III

Ah! quelle longue, écrasante, monotone soirée, à la Porte-Saint-Martin! Je suis sorti de la première représentation de Coq-Hardy, le drame en sept actes de M. Poupart-Davyl, brisé de fatigue, hébété d'ennui. Certes, notre métier de critique dramatique comporte beaucoup d'indulgence; on recule souvent devant le résumé exact de son impression. Mais qu'il me soit permis au moins une fois de ne rien cacher, de dire ma révolte intérieure contre un de ces drames de la queue romantique, qui se moquent du style, de la vérité et du simple bon sens.

Je ne chercherai pas à analyser la pièce dans son intrigue puérile et compliquée. Il y a là dedans un duc de Brennes, un prince de Bretagne, que sa femme trahit au prologue, et que nous retrouvons dix ans plus tard, simple capitaine d'aventure, sous le nom de Coq-Hardy. Naturellement, ce capitaine se trouve mêlé à l'inévitable imbroglio historique, où sonnent les grands noms de Louis XIV, d'Anne d'Autriche, de Mazarin, de Condé. Il va presque jusqu'à prendre le menton d'Anne d'Autriche et à tutoyer Condé. Au dénoûment, il redevient nécessairement le duc de Brennes, il sauve Louis XIV, la monarchie, la France, avec l'unique regret de n'avoir pas à sauver Dieu lui-même. J'oubliais de dire qu'en chemin, il retrouve sa femme et sa fille. Inutile d'ajouter que le traître meurt, quand l'auteur n'a plus besoin de lui.

N'est-ce pas que le besoin d'un drame où l'on parlât de Mazarin se faisait absolument sentir? Comment la statistique ne s'est-elle pas occupée encore de relever le nombre de pièces où l'on prononce le nom de Mazarin? Un seul personnage historique a été plus exploité, le cardinal de Richelieu. Et que c'est gai, cet éternel cours d'histoire sur Anne d'Autriche, Louis XIII, Louis XIV et les cardinaux! Quel intérêt prodigieux et passionnant pour des spectateurs de notre époque, dans le perpétuel défilé de ces marionnettes d'un autre âge, qui laissent, à chaque coup d'épée, couler le son de leur ventre! Comme nous pouvons partager les joies et les douleurs de ces poupées, dont nous nous moquons si parfaitement!

Je ne parle pas de la façon odieuse dont ces drames accommodent l'histoire. Ils sont pour le peuple une véritable école de mensonges historiques. Dans nos faubourgs, ils ont répandu les idées les plus stupéfiantes sur les grandes figures et les grands événements qu'ils ont mis si ridiculement à la scène. Grâce à eux, des légendes grotesques se sont formées, l'histoire apparaît aux ignorants comme une parade, avec des paillasses richement vêtus qui tapent des pieds et qui déclament. Je ne comprends pas comment la salle entière n'éclate pas d'un fou rire, en face des monstrueux pantins qu'on lui présente sous des noms retentissants.

Par exemple, dans Coq-Hardy, peut-on trouver quelque chose de plus profondément comique que les scènes entre le capitaine d'aventure et Anne d'Autriche? Le capitaine entre chez la reine comme chez lui, et il lui parle avec des effets de hanche, des ronflements de voix, une familiarité de bon garçon, qui sont à mon sens le comble de la drôlerie. Et quelle merveille encore, cet acte où l'on voit la reine et Louis XIV errer la nuit dans les rues de Paris, en se tordant les bras, comme deux locataires louches que le patron de quelque garni a flanqués à la porte! ajoutez que Coq-Hardy survient, qu'il démolit une maison afin de construire une barricade, et qu'il se retranche avec Louis XIV derrière cette barricade, d'où ils opèrent tous les deux des sorties pour tuer deux ou trois douzaines d'hommes. Quel cerveau a jamais inventé des folies plus extravagantes? Cela me donne froid au dos, me glace de ce petit frisson de peur et de honte que j'ai parfois éprouvé en face des infirmités humaines.

Il y a encore une scène incroyable que je veux signaler. Anne d'Autriche a chargé le capitaine Coq-Hardy de négocier avec le grand Condé, qui revient de Lens chargé de gloire. Jolie situation, invention ingénieuse et d'une vraisemblance étonnante. Alors, le capitaine parle en maître à Condé. Il le subjugue, le rend petit garçon, l'écrase devant toute la salle qui applaudit. Et, lorsque Condé ose demander une parole, le capitaine lui répond à peu près ceci:

-Vous avez la mienne!

Rien de plus royal. Voyez vous ce routier se promenant avec des blancs-seings de la reine, faisant la leçon aux grands capitaines, donnant sa parole avec des gestes de matamore! C'est de la farce lugubre.

D'ailleurs, il est inutile de discuter. Un drame historique, bâti sur ce plan, ne soutient pas la discussion. Toutes les démences s'y abattent. Il serait impossible de prendre un personnage et de l'analyser, sans voir tout de suite qu'on a une marionnette dans les mains. Ainsi, je ne connais pas de figure plus décourageante que la duchesse, cette femme qui trompe son mari qui se sauve avec sa fille pour suivre un amant indigne, le traître de la pièce, et que nous retrouvons dans les larmes, dans le remords, dans tout le tra la la des beaux sentiments. J'ai dit le mot juste, elle est décourageante, car rien n'est plus attristant et malsain que le mensonge. L'auteur a dû vouloir créer l'adultère sympathique, l'ange des épouses infidèles, l'héroïne impeccable des femmes tombées. Et il a accouché de cette pleurnicheuse, dont ni la faute ni le repentir ne nous touchent, et qui se traîne aux pieds de son mari, sans que la salle soit émue. Pourquoi nous intéresserions-nous à elle, puisqu'elle est une poupée dont nous apercevons toutes les ficelles?

