Il me faut répondre à un article que mon confrère, M. Henry Fouquier, a bien voulu consacrer aux idées que je défends. La polémique a ceci d'excellent qu'elle simplifie et éclaircit les questions, lorsqu'on est de bonne foi des deux côtés. Il est très bon, cet article de M. Henry Fouquier; je veux dire qu'il est très bon pour moi, car il va me permettre d'expliquer nettement la position que j'ai prise dans la critique dramatique et qu'on affecte de ne pas comprendre.
Et, d'abord, comment M. Henry Fouquier, qui est un esprit très fin, un peu fuyant peut-être, tombe-t-il dans cette rengaine insupportable qui consiste à me reprocher de n'avoir rien inventé? Mais, bon Dieu! ai-je jamais dit que j'inventais quelque chose? Où a-t-on lu ça? pourquoi me prête-t-on gratuitement cette prétention bête? Il parle de mes théories nouvelles. Eh! je n'ai pas de théorie; eh! je n'ai pas l'imbécillité de m'embarquer dans des théories nouvelles! C'est l'argument qui m'agace le plus, qui me met hors de moi. «Vous n'inventez rien, les idées que vous défendez sont vieilles comme le monde.» Parfaitement, c'est entendu, je le sais. C'est ma gloire de les défendre, ces vieilles idées.
Ne dirait-on pas qu'il me faudrait inventer une nouvelle religion pour être pris au sérieux! Vous n'inventez rien: donc, vous ne comptez pas, vous rabâchez. Mais, précisément, c'est parce que je n'invente pas que je suis sur un terrain solide. On a inventé le romantisme; je veux dire qu'on a ressuscité le quinzième siècle et le seizième sur le terrain nouveau de notre siècle, où le passé ne pouvait reprendre racine. Aussi le romantisme a-t-il vécu cinquante ans à peine; il était factice, il ne répondait qu'à une évolution temporaire, il devait disparaître avec ses inventeurs.
Nous autres, nous n'inventons pas le naturalisme. Il nous vient d'Aristote et de Platon, affirme M. Henry Fouquier. Tant mieux! c'est qu'il sort des entrailles mêmes de l'humanité. Sans remonter si loin, j'ai vingt fois constaté que le grand mouvement de la science expérimentale était parti du dix-huitième siècle. On peut renouer la chaîne des ancêtres de Balzac. Cela entame-t-il son originalité? Nullement. Son monument s'est trouvé fondé sur des assises plus larges et plus indestructibles.
Est-ce bien fini? Continuera-t-on encore à croire qu'on m'écrase, lorsqu'on me reproche de ne rien inventer, en me plaisantant avec l'esprit facile et un peu naïf de la causerie courante? Je le répète une fois pour toutes: je n'invente rien; je fais mieux, je continue. La situation que j'ai prise dans la critique est donc simplement celle d'un homme indépendant, qui étudie l'évolution naturaliste de notre époque, qui constate le courant de l'intelligence contemporaine, qui se permet au plus de prédire certains triomphes. Quand on me demande ce que j'apporte, et qu'on fait mine de fouiller dans mes poches et de s'étonner de n'y rien trouver d'extraordinaire, je songe à ces gens crédules d'autrefois qui cherchaient la pierre philosophale. Aujourd'hui, nos chimistes sont partis de l'étude de la nature, et s'ils trouvent jamais la fabrication de l'or, ce sera par une méthode scientifique. Je suis comme eux, je n'ai pas de recettes, pas de merveilles empiriques; j'emploie et je tâche simplement de perfectionner la méthode moderne qui doit nous conduire à la possession de plus en plus vaste de la vérité.
