passé est le vrai domaine du poète et du romancier. Ce sont là des opinions aussi respectables que les opinions contraires. Seulement, lorsque M. Catulle Mendès aborde un sujet moderne et accepte ainsi notre milieu contemporain, il a certainement tort de le taire sans modifier ses croyances. Dans un sujet moderne, l'idéal n'est plus le réel, et cet idéal devient un singulier embarras. Pour obtenir du réel, il faut avoir surtout du réel plein les mains. Selon moi, Justice est l'oeuvre d'un poète qui n'a pas songé à couper ses ailes, et que ses ailes font trébucher. Nous retrouvons là le chef de groupe, grandi dans un cénacle, avec le clou d'une idée fixe enfoncé dans le crâne.
Je commencerai par les éloges. Dans Justice, l'effort littéraire me trouve plein de sympathie. On joue tant de pièces odieusement pensées et écrites, qu'il y a un véritable charme à tomber sur l'oeuvre voulue d'un poète. Cette oeuvre peut soulever en moi les plus vives objections, elle n'en est pas moins du monde de ma pensée, elle m'occupe et me passionne. Fût-elle tout à fait mauvaise, elle resterait pleine de saveur. J'aime cette histoire, ce médecin qui a volé et qui est venu se laver de sa faute par de bonnes oeuvres, dans une province perdue; j'aime cette fille de notaire, qui parle et agit comme une création du rêve; j'aime ces deux amoureux, que le monde gêne, et qui se débarrassent du monde, en mourant aux bras l'un de l'autre. Oui, j'aime ces choses, malgré leur folie, parce qu'elles sont la volonté d'un artiste, et que dans leur incohérence même on sent l'enfantement d'un esprit qui n'a rien de vulgaire.
Malheureusement, il faudrait m'en tenir là. Si j'arrive à l'analyse de la pièce, en dépit de toute ma sympathie, je me sens devenir grave et sévère. M. Catulle Mendès a eu le tort de plaisanter avec la réalité. Il aurait dû habiller ses personnages de justaucorps et de pourpoints, et nous lui aurions tout pardonné. Mais entrer dans la vie moderne en poète lyrique, voilà qui est grave! Il se tromperait, s'il croyait que rien n'est plus commode à trousser que la vérité; la vie de tous les jours est là, comme comparaison, et l'on ne peut pas mettre debout une fille de notaire de fantaisie, comme on planterait une damoiselle, avec une jupe de satin et une coiffure copiée dans les livres du temps. En un mot, il faut avoir le sens de la modernité, quand on aborde un sujet contemporain. Les romantiques, qui s'imaginent pouvoir peindre la vie actuelle en se jouant, et par farce pure, s'exposent aux échecs les plus piteux. Rien n'est sévère et rien n'est haut comme la peinture, de ce qui est.
Le grand défaut de Justice est d'être une création en l'air, tout comme s'il s'agissait d'un poème. Voici, par exemple, le plus grand effet de la pièce. Le docteur Valentin a volé pour sauver sa soeur de la prostitution,-une invention fâcheuse, par parenthèse,-et il est aimé de Geneviève, la fille du notaire Suchot. Lui-même l'adore; mais il va fuir, pour ne pas révéler son passé, lorsque Georges, le frère de Geneviève, le surprend avec celle-ci et le force à une explication. Dès que Georges connaît le secret de Valentin, il raconte a la jeune fille que ce dernier est marié, pour qu'elle rompe plus aisément avec lui. De là, grande douleur de Geneviève. Puis, à l'acte suivant, lorsqu'un gredin lui dénonce le vol de Valentin, elle dit avec force: «Je le savais depuis quatre ans, et je vous aime, Valentin, je vous aime!»
Certes, le mot est très beau et devrait produire un grand effet d'admiration et d'émotion. Eh bien! je crois que l'effet est surtout un effet de surprise. Cela vient de ce que chaque spectateur fait cette réflexion rapide: «Comment Geneviève n'a-t-elle pas compris ce dont il s'agissait, lorsque Georges lui a dit que Valentin était marié? Puisqu'elle connaissait le vol, elle devait se douter tout de suite de l'obstacle qui se présentait.» Elle n'a pas parlé alors et l'on s'étonne qu'elle parle plus tard. Au théâtre, toute scène qui n'est point préparée, détonne et peut même avoir de fâcheuses conséquences.
