VI

Je n'avais pu assister à la première représentation du drame en cinq actes de MM. Malard et Tournay: le Chien de l'Aveugle, joué au Troisième-Théâtre-Français. Mais les articles extraordinairement élogieux, presque lyriques de certains de mes confrères, m'ont fait un devoir d'assister à une des représentations suivantes; les critiques les plus influents déclaraient que c'était enfin là du théâtre, et que depuis vingt ans on n'avait pas joué un drame mieux fait ni plus intéressant. J'ai donc écouté avec tout le recueillement possible, et j'ai en effet trouvé la pièce habilement charpentée, offrant quelques scènes heureuses, lente pourtant dans certaines parties et fort mal écrite. Cela est d'une moyenne convenable, du d'Ennery qui aurait besoin de coupures. Mais je me refuse absolument à m'extasier, à m'écrier: «Enfin, voilà une oeuvre, voici ce qu'il faut faire; jeunes auteurs, étudiez et marchez!»

Quelle est donc cette rage de la critique dramatique, de nier tous les efforts originaux, et de se pâmer d'aise, dès que se produit une oeuvre médiocre, coupée sur les patrons connus! Ainsi voilà des critiques, la plupart fort intelligents, qui montrent la sévérité la plus grande pour les tentatives dramatiques des poètes et des romanciers, et qui saluent avec des yeux mouillés de larmes le retour de toutes les vieilleries du boulevard du Crime, surtout lorsqu'elles sont en mauvais style. Je connais leur raisonnement: «Nous sommes au théâtre, faites-nous du théâtre. Nous nous moquons du talent, du bon sens et de la langue française, du moment où nous nous asseyons dans notre fauteuil d'orchestre. Nous préférons un imbécile qui nous fera du théâtre, à un homme de génie qui ne nous fera pas du théâtre.» Telle est la théorie. Elle suppose un absolu, le théâtre, une chose qui est à part, immuable, à jamais fixée par des règles. C'est ce qui m'enrage.

Et, d'ailleurs, je veux bien que le théâtre soit à part, qu'il y faille des qualités particulières, qu'on s'y préoccupe des conditions où l'oeuvre dramatique se produit. Mais, pour l'amour de Dieu! que le talent, la personnalité et l'audace de l'auteur comptent aussi un peu dans l'affaire. Nous ne sommes pas dans la mécanique pure. Il s'agit de peindre des hommes et non de faire mouvoir des pantins. La nécessité de la situation s'impose, soit; mais encore faut-il, pour que l'oeuvre ait une réelle valeur humaine, que la situation se présente comme une résultante des caractères; si elle est simplement une aventure, nous tombons au roman-feuilleton, à la plus basse production littéraire.

Voici, par exemple, le Chien de l'Aveugle. Ce drame est la mise en oeuvre d'une cause célèbre, l'affaire Gras, qui est encore présente à toutes les mémoires. Je constate d'abord un changement qui me gâte la réalité, la femme Gras avait pour complice un ouvrier sans éducation, qu'elle avait affolé d'amour au point de le pousser au crime. Les auteurs, qui sont des gens de théâtre, ont eu peur de cet ouvrier, de cette brute docile; comment écrire des scènes avec un pareil complice, comment intéresser et attendrir? Et ils ont eu la belle imagination de changer l'ouvrier en un chirurgien du plus rare mérite, Octave Froment, un amoureux décent, facile à manier, et qui ne peut blesser personne. Eh bien, cette transformation tue le sujet. L'héroïne est diminuée, car elle n'est plus la seule volonté; tout se trouve déplacé, c'est Octave Froment qui commet le crime, nous n'avons plus le beau cas de cette femme usant de la toute-puissance de son sexe. La madame de La Barre des auteurs devient sympathique. C'est là le triomphe du théâtre.

Mais où l'admiration des critiques a éclaté, c'est dans ce qu'ils ont nommé la trouvaille de MM. Malard et Tournay. Il paraît que ces messieurs ont eu un coup de génie en imaginant, après la réussite du crime, les deux derniers actes, où l'on voit Octave Froment, sorti de prison, venir réclamer le payement de son crime à madame de La Barre, qui s'est faite le bon ange de son amant devenu aveugle. La grande scène est celle-ci: à la suite d'une longue et pénible discussion entre les deux complices, Octave va se résigner et s'éloigner de nouveau, lorsque l'amant, Lucien d'Alleray, arrive et reconnaît la voix de l'homme qui lui a ôté la vue. Il s'approche, pose la main sur l'épaule de cet homme et y trouve le bras de la femme qu'il adore; de là des soupçons, une instruction nouvelle, et finalement le suicide de madame de La Barre, qui se jette par une fenêtre. Cette situation du quatrième acte a exalté les critiques. Il paraît que cela est du théâtre, et du meilleur.

