Assise bien droite sur un fond de porcelaines chinoises et de souvenirs de vacances rapportés par la fidèle Florence, miss Marple accueillit Dermot Craddock avec le sourire :
— Je suis tellement contente qu’on vous ait confié cette affaire ! C’est ce que j’espérais.
— Dès que j’ai reçu votre lettre, dit Craddock, je me suis précipité chez le commissaire adjoint. Il venait tout juste d’avoir un appel des gens de Brackhampton : ils semblaient estimer que l’affaire dépassait le cadre local. Il a écouté avec beaucoup d’intérêt ce que j’avais à lui dire à votre sujet. Il avait déjà entendu parler de vous — par mon parrain, je crois.
— Ce cher sir Henry… s’attendrit miss Marple.
— Il a tenu à ce que je lui raconte en détail toute l’affaire de Little Paddocks. Et vous voulez savoir ce qu’il m’a dit ensuite ?
— Oh ! oui, si ce n’est pas indiscret.
— Il m’a dit : « Bon, eh bien, pour ce qui est du cas présent, j’ai l’impression très nette que nous allons avoir à nous dépêtrer d’une histoire loufoque, de bout en bout concoctée par deux vieilles chouettes qui ont perdu la boule — encore que, contre toute attente, ladite histoire soit corroborée par les faits. Et puisque vous connaissez déjà l’une des vieillardes en question, c’est vous qui allez hériter du dossier. » Donc, me voici ! Et maintenant, ma chère miss Marple, que décidons-nous ? Ma visite, comme vous l’avez déjà deviné, n’a rien d’officiel. Je suis venu sans mes sbires. Un petit entretien préliminaire m’a paru souhaitable, afin que nous puissions chacun abattre nos atouts.
Miss Marple lui sourit :
— Je suis certaine que personne, parmi ceux qui vous côtoient dans vos fonctions officielles, n’imagine à quel point vous pouvez être humain, et, soit dit en passant, je vous trouve plus joli garçon que jamais — non, ne rougissez pas ! Que vous a-t-on raconté au juste jusqu’à présent ?
— Tout ce qu’il y avait à raconter, du moins je l’imagine. J’ai pris connaissance de la déposition de votre amie Mrs McGillicuddy auprès de la police de St Mary Mead, déposition confirmée par le témoignage du contrôleur des chemins de fer et par le mot qu’elle a adressé au chef de gare de Brackhampton. Je dois admettre que toutes les investigations nécessaires ont été effectuées par les responsables — les employés du chemin de fer et la police. Mais il me faut reconnaître que vous les avez tous éclipsés par votre incroyable sagacité.
— Il n’a pas une seconde été question de sagacité, récusa miss Marple. Je possédais sur eux un avantage considérable : je connaissais Elspeth McGillicuddy. Il n’y avait aucune preuve de ce qu’elle racontait, et comme aucune disparition n’avait été signalée, on pouvait logiquement en conclure que tout cela était sorti — comme c’est souvent le cas — de l’imagination d’une vieille piquée, mais pas dès lors qu’il s’agissait d’Elspeth McGillicuddy.
— Pas dès lors qu’il s’agissait d’Elspeth McGillicuddy… répéta l’inspecteur. Savez-vous que j’ai hâte de la rencontrer ? Je regrette vraiment qu’elle soit partie pour Ceylan. Nous avons fait le nécessaire, d’ailleurs, pour qu’elle soit entendue là-bas.
— En ce qui me concerne, j’ai suivi un processus de déduction qui n’a rien d’original, poursuivit miss Marple. Vous le trouverez dans Mark Twain : l’histoire du gamin qui retrouve un cheval. Il se demande simplement où il irait s’il était lui-même le cheval en question.
— Vous vous êtes donc demandé ce que vous feriez si vous étiez un assassin brutal et calculateur ? murmura Craddock avec un regard pensif sur la silhouette fragile de miss Marple, ses joues à peine teintées de rose, son auréole de cheveux blancs. Vraiment, vous faites preuve d’un esprit…
— … plus insondable qu’un évier, comme le dit toujours mon neveu Raymond, enchaîna miss Marple avec un bref hochement de tête. Mais, comme je le lui réponds invariablement, les éviers sont indispensables au fonctionnement d’une maison et en assurent l’hygiène.
— Pendant que vous êtes dans la peau de cet assassin, pourriez-vous aller un peu plus loin et me dire où il se trouve à l’heure qu’il est ?
