I
Il faut que je confesse un de mes gros étonnements. Quand j'assiste à une première représentation, j'entends souvent pendant les entr'actes des jugements sommaires, échappés à mes confrères les critiques. Il n'est pas besoin d'écouter, il suffit de passer dans un couloir; les voix se haussent, on attrape des mots, des phrases entières. Là, semble régner la sévérité la plus grande. On entend voler ces condamnations sans appel: «C'est infect! c'est idiot! ça ne fera pas le sou!»
Et remarquez que les critiques ne sont que justes. La pièce est généralement grotesque. Pourtant, cette belle franchise me touche toujours beaucoup, parce que je sais combien il est courageux de dire ce qu'on pense. Mes confrères ont l'air si indigné, si exaspéré par le supplice inutile auquel on les condamne, que les jours suivants j'ai parfois la curiosité de lire leurs articles pour voir comment leur bile s'est épanchée. Ah! le pauvre auteur, me dis-je en ouvrant les journaux, ils vont l'avoir joliment accommodé! C'est à peine si les lecteurs pourront en retrouver les morceaux.
Je lis, et je reste stupéfait. Je relis pour bien me prouver que je ne me trompe pas. Ce n'est plus le franc parler des couloirs, la vérité toute crue, la sévérité légitime d'hommes qu'on vient d'ennuyer et qui se soulagent. Certains articles sont tout à fait aimables, jettent, comme on dit, des matelas pour amortir la chute de la pièce, poussent même la politesse jusqu'à effeuiller quelques roses sur ces matelas. D'autres articles hasardent des objections, discutent avec l'auteur, finissent par lui promettre un bel avenir. Enfin les plus mauvais plaident les circonstances atténuantes.
Et remarquez que le fait se passe surtout quand la pièce est signée d'un nom connu, quand il s'agit de repêcher une célébrité qui se noie. Pour les débutants, les uns sont accueillis avec une bienveillance extrême, les autres sont écharpés sans pitié aucune. Cela tient à des considérations dont je parlerai tout à l'heure.
Certes, je ne fais pas un procès à mes confrères. Je parle en général, et j'admets à l'avance toutes les exceptions qu'on voudra. Mon seul désir est d'étudier dans quelles conditions fâcheuses la critique se trouve exercée, par suite des infirmités humaines et des fatalités du milieu où se meuvent les juges dramatiques.
Il y a donc, entre la représentation d'une pièce et l'heure où l'on prend la plume pour en parler, toute une opération d'esprit. La pièce est exaltée ou éreintée, parce qu'elle passe par les passions personnelles du critique. La bienveillance outrée a plusieurs causes, dont voici les principales: le respect des situations acquises, la camaraderie, née de relations entre confrères, enfin l'indifférence absolue, la longue expérience que la franchise ne sert à rien.
Le respect des situations acquises vient d'un sentiment conservateur. On plie l'échine devant un auteur arrivé, comme on la plie devant un ministre qui est au pouvoir; et même, s'il a une heure de bêtise, on la cache soigneusement, parce qu'il n'est pas prudent de déranger les idées de la foule et de lui faire entendre qu'un homme puissant, maître du succès, peut se tromper comme le dernier des pleutres. Cela affaiblirait le principe de l'autorité. On doit veiller au maintien du respect, si l'on ne veut pas être débordé par les révolutionnaires. Donc, on lance son coup de chapeau quand même, on pousse la foule sur le trottoir banal, en lui déguisant l'ennui de la promenade.
La camaraderie est bien forte, elle aussi. On a dîné la veille avec l'auteur dans une maison charmante; on doit déjeuner le lendemain avec lui, chez un ancien ami de collège. Tout l'hiver, on le rencontre; on ne peut entrer dans un salon sans le voir et sans lui serrer la main. Alors, comment voulez-vous qu'on lui dise brutalement que sa pièce est détestable? Il verrait là une trahison, on mettrait dans l'embarras tous les braves gens qui vous reçoivent l'un et l'autre. Le pis est qu'il a murmuré à votre oreille:
-Je compte sur vous.
Et il peut y compter, en vérité, car jamais on n'a le courage de dire toute la vérité à cet homme. Les critiques qui restent francs quand même, passent pour des gens mal élevés.
L'indifférence absolue est un état où le critique arrive après quelques années de pontificat. D'abord, il s'est jeté dans la bataille, a mis ses idées en avant, a livré des combats sur le terrain de chaque pièce nouvelle. Puis, en voyant qu'il n'améliore rien, que la sottise demeure éternelle, il se calme et prend un bel égoïsme. Tout est bon, tout est mauvais, peu importe. Il suffit qu'on boive frais et qu'on ne se fasse pas d'ennemis. Il faut aussi ranger parmi ces beaux indifférents les poètes et les écrivains de grand style qui acceptent un feuilleton dramatique. Ceux-là se moquent parfaitement du théâtre. Ils trouvent toutes les pièces abominables, odieuses. Et ils affectent un sourire de bons princes, ils louent jusqu'aux vaudevilles ineptes, ils n'ont que le souci de pomponner leurs phrases pour se faire à eux mêmes un joli succès.
Quant à l'éreintement, il est presque toujours l'effet de la passion. On éreinte une pièce, parce qu'on est romantique, parce qu'on est royaliste, parce qu'on a eu des pièces sifflées ou des romans vendus sur les quais. Je répète que j'admets toutes les exceptions. Si je citais des exemples, on m'entendrait mieux; mais je ne veux nommer personne. La critique, si débonnaire pour les auteurs arrivés, se montre tout d'un coup enragée contre certains débutants. Ceux-là, on les massacre; et le public, devant cette fureur, ne doit plus comprendre. C'est qu'il y a, par derrière, une situation dont il faudrait d'abord débrouiller les fils. Souvent, le débutant est un novateur, un garçon gênant, un ours vivant dans son trou, loin de toute camaraderie.
