9

Les seuls à faire honneur à l’excellent déjeuner préparé par Lucy furent les deux garçons et Cedric Crackenthorpe, lequel ne paraissait pas le moins du monde affecté par le drame qui l’avait conduit à rentrer en Angleterre. Il semblait, en réalité, considérer tout cela comme une plaisanterie, macabre, certes, mais éminemment divertissante.

Cette attitude, nota Lucy, n’avait pas l’heur de plaire à son frère Harold. Harold prenait cette affaire de meurtre comme une insulte personnelle infligée à la famille Crackenthorpe et se montrait outré au point d’en avoir l’appétit coupé. Emma paraissait inquiète et abattue, et elle mangea elle aussi très peu. Alfred, perdu dans ses pensées, parlait à peine. Avec son visage aux traits fins et à la peau mate, c’était — en dépit de ses yeux un peu trop rapprochés — un fort beau garçon.

Les deux officiers de police revinrent après le déjeuner et demandèrent courtoisement à s’entretenir avec Mr Cedric Crackenthorpe.

L’inspecteur Craddock se montra sous son jour le plus amical