Miss Marple poussa un soupir :
— Ah ! si je le pouvais… Je n’en ai, hélas ! pas la moindre idée. Mais il s’agit de quelqu’un qui a vécu à Rutherford Hall, ou qui, en tout cas, connaît bien la propriété.
— C’est ce que je pense aussi. Mais cela débouche sur une infinité de possibilités. Songez à toutes les domestiques qui s’y sont succédé. Sans compter les femmes du comité des Fêtes et, avant elles, les gens de la Défense passive. Tous connaissaient la Grange Longue, le sarcophage et l’emplacement de la clef. D’ailleurs, tout le monde, dans le coin, connaît cela. N’importe quelle personne du voisinage pouvait y voir un endroit idéal pour commettre le crime et faire disparaître le cadavre.
— En effet. Je comprends très bien vos difficultés.
— Nous n’aboutirons à rien aussi longtemps que nous n’aurons pas identifié ce cadavre.
— Et cela aussi vous paraît difficile ?
— Bah ! nous finirons bien par y parvenir. Nous rassemblons des informations sur toutes les disparitions de femmes dont l’âge approximatif et le signalement pourraient correspondre à ceux de la victime. Mais jusqu’à présent, ces recherches n’ont rien donné. Le médecin légiste estime qu’il s’agissait d’une femme d’environ trente-cinq ans, en bonne santé, probablement mariée, ayant eu au moins un enfant. Elle portait un manteau de fourrure de qualité très ordinaire, acheté à Londres. Des milliers de manteaux de ce modèle ont été vendus au cours des trois derniers mois. À des femmes blondes dans soixante pour cent des cas. Aucune des vendeuses n’a pu l’identifier sur sa photographie. Ses autres vêtements semblent tous de fabrication étrangère, et sans doute achetés à Paris. On n’y a trouvé aucune marque de blanchisserie anglaise. Nous avons chargé nos collègues parisiens d’effectuer une série de vérifications. Quelqu’un finira, bien sûr, par signaler la disparition d’une parente ou d’une locataire. Ce n’est qu’une question de temps.
— Le poudrier ne vous a rien appris ?
— Malheureusement, non. On trouve ces objets par milliers, à très bon marché, rue de Rivoli. À propos, vous auriez dû le remettre immédiatement à la police — miss Eyelesbarrow ou vous.
Miss Marple secoua la tête :
— Au moment où elle l’a trouvé, personne ne parlait de meurtre, fit-elle observer. Une jeune personne qui trouve un poudrier en s’entraînant au golf n’est pas censée se précipiter au poste de police le plus proche !
Miss Marple se tut quelques secondes avant d’ajouter d’un ton ferme :
— Il m’a semblé plus avisé de retrouver le corps d’abord.
L’inspecteur Craddock réprima un sourire :
— Vous n’avez jamais douté de le retrouver ?
— Jamais. Lucy Eyelesbarrow est quelqu’un de supérieurement intelligent et efficace.
— Je vous crois ! Elle est d’une efficacité tellement irrépressible qu’il lui arrive de m’en donner froid dans le dos. Je me demande quel homme osera jamais l’épouser !
— Eh bien, là, mon garçon, je ne vous suis pas très bien… Il faudra, le cas échéant, que ce soit quelqu’un d’exceptionnel, bien évidemment… Mais…
Miss Marple demeura quelques instants rêveuse, puis :
— Comment se débrouille-t-elle, à Rutherford Hall ?
— Ils sont tous à ses pieds et ils lui mangent dans la main, si vous voyez ce que je veux dire. Mais ils ignorent tout de ses accointances avec vous. Nous n’en avons pas soufflé mot.
— Elle n’a plus maintenant d’accointances avec moi. Elle a rempli la mission dont je l’avais chargée.
— Elle pourrait donc rendre son tablier et s’en aller ?
— Sans l’ombre d’un doute.
— Cependant elle reste. Pourquoi ?
— Elle ne me l’a pas dit. C’est une fille qui a la tête bien faite. Je suppose qu’elle s’est prise d’intérêt…
— Pour l’affaire, ou pour la famille ?
— Il se pourrait, souffla miss Marple, qu’il y ait quelque difficulté à dissocier les deux.
Craddock la regarda fixement :
— Oh ! non — oh ! ne me dites pas que…
— Vous avez une idée ?
— Je crois plutôt que c’est vous qui en avez une.
Miss Marple secoua la tête.
— Eh bien, soupira Dermot Craddock, il ne me reste qu’à « poursuivre l’enquête », comme on dit. Ce n’est pas drôle tous les jours, d’être un policier !
— Je suis certaine que vous obtiendrez des résultats.