D'ailleurs, notre critique théâtrale contemporaine a des reproches plus graves à se faire. Ses sévérités et ses indulgences exagérées ne sont que les résultats de la débandade, du manque de méthode dans lequel elle vit. Elle est la seule critique existante, puisque les journaux dédaignent aujourd'hui de parler des livres, ou leur jettent l'aumône dérisoire d'un bout d'annonce griffonné par le rédacteur des Faits divers. Et j'estime qu'elle représente bien mal la sagacité et la finesse de l'esprit français. A l'étranger, on rit du tohu-bohu de ces jugements qui se démentent les uns les autres, et qui sont souvent rendus dans un style abominable. En Angleterre, en Russie, on dit très nettement que nous n'avons plus parmi nous un seul critique.
On doit accuser d'abord la fièvre du journalisme d'informations. Quand tous les critiques rendaient leur justice le lundi, ils avaient le temps de préparer et d'écrire leurs feuilletons. On choisissait pour cette besogne des écrivains, et si le plus souvent la méthode manquait, chaque article était au moins un morceau de style intéressant à lire. Mais on a changé cela, il faut maintenant que les lecteurs aient, le lendemain même, un compte rendu détaillé des pièces nouvelles. La représentation finit à minuit, on tire le journal à minuit et demi, et le critique est tenu de fournir immédiatement un article d'une colonne. Nécessairement, cet article est fait après la répétition générale, ou bien il est bâclé sur le coin d'une table de rédaction, les yeux appesantis de sommeil.
Je comprends que les lecteurs soient enchantés de connaître immédiatement la pièce nouvelle. Seulement, avec ce système, toute dignité littéraire est impossible, le critique n'est plus qu'un reporter; autant le remplacer par un télégraphe qui irait plus vite. Peu à peu, les comptes rendus deviendront de simples bulletins. On flatte la seule curiosité du public, on l'excite et on la contente. Quant à son goût, il ne compte plus; on a supprimé les virtuoses pour confier leur besogne à des journalistes qui acceptent volontiers de traiter le Théâtre comme ils traiteraient la Bourse ou les Tribunaux, en mauvais style. Nous marchons au mépris de toute littérature. Il y a deux ou trois journaux, sur le pavé de Paris, qui sont coupables d'avoir transformé les lettres en un marché honteux où l'on trafique sur les nouvelles. Quand la marée arrive, c'est à qui vendra la raie la plus fraîche. Et que de raies pourries on passe dans le tas!
Comme il faut être de son temps, j'accepterais encore cette rapidité de l'information qui est devenue un besoin. Mais, puisqu'on a mis les phrases à la porte, on devrait au moins rejeter les banalités, condenser en quelques lignes des jugements motivés, d'une rectitude absolue. Pour cela, il faudrait que la critique eût une méthode et sût où elle va. Sans doute, on doit tolérer les tempéraments, les façons diverses de voir, les écoles littéraires qui se combattent. Le corps des critiques dramatiques ne peut ressembler à un corps de troupe qui fait l'exercice. Même l'intérêt de la besogne est dans la passion. Si l'on ne se jetait pas ses préférences à la tête, où serait le plaisir, pour les juges et pour les lecteurs? Seulement, la passion elle-même est absente, et le pêle-mêle des opinions vient uniquement du manque complet de vues d'ensemble.
Le public est regardé comme souverain, voilà la vérité. Les meilleurs de nos critiques se fient à lui, consultent presque toujours la salle avant de se prononcer. Ce respect du public procède de la routine, de la peur de se compromettre, du sentiment de crainte qu'inspire tout pouvoir despotique. Il est très rare qu'un critique casse l'arrêt d'une salle qui applaudit. La pièce a réussi, donc elle est bonne. On ajoute les phrases clichées qui ont traîné partout, on tire une morale à la portée de tout le monde, et l'article est fait.
Comme il est difficile de savoir qui commence à se tromper, du public ou de la critique; comme, d'autre part, la critique peut accuser le public de la pousser dans des complaisances fâcheuses, tandis que le public peut adresser à la critique le même reproche: il en résulte que le procès reste pendant et que le tohu-bohu s'en trouve augmenté. Des critiques disent avec un semblant de raison: «Les pièces sont faites pour les spectateurs, nous devons louer celles que les spectateurs applaudissent.» Le public, de son côté, s'excuse d'aimer les pièces sottes, en disant: «Mon journal trouve cette pièce bonne, je vais la voir et je l'applaudis.» Et la perversion devient ainsi universelle.
Mon opinion est que la critique doit constater et combattre. Il lui faut une méthode. Elle a un but, elle sait où elle va. Les succès et les chutes deviennent secondaires. Ce sont des accidents. On se bat pour une idée, on rapporte tout à cette idée, on n'est plus le flatteur juré de la foule ni l'écrivain indifférent qui gagne son argent avec des phrases.
Ah! comme nous aurions besoin de ce réveil!
Notre théâtre agonise, depuis qu'on le traite comme les courses, et qu'il s'agit seulement, au lendemain d'une première représentation, de savoir si l'oeuvre sera jouée cent fois, ou si elle ne le sera que dix. Les critiques n'obéiraient plus au bon plaisir du moment, ils n'empliraient plus leurs articles d'opinions contradictoires. Dans la lutte, ils seraient bien forcés de défendre un drapeau et de traiter la question de vie ou de mort de notre théâtre. Et l'on verrait ainsi la critique dramatique, des cancans quotidiens, de la préoccupation des coulisses, des phrases toutes faites, des ignorances et des sottises, monter à la largeur d'une étude littéraire, franche et puissante.