Il n'y a là qu'un défaut de construction. Je pourrais indiquer des invraisemblances. Ainsi, on voit rôder dans l'étude le clerc du notaire, Pigalou, un gredin qui a volé autrefois un curé et qui est menacé par un complice, dupé dans le partage; s'il ne donne pas immédiatement trois mille francs à ce complice, il sera dénoncé par lui. Or, Pigalou a appris la faute de Valentin, et dans une scène fort originale, violente et invraisemblable, il le traite en camarade et veut le forcer à voler les trois mille francs au notaire Suchot. C'est surtout dans cette scène qu'on peut surprendre le procédé de M. Catulle Mendès. Il se moque des vérités ambiantes, il va droit dans ce qu'il croit être la vérité absolue. De là un manque d'équilibre qui a failli faire siffler la scène.
J'insiste, parce que cette question de détail me paraît caractéristique. A la répétition générale, la scène m'avait beaucoup frappé. Je prévoyais bien qu'elle ne marcherait pas facilement, mais je la trouvais hardie et d'une belle allure. Elle est pleine de mots excellents, et n'a qu'un défaut, celui de tourner un peu trop sur elle-même. D'ailleurs, ce que j'avais prévu est arrivé: le public n'a pas compris l'intention de M. Catulle Mendès, qui est de montrer les conséquences fatales et ignominieuses d'une première faute. Je suis persuadé que la scène aurait produit un effet énorme, si l'auteur l'avait présentée autrement, dans la réalité logique de la situation. Telle qu'elle est, elle reste inadmissible. Vingt fois Valenlin serait sorti ou aurait chassé Pigalou. Les motifs pour lesquels l'auteur le retient là, sont des ficelles dramatiques par trop visibles.
A vrai dire, je n'aime guère cette étude de notaire, où se développe une action si bizarre. Je sais bien que M. Catulle Mendès a choisi cette étude pour que l'antithèse fût plus forte. Il a voulu peut-être aussi montrer que le cadre le plus banal ne l'effrayait pas. Seulement, dans ce cas-là, il aurait fallu empoigner la réalité d'une main puissante et ne pas la lâcher. Tous les personnages marchent à plusieurs mètres du sol. Geneviève et Valentin sont dans les étoiles; ils ne s'en cachent pas, même ils s'en vantent. Quant à maître Suchot, il n'est guère qu'un fantoche, sur la tête duquel M. Catulle Mendès a accumulé tout son dédain de la prose.
Le troisième acte, que l'on redoutait, est précisément celui qui a sauvé la pièce. Cela montre une fois de plus quel est le flair des directeurs. Il n'y a qu'un monologue et une scène dans cet acte. Valenlin, seul dans son laboratoire, prépare sa mort, en chimiste habile. Il a établi, sur un fourneau, un appareil qui dégage dans la pièce un gaz d'asphyxie. Geneviève arrive pour se sauver avec son amant; mais il lui explique que leur bonheur est désormais impossible, et elle va se retirer, lorsqu'elle comprend qu'il est en train de se donner la mort. Alors, elle referme la porte et la fenêtre, elle l'endort un instant par ses paroles douces; puis, quand il s'aperçoit qu'elle veut mourir avec lui, elle s'oppose violemment à ce qu'il la sauve. Et ils meurent.
L'effet a été grand, le soir de la première représentation. La lutte de Geneviève pour mourir, le consentement arraché par elle à Valentin, la mort qui vient comme une délivrance et qui ravit les deux amants dans les espaces, tout cela est large et remarquable. Certes, je ne crois pas qu'on se suicide avec de pareils élans; mais la situation est extrême, et le poète peut intervenir sans trop blesser la vérité. Quant à la thèse, à la souillure ineffaçable d'une première faute, au suicide employé comme une rédemption, peut-être cette thèse a-t-elle été dans les intentions de l'auteur, mais je veux l'ignorer, pour ne pas retomber dans mes sévérités. A quoi bon une thèse, lorsque la vie suffit? Comment M. Catulle Mendès, qui est avant tout un homme d'art, a-t-il pu vouloir descendre jusqu'à jouer le rôle d'un avocat?
Je finirai par un étrange reproche. Pour moi, la pièce est trop bien écrite. Je veux dire qu'on y sent les phrases presque continuellement. Le style ne consiste pas en belles images, pas plus que la peinture ne consiste en belles couleurs. En enfilant des comparaisons ingénieuses jusqu'à demain, on n'obtiendrait qu'une oeuvre monstrueuse et illisible. Le style est l'expression logique et originale du vrai. Dire ce qu'il faut dire, et le dire d'une façon personnelle, tout est là. Les écrivains qui s'imaginent bien écrire parce qu'ils enlèvent une fin de tirade à l'aide de mots poétiques, sont dans la plus déplorable erreur. Au théâtre surtout, bien écrire, c'est écrire logiquement et fortement.