— Êtes-vous certaine aussi qu’il ne vous reste pas une petite idée pour moi ? Une de vos déductions inspirées ?
— Si j’étais vous, je songerais aux compagnies théâtrales, répondit assez vaguement miss Marple. Ces gens vont de ville en ville et, souvent, n’ont guère d’attaches. Quand une jeune femme manque à l’appel, on la remplace sans trop se poser de questions.
— C’est vrai. Vous tenez peut-être une piste. Nous ne manquerons pas d’enquêter dans cette direction. Mais pourquoi souriez-vous ?
— J’étais en train de penser, avoua miss Marple, à la tête que va faire Elspeth McGillicuddy en apprenant qu’on a retrouvé le cadavre !
— Çà, par exemple ! balbutia Mrs McGillicuddy. Çà, par exemple !
Elle ne trouvait plus ses mots. Elle leva les yeux vers le jeune inspecteur qui l’avait poliment convoquée, les rabaissa sur la photo qu’il lui tendait.
— C’est elle, trancha-t-elle. C’est bien elle. La malheureuse. Ma foi, je suis contente que vous ayez retrouvé le corps, je me dois bien de l’avouer. Personne ne voulait me croire ! Ni les policiers, ni les employés du chemin de fer, personne ! Il y a quelque chose d’exaspérant, voyez-vous, à ne pas être crue. J’ai pourtant fait tout ce que j’ai pu, personne ne pourra prétendre le contraire.
L’aimable jeune homme émit quelques borborygmes approbateurs.
— Où a-t-on retrouvé le corps, disiez-vous ?
— Dans la grange d’une propriété — Rutherford Hall, tout près de Brackhampton.
— Jamais entendu parler de cet endroit. Comment a-t-il abouti là, je me le demande ?
Le jeune inspecteur ne répondit pas.
— C’est Jane Marple qui l’aura retrouvé. Je lui fais confiance.
— Le cadavre, la renseigna enfin le jeune inspecteur après avoir consulté ses notes, a été découvert par une certaine miss Lucy Eyelesbarrow.
— Ça non plus, je ne connais pas, décréta Mrs McGillicuddy. Mais je suis certaine qu’il y a du Jane Marple là-dessous.
— Quoi qu’il en soit, Mrs McGillicuddy, vous reconnaissez formellement sur cette photographie la personne que vous avez vue depuis votre compartiment ?
— En train de se faire étrangler par un homme — oui.
— Pouvez-vous me le décrire, cet homme ?
— Il était grand, dit Mrs McGillicuddy.
— Oui ?
— Et brun.
— Oui ?
— C’est tout ce que je peux vous en dire. Il me tournait le dos. Je n’ai pas vu son visage.
— Seriez-vous capable de le reconnaître, si vous le rencontriez ?
— Bien sûr que non ! Il me tournait le dos, vous dis-je. Je ne l’ai jamais vu de face.
— Vous n’avez pas idée de son âge ?
Mrs McGillicuddy réfléchit :
— Non — pas vraiment. Enfin… comment savoir ? Il n’était — j’en suis pratiquement certaine — plus de toute première jeunesse. Les épaules, peut-être, la carrure… vous voyez ce que je veux dire ?
Le jeune inspecteur l'écoutait en hochant la tête.
— La trentaine bien sonnée, je ne pourrais pas m’avancer plus. Je ne l’ai pas vraiment regardé, voyez-vous. C’est elle que j’ai vue, avec ces mains qui lui serraient la gorge et ce visage… qui devenait bleu… Vous savez qu’il y a des nuits où j’en rêve encore ?
— Ç’a dû être une expérience pénible, je le crois bien volontiers, dit le jeune homme avec commisération.
Il referma son carnet et demanda encore :
— Vous allez rentrer en Angleterre ?
— Pas avant trois semaines. À moins que ce ne soit nécessaire ?
Il s’empressa de la rassurer :
— Oh ! non. Il n’y a rien que vous puissiez faire pour le moment. Si nous arrêtons quelqu’un, bien sûr…
Les choses en restèrent là.
Une lettre de miss Marple à son amie arriva au courrier. L’écriture en était serrée, d’une légèreté arachnéenne, avec de nombreuses phrases soulignées. Mais Mrs McGillicuddy la déchiffra sans mal car elle était depuis longtemps rompue à cet exercice. Miss Marple y relatait les faits avec un grand luxe de détails. Mrs McGillicuddy dévora le tout avec avidité et, sa lecture terminée, ressentit une immense satisfaction.
Elles leur avaient montré, Jane et elle, de quoi elles étaient capables !