Dirai-je un mot du style, maintenant? Ici, je me sens les bras cassés. J'avais véritablement l'impression d'un déluge de tuiles sur mes épaules, pendant la représentation de Coq-Hardy. On ne peut imaginer les étranges phrases qui tombent là dedans. L'auteur semble avoir ramassé avec soin toutes les tournures clichées, les bêtises de la rhétorique, les images que l'usage a ridiculisées, afin de les mettre à la queue les unes des autres dans son oeuvre. C'est un véritable cahier de mauvaises expressions. Pas une ne manque. On aurait voulu faire un pastiche de la langue des mélodrames, qu'on ne serait certainement pas arrivé à une pareille réussite sans beaucoup d'efforts. Ce que je ne comprends pas, c'est qu'un public n'ait pas les oreilles plus sensibles. Comment se fait-il que des spectateurs, qui se fâcheraient si un orchestre jouait faux, puissent supporter patiemment toute une soirée une langue si abominablement fausse? Je sais que, pour mon compte, le style de Coq-Hardy m'a rendu très malade. Affaire de tempérament sans doute.

Si cela était écrit avec bonhomie encore, si l'on sentait derrière un homme simple, qui ne se pique pas d'écrire et qui dit tout rondement sa pensée! L'intolérable est qu'on devine une continuelle prétention au beau style. Les phrases ont le poing sur la hanche comme les personnages. Au dénoûment, Coq-Hardy fait un discours où il parle des Francs et des Gaulois. Il faut dire que ce duc de Brennes descend de Brennus; Brennes, Brennus, vous comprenez, c'est fort ingénieux. Et il y a ainsi des panaches tout le long de la pièce. Parfois même on entrevoit des intentions shakespiriennes. Oh! les intentions shakespiriennes! c'est là recueil des faiseurs de mélodrames. La poésie les tue.

J'avouerai, d'ailleurs, que je ne puis me défendre d'un grand dédain pour les pièces où les coups d'épée et les coups de pistolet entrent pour la part la plus applaudie dans les mérites du dialogue. Le succès de Coq-Hardy a été le combat du cinquième acte. Si la poudre parle, c'est que l'auteur n'a rien de mieux à dire. Et quel abus aussi des beaux sentiments! Quand un acteur a un beau sentiment à émettre, on s'en aperçoit tout de suite; il s'approche du trou du souffleur comme un ténor qui a une belle note à pousser, il lâche son beau sentiment, on l'applaudit, il salue et se retire. Cela finit par être honteux, de spéculer ainsi sur l'honneur, la patrie, Dieu et le reste. Le procédé est trop facile, il devrait répugner aux esprits simplement honnêtes.

La stricte vérité est que, le premier soir, la salle s'ennuyait. Toutes les fois que des personnages historiques étaient en scène et se perdaient dans des considérations sur la Fronde, je voyais les spectateurs ne plus écouter, lever le nez, s'intéresser au lustre ou aux peintures du plafond. Je vous demande un peu à quoi rime la Fronde pour nous? Il fallait qu'un choc d'épée ou la déclamation d'une tirade vertueuse ramenât l'attention sur la scène. Alors, on applaudissait, pour se réveiller sans doute. Je jurerais que les deux tiers des spectateurs n'ont pas compris la pièce. Coq-Hardy n'en a pas moins marché jusqu'à la fin, et le nom de l'auteur a été acclamé. On en est arrivé à un grand mépris des jugements sincères.

Certes, je souhaite tous les succès à M. Poupart-Davyl. Il y avait des choses très acceptables dans sa Maîtresse légitime, à l'Odéon. Je suis certain que la forme de notre mélodrame historique est surtout la grande coupable, dans cette affaire de Coq-Hardy. On ne ressuscite pas un genre mort. J'entendais bien, dans la salle, les romantiques impénitents rejeter toute la faute sur M. Poupart-Davyl, en l'accusant d'avoir gâché un bon sujet. Mais la vérité est qu'il est impossible aujourd'hui de refaire les pièces d'Alexandre Dumas. Il faudrait tout au moins renouveler le cadre, chercher des combinaisons, choisir des époques inexplorées. Voyez les faits: M. Poupart-Davyl a un grand succès avec la Maîtresse légitime, et je doute qu'il fasse autant d'argent avec Coq-Hardy. Ouvrira-t-on les yeux, comprendra-t-on qu'on doit laisser au magasin des accessoires toutes les guenilles historiques, pour entrer définitivement dans le drame moderne, qui est fait de notre chair et de notre sang?

Dernièrement, les romantiques impénitents se fâchaient contre Rome vaincue. Comment! une tragédie, cela était intolérable! Et ils se chatouillaient pour rire, ils plaisantaient M. Parodi sur la formule démodée qu'il avait ressuscitée. Eh bien! en toute conscience, je trouve les Romains de Rome vaincue autrement vivants que les frondeurs de Coq-Hardy. Certes, la tragédie, que les romantiques avaient tuée, se porte beaucoup mieux à cette heure que le drame. Je ne veux pas même établir un parallèle entre les deux pièces, car d'un côté il y a le souffle d'un tempérament dramatique, tandis que, de l'autre, je ne vois que le pastiche banal de tous les mélodrames odieux qui m'assomment depuis quinze ans. Ici, la question d'art s'élève au-dessus des formules. Et combien je préfère la langue incorrecte de M. Parodi au ron-ron de M. Poupart-Davyl!

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