Voyons, tâchons d'être juste. D'abord, nous avons vu cela cent fois. Ensuite, nous sommes simplement ici dans un fait-divers, et encore bien invraisemblable. Il faut que madame de La Barre y mette de la complaisance, pour que Lucien trouve son bras au cou d'Octave; elle supplie ce dernier de se taire, je le sais, elle se pend à ses épaules, et le groupe est intéressant; mais tout cela n'en reste pas moins une combinaison scénique, où l'étude humaine, les caractères et les passions des personnages n'ont rien à voir. Si ce qu'on nomme le théâtre est réellement dans cette seule mécanique des faits, ni Molière, ni Corneille ni Racine n'ont fait du théâtre.

Il faudrait s'entendre une bonne fois sur la situation au théâtre. La situation s'impose, si l'on entend par elle le fait auquel arrivent deux personnages qui marchent l'un vers l'autre. Elle est dès lors, comme je l'ai dit plus haut, la résultante même des personnages. Selon les caractères et les passions, elle se posera et se dénouera. C'est l'analyse qui l'amène et c'est la logique qui la termine. Au fond, le drame n'est donc qu'une étude de l'homme. Remarquez que j'appelle situation tout fait produit par les personnages. Il y a, en outre, le milieu et les circonstances extérieures, qui au contraire agissent sur les personnages. Rien de plus poignant que cette bataille de la vie, les hommes soumis aux faits et produisant les faits: c'est là le vrai théâtre, le théâtre de tous les grands génies. Quant à cette mécanique théâtrale dont on nous rebat les oreilles, à ces situations qui réduisent les personnages à de simples pièces d'un jeu de patience, elles sont indignes d'une littérature honnête. C'est de la fabrication, c'est de l'arrangement plus ou moins habile, mais ce n'est pas de l'humanité; et il n'y a rien en dehors de l'humanité.

Un exemple m'a beaucoup frappé. Dans les Noces d'Attila, on voit qu'au dernier acte Ellack, un fils du conquérant, apprend de la bouche même d'Hildiga, que celle-ci veut tuer son père. Justement, à la scène suivante, il se trouve en face d'Attila. Les critiques en question se sont allumés: voilà, selon eux, une situation superbe. Comment Ellack va-t-il en sortir? De la façon la plus simple du monde. Au moment où il est sur le point de tout dire à Attila, celui-ci s'avise de l'avertir que le lendemain matin il fera tuer sa mère, une de ses épouses qu'il retient en prison pour une faute ancienne. Et, dès lors, Ellack, forcé de choisir entre son père et sa mère, se décide pour celle-ci. Il se retire. C'est du théâtre, paraît-il. Les critiques les plus durs pour la pièce ont ici retiré leur chapeau.

Eh bien, cela me met hors de moi. Je trouve cela puéril, fou, exaspérant. Si réellement la situation au théâtre doit consister dans de pareilles devinettes, monstrueuses et enfantines, rien n'est plus facile que d'en inventer, et de plus stupéfiantes encore. Quoi! il y aura du talent à résoudre des problèmes sans issue raisonnable, à poser des cas qui ne sauraient se présenter et à se tirer ensuite d'affaire par des lieux communs! Et le pis est que, dans ces aventures extraordinaires, le personnage disparaît fatalement. Sommes-nous ensuite plus avancés sur le compte d'Ellack? Pas le moins du monde. Ce garçon aime mieux sa mère, parce que son père se conduit mal. Cela est d'une psychologie médiocre. Aucune analyse, d'ailleurs. Les faits mènent les personnages comme des marionnettes. Il n'y a pas la une étude humaine. Il y a simplement des abstractions qui se promènent, au gré de l'auteur, dans des casiers étiquetés à l'avance.

Qui dit théâtre, dit action, cela est hors de doute. Seulement, l'action n'est pas quand même l'entassement d'aventures qui emplit les feuilletons des journaux. Dans toute oeuvre littéraire de talent, les faits tendent à se simplifier, l'étude de l'homme remplace les complications de l'intrigue; et cela est d'une vérité aussi évidente au théâtre que dans le roman. Pour moi, toute situation qui n'est pas amenée par des caractères et qui n'apporte pas un document humain, reste une histoire en l'air, plus ou moins intéressante, plus ou moins ingénieuse, mais d'une qualité radicalement inférieure. Et c'est ce que je reproche aux critiques de n'avoir pas dit, en parlant du Chien de l'aveugle.

Comment! voilà un drame estimable assurément, mais un drame comme nous en avons une centaine peut-être dans notre répertoire, et vous criez tout de suite à la merveille, vous semblez le proposer en modèle à nos jeunes auteurs dramatiques! C'est du théâtre, criez-vous, et il n'y a que ça. Eh bien! s'il n'y a que ça, il vaut mieux que le théâtre disparaisse. Votre rôle est mauvais, car vous découragez toutes les tentatives originales, pour n'appuyer que les retours aux formules connues. Qu'on nous ramène à Lazare le Pâtre, puisque la situation telle que vous l'entendez ou plutôt l'aventure, règne sur les planches en maîtresse toute-puissante.

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