On se souvient du succès obtenu autrefois par Jean la Poste, le gros mélodrame de M. Dion Boucicault, adapté à la scène française par M. Eugène Nus. L'Ambigu a repris dernièrement ce mélodrame.
Je ne le connaissais pas, j'ai donc pu le juger dans toute la fraîcheur d'une première impression. Eh bien! mon sentiment, pendant les dix tableaux, a été un sentiment de grande tristesse. Je trouve absolument fâcheux que, sous prétexte de lui plaire, on serve au peuple des oeuvres d'un art si inférieur, où la vérité est blessée à chaque scène, où l'on ne saurait sauver au passage dix phrases justes et heureuses.
Je comprends d'ailleurs très bien le succès d'une pareille machine. Rien n'est plus touchant que l'intrigue: cette Nora se laissant accuser de vol pour sauver un proscrit, un noble dont elle est la soeur naturelle, et ce Jean se dévouant pour sa fiancée Npra, prenant le vol à son compte, se faisant condamner à être pendu. Cela remue les plus beaux sentiments: l'amour, l'abnégation, le sacrifice. Ajoutez que le traître Morgan est précipité dans la mer au dénoûment, tandis que Jean peut enfin consommer son mariage en brave et honnête garçon. Et le succès a d'autres raisons encore: deux tableaux sont très vivants, très bien mis en scène; celui de la noce irlandaise, avec ses fleurs et ses couplets alternés, et celui du conseil de guerre, où le public joue un rôle si familier et si bruyant. Enfin, il y a le décor machiné de la fin: Jean s'échappant de son cachot, montant le long de la tour pour rejoindre Nora qui chante sur la plate-forme; puis la vue de la mer immense, avec la traînée lumineuse de la lune. Voilà, certes, des éléments d'émotion nombreux et puissants. Je suis sans doute trop difficile; car, tout en m'expliquant la grande réussite d'une oeuvre semblable, je persiste à en être triste et à souhaiter pour les spectateurs des petites places, qu'on entend évidemment flatter, des oeuvres d'une vérité plus virile et d'une qualité littéraire plus élevée.
Pour moi, je lâche le mot, un pareil drame n'est qu'une parade. Les interprètes sont fatalement des queues-rouges qui grimacent des rires ou des larmes. Cela n'est pas même mauvais, cela n'existe pas. Les jours de réjouissances publiques, on dresse des théâtres militaires sur l'esplanade des Invalides, où des soldats représentent des batailles. Eh bien! Jean-la-Posle, ou tout autre mélodrame de ce genre, pourrait être ainsi représenté. La pièce gagnerait même à être mimée, car on éviterait ainsi une dépense exagérée de mauvais style. Les acteurs n'auraient qu'à mettre la main sur leur coeur pour confesser leur amour. Je connais des pantomimes qui en disent certainement plus long sur l'homme que l'oeuvre de M. Dion-Boucicaut: Pierrot est plus profond que Jean, son héros, et Colombine est plus femme que sa Nora. Ce qui me consterne, dans un drame prétendu populaire, ce sont les peintures de surface, les personnages plantés comme des mannequins, le mensonge continu, étalé, triomphant. Entre un théâtre forain et un grand théâtre des boulevards, il n'y a, à mes yeux, qu'une différence de bonne tenue.
Je causais justement de ces choses, et l'on me répondait que le succès de la Porte-Saint-Martin était dans ces pièces grossièrement enluminées, faites pour les tréteaux. Est-ce bien vrai? Est-il absolument nécessaire, par exemple, qu'un certain major, dans Jean-la-Poste, ait une attitude de pieu coiffé d'un chapeau galonné? Est-il nécessaire que Jean parle comme un poète incompris, en phrases fleuries qui sont le comble du ridicule dans la bouche d'un cocher? Est-il nécessaire que chaque personnage enfin soit tout bon ou tout mauvais, sans la moindre souplesse? Je ne le crois pas. Notre théâtre populaire est dans l'enfance, voilà la vérité. On raconte au peuple les histoires de fées, les contes à dormir debout, avec lesquels on berce les petits enfants. De là, la simplification des personnages, la vie montrée en rêve, le mensonge consolant érigé en principe. La conception du mélodrame, chez nous, est restée dans l'abstraction pure: il ne s'agit pas de peindre les hommes, il s'agit de mettre en jeu des marionnettes, avec une étiquette dans le dos, de façon à leur faire exécuter des mouvements plus ou moins compliqués. C'est la tragédie tombée de l'analyse psychologique à la simple mécanique des événements. Il y aurait autre chose à faire, j'imagine. Quoi? C'est le secret du dramaturge qui peut surgir demain et donner une nouvelle vie à notre théâtre. J'ai voulu exprimer un simple sentiment, celui que tout spectateur délicat emporte de l'audition d'un mélodrame. On trouve ce spectacle insuffisant et médiocre, faussant le goût de la foule, l'habituant à une sensiblerie grotesque. Les enfants aiment les pommes vertes, et les pommes vertes leur font du mal. Il doit en être de même pour le mélodrame, qui indigestionne le public, quand il s'en gorge. La somme de bêtise qu'on emporte de certains spectacles est incalculable. Quiconque ment, même dans une bonne intention, est un menteur et cause un préjudice à la vérité et à la justice. C'est pourquoi je préférerais une réalité plate aux grands mots qui traînent dans les tirades des héros. Maintenant, si notre théâtre ne produisait que des oeuvres fortes, cela serait peut-être gênant; il existe un équilibre de sottise, sans lequel les sociétés trébuchent.
FIN