Maintenant, je ne pense pas que personne ose nier l'évolution naturaliste de notre âge. Dans les sciences, le mouvement est formidable, et ce sont précisément les travaux des savants qui ont donné le branle à toute l'intelligence contemporaine. Les arts et les lettres ont suivi; dans notre école de peinture, chez nos historiens, nos critiques, nos romanciers, même nos poètes, on peut suivre les transformations considérables amenées par l'application des méthodes exactes. Eh bien! c'est cette évolution qui m'intéresse, qui me passionne. J'en suis la marche, le développement; j'en attends le triomphe définitif. Au théâtre, cette évolution me paraît marcher plus lentement et ne pas encore produire les oeuvres qu'on doit en attendre. Tout mon terrain de critique est là. Je n'ai pas la folle vanité de croire que c'est moi qui vais déterminer un mouvement de cette puissance irrésistible. Le courant impétueux passe, et je me jette au milieu, je m'abandonne à lui, Certain qu'il doit me conduire où va le siècle. Ceux qui veulent le remonter, seront noyés, voilà tout. Il serait aussi sot de le nier que de dire: «C'est moi qui l'ai fait.»
Mais mon plus grand crime, paraît-il, est d'avoir lancé dans la circulation ce mot terrible de naturalisme, sur lequel M. Henry Fouquier s'égaye avec la fine fleur de son esprit. Est-ce bien moi qui ai créé le mot? je n'en sais ma foi rien! Enfin, je l'ai employé et j'en accepte la paternité. C'est donc bien abominable de prendre un mot nouveau, lorsqu'on éprouve le besoin de désigner une chose ancienne d'une façon saisissante. Mettons que la formule de la vérité dans l'art nous vienne de Platon et d'Aristote. Suis-je condamné à employer une périphrase pour désigner cette vérité dans l'art? N'est-il pas plus commode de choisir un mot, d'accepter un mot qui est dans l'air? Puis, il n'y a pas d'absolu. Du temps de Platon et d'Aristote, la vérité dans l'art a pu avoir un nom qui ne lui convienne plus aujourd hui; si le fond est éternel, les façons d'être changent, la nécessité d'appellations nouvelles se fait sentir. On me demande pourquoi je ne me suis pas contenté du mot réalisme, qui avait cours il y a trente ans; uniquement parce que le réalisme d'alors était une chapelle et rétrécissait l'horizon littéraire et artistique. Il m'a semblé que le mot naturalisme élargissait au contraire le domaine de l'observation. D'ailleurs, que ce mot soit bien ou mal choisi, peu importe. Il finira par avoir le sens que nous lui donnerons. C'est uniquement ce sens qui est la grande affaire.
Et ici j'entre dans le vif de ma querelle avec M. Henry Fouquier. Il est plein d'esprit, cela je ne le nie pas; mais il fait un raisonnement qui m'a paru dénoter une philosophie un peu puérile, cette philosophie du coin du feu qui discute sur l'art de couper les cheveux en quatre. Voici ce qu'il écrit: «Je crois que l'erreur capitale du propagateur zélé du naturalisme consiste à avoir confondu le fond éternel des choses avec les moyens d'expression.» Puis, il s'explique: de tout temps les artistes ont eu pour but de reproduire la nature, de se faire les interprètes de la vérité. Tous les artistes sont donc des naturalistes. Où ils commencent à différer, c'est lorsqu'ils expriment, par ce que chaque groupe d'artistes, selon les temps, les milieux et les tempéraments, donne alors des expressions différentes de la nature. C'est là seulement, d'après M. Henry Fouquier, que les naturalistes d'intention deviennent des idéalistes, des classiques, des romantiques, enfin toutes les variétés connues.
Parbleu! le raisonnement est superbe! Je jure à M. Henry Fouquier que je ne confonds pas du tout le fond éternel des choses avec les moyens d'expression. Ce fond éternel des choses est d'un bon comique dans cette argumentation. Voyez-vous un gredin devant un tribunal, disant qu'il a le fond éternel d'honnêteté, mais que, dans la pratique, il n'en a pas tenu compte? Où en serions-nous, si l'intention suffisait dans les arts et dans les lettres? Vous me la bâillez belle, avec votre fond éternel des choses! Que m'importe ce que veulent les artistes et les écrivains? C'est ce qu'ils me donnent qui m'intéresse.
