M. Ernest Blum est un fervent du mélodrame. Il avait obtenu un beau succès avec Rose Michel. Aujourd'hui, il vient de tenter la fortune avec un drame historique, l'Espion du roi, mais je serais très surpris que le succès fût égal, car le public m'a paru bien froid et singulièrement dépaysé, en face des personnages, empruntés à une Suède de fantaisie. Entendons-nous, on a applaudi les mots sonores d'honneur, de patrie et de liberté; mais les spectateurs n'étaient pas «empoignés», et se moquaient parfaitement de la Suède, au fond de leur coeur.
L'avouerai-je? J'ai à peine compris les deux premiers tableaux. Rien n'accrochait mon attention. Il y avait là un amas d'explications nécessaires, pour indiquer le moment historique et l'affabulation compliquée du drame, qui lassait évidemment la patience de toute la salle. Les visages semblaient écouter, mais n'entendaient certainement pas. Aussi, quelle étrange idée, d'être allé choisir la Suède, qui compte si peu dans les sympathies populaires de notre pays! Ce choix malheureux suffit à reculer l'action dans le brouillard. On raconte que M. Ernest Blum a promené son drame de nationalités en nationalités, avant de le planter à Stockholm. Il a eu ses raisons sans doute; mais je lui prédis qu'il ne s'en repentira pas moins d'avoir poussé le dédain de nos préoccupations quotidiennes jusqu'à nous mener dans une contrée dont la grande majorité des spectateurs ne sauraient indiquer la position exacte sur la carte de l'Europe. Nous rions et nous pleurons où est notre coeur.
Je connais le raisonnement qui fait de nous les frères de tous les peuples opprimés. Cela est vague. On peut applaudir une tirade contre la tyrannie, sans s'intéresser autrement au personnage qui la lance. Je vous demande un peu qui s'inquiète de Christian II, un roi conquérant, une sorte de fou imbécile et féroce, tombé sous la domination d'une favorite, et qui ensanglantait la Suède par des exécutions continuelles, afin d'affermir par la terreur son trône chancelant? Lorsque, au dénoûment, Gustave Wasa, le libérateur, le roi aimé et attendu, délivre Stockholm, on prend son chapeau et on s'en va, bien tranquille, sans la moindre émotion. Est-ce que ces gens-là nous touchent? Si le génie leur soufflait sa flamme, ils pourraient ressusciter du passé et nous communiquer leurs passions. Seulement, le génie, dans les mélodrames, n'est d'ordinaire pas là pour accomplir ce miracle. Quand un auteur a simplement de l'intelligence et de l'habileté, il découpe les personnages historiques, comme les enfants découpent des images.
Je trouve donc le cadre fâcheux, et je maintiens qu'il nuira au drame. La principale situation dramatique sur laquelle l'oeuvre repose avait une certaine grandeur. Il s'agit d'une mère, Marthe Tolben, qui adore ses fils; le plus jeune, Karl, meurt dans ses bras, tué par un officier du tyran; l'aîné, Tolben, est arrêté et va être exécuté, si Marthe ne trahit pas les patriotes de Stockholm, qui conspirent pour la délivrance du pays. Mais sa trahison tourne contre la malheureuse femme; Tolben lui-même est accusé de son crime et veut se faire tuer, pour se laver d'une telle accusation aux yeux de ses compagnons d'armes. Alors, cette mère, qui a sacrifié la patrie à ses fils, se sacrifie elle-même pour la patrie, meurt en ouvrant une des portes de Stockholm à Gustave Wasa; et c'est là une expiation très haute, qui devrait donner une grande largeur au dénoûment.
M. Ernest Blum ne s'est point contenté de cette figure. Il a imaginé une création énigmatique, Ruskoé, un bossu, un chétif, qui, ne pouvant servir, son pays par l'épée, le sert à sa manière en se faisant espion. Pour tout le monde, il est l'espion du roi; mais, en réalité, il travaille à la délivrance de la patrie, il est l'espion de Wasa. Certes, la figure était faite pour tenter un dramaturge: ce pauvre être hué, lapidé, vivant dans le mépris de ses frères, poussant le dévouement jusqu'à accepter l'infamie, attendant des semaines, des mois, avant de pouvoir se redresser dans son honneur et dire son long héroïsme. J'estime cependant que Ruskoé n'a pas donné tout ce que l'auteur en attendait, et cela pour diverses raisons.
La première est que l'intérêt hésite entre lui et Marthe. Sans doute ces deux personnages se rencontrent, lorsque, au quatrième acte, Ruskoé vient offrir le pardon à la femme qui a trahi, en lui donnant les moyens de sauver Stockholm. La scène est fort belle. Seulement, le lien reste bien faible en eux, l'attention se porte de l'un à l'autre, sans pouvoir se fixer d'une manière définitive. Mais la principale raison est que Ruskoé n'agit pas assez. L'auteur, en voulant le rendre intéressant à force de mystère, l'a trop effacé. Pendant quatre tableaux, on attend l'explication que Ruskoé donne au cinquième; tout le monde a deviné, il n'a plus rien à nous apprendre, quand il laisse échapper son secret, dans un élan de douleur et d'espoir. Puis, sa confidence faite, il retourne au second plan. Le dénoûment appartient à Marthe, et non à lui. Il sort de l'ombre, récite son affaire, et rentre dans l'ombre. Cela lui ôte toute hauteur. Il aurait fallu, j'imagine, le montrer plus actif dans le dénoûment. Au théâtre, ce qu'on dit importe peu; l'important est ce qu'on fait. Ruskoé est une draperie, rien de plus; il n'y a pas dessous un personnage vivant.
Je néglige les rôles secondaires: Hedwige, la fille noble, au coeur de patriote, qui aime Tolben; le chevalier de Soreuil, le gentilhomme français de rigueur, qui se promène dans tous les drames russes, américains ou suédois, en distribuant de grands coups d'épée. Mon opinion, en somme, est celle-ci. Les deux premiers tableaux sont lents, embarrassés, d'un effet presque nul. Au troisième tableau, mademoiselle Angèle Moreau, qui joue Karl, meurt d'une façon dramatique, et madame Marie Laurent, Marthe Tolben, pousse des sanglots si vrais et si déchirants, que le public commence à s'émouvoir. Au quatrième, il y a un double duel admirablement réglé, et enlevé avec une grande bravoure par M. Deshayes, le chevalier de Soreuil. Le meilleur tableau est le cinquième, où l'on compte deux belles scènes, la terrible scène entre Marthe et son fils Tolben qui lui arrache le secret de sa trahison, et la grande scène qui suit, dans laquelle Ruskoé se dévoile et apporte à Marthe le rachat. Quant au sixième, il escamote simplement le dénoûment; la pièce est finie, d'ailleurs; il aurait fallu un vaste décor, un tableau mouvementé, montrant Marthe ouvrant la porte aux libérateurs, au milieu des coups de feu et des acclamations; et rien n'est plus froid que de la voir arriver blessée à mort, dans un décor triste et étroit, le coin de forteresse où Tolben, Hedwige et d'autres patriotes attendent leur exécution.
Je vois là quelques belles situations, gâtées par des parties grises et mal venues. Je ne parle pas de la langue, qui est bien médiocre. M. Ernest Blum porte la peine du milieu romantique dans lequel il vit. Il patauge dans une formule morte, malgré sa réelle habileté d'auteur dramatique; il est gêné et raidi, comme les hommes d'armes qu'il nous a montrés, enfermés dans des cuirasses de fer-blanc, pareilles à des casseroles fraîchement étamées.