Évidemment, à toutes les époques, les prosateurs comme les poètes ont eu la prétention de peindre la nature et de dire la vérité. Mais l'ont-ils fait? C'est ici que les écoles commencent, que la critique naît, qu'on échange des montagnes d'arguments. Me dire que je me trompe, en ne mettant pas tous les écrivains sur une même ligne et en ne leur donnant pas à tous le nom de naturalistes, parce que tous ont l'intention de reproduire la nature, c'est jouer sur les mots et faire de l'esprit singulièrement fin. J'appelle naturalistes ceux qui ne se contentent pas de vouloir, mais qui exécutent: Balzac est un naturaliste, Lamartine est un idéaliste. Les mots n'auraient plus aucun sens si cela n'était pas très net pour tout le monde. Quand on raffine, quand on amincit les mots pour tourner spirituellement autour d'eux, il arrive qu'ils fondent et que la page écrite tombe en poussière. Il faut moins de finesse et plus de grosse bonhomie dans l'art.
Donc, je ne tiens compte du fond éternel des choses que lorsque l'écrivain en tient compte lui-même et ne triche pas, volontairement ou non. Le reste est une pure dissertation philosophique, parfaitement inutile. Remarquez que je ne nie pas le génie humain. Je crois qu'on a fait et qu'on peut faire des chefs-d'oeuvre en se moquant de la vérité. Seulement, je constate la grande évolution d'observation et d'expérimentation qui caractérise notre siècle, et j'appelle naturalisme la formule littéraire amenée par cette évolution. Les écrivains naturalistes sont donc ceux dont la méthode d'étude serre la nature et l'humanité du plus près possible, tout en laissant, bien entendu, le tempérament particulier de l'observateur libre de se manifester ensuite dans les oeuvres comme bon lui semble.
M. Henry Fouquier, du moment que je n'entends pas modifier le fond éternel des choses, est plein de dédain. Il voudrait peut-être, pour se déclarer satisfait, me voir créer le monde une seconde fois. Ma tâche lui semble modeste, si je ne m'attaque qu'aux moyens d'expression. A quoi veut-il donc que je m'attaque, à la terre ou au ciel? Mais, les moyens d'expression, c'est tout le domaine de la critique; le reste ne saurait nous regarder. Enfin, il prétend que j'enfonce les portes ouvertes. Toujours le même espoir déçu de me voir faire quelque chose d'extraordinaire. Mon Dieu! non, je n'ai pas de rocher où je pontifie et prophétise. Je ne tutoie pas Dieu. Je ne suis qu'un homme du siècle. Quant aux portes, elles sont, il est vrai, sinon ouvertes, du moins entr'ouvertes. Un battant tient encore, selon moi; j'y donne mon petit coup de cognée. Que chacun fasse comme moi, et le passage sera plus large.
Revenons au théâtre. Si dans le roman le triomphe du naturalisme est complet, je constate malheureusement qu'il n'en est pas de même sur notre scène française. Je ne rentrerai pas dans ce que j'ai dit vingt fois à ce sujet. L'autre jour, en répondant à M. Sarcey, j'ai, une fois de plus, donné mes arguments. Pour M. Henry Fouquier, il se déclare absolument satisfait; notre théâtre contemporain l'enchante, il le trouve supérieur. Pour me convaincre, il m'envoie assister aux Fourchambault; j'ai vu la pièce, j'en ai dit mon sentiment, et il est inutile que j'y revienne. Il n'y aurait qu'un moyen de me prouver que la formule naturaliste a donné au théâtre tout ce qu'elle doit donner: ce serait de poser en face de Balzac un auteur dramatique de sa taille, ce serait de me nommer une série de pièces qui se tiennent debout devant la Comédie humaine.
Si vous ne pouvez pas établir cette comparaison, c'est qu'à notre époque le roman est supérieur et et que le drame est inférieur. J'attends le génie qui achèvera au théâtre l'évolution commencée. Vous êtes satisfait de notre littérature dramatique actuelle, je ne le suis pas, et j'expose mes raisons. Plus tard, on saura bien lequel de nous deux se trompait.
Ce que j'abandonne volontiers à l'esprit si fin de M. Henry Fouquier, ce sont mes pièces sifflées. Là, il triomphe aisément, ayant l'apparence des faits pour lui. Il a bien lu dans mes pièces et dans mes préfaces des choses que je n'y ai jamais écrites; mettons cela sur le compte de son ardeur à me convaincre. C'est chose entendue, mes pièces ne valent absolument rien; mais en quoi mon manque de talent touche-t-il la question du naturalisme au théâtre? Un autre prendra la place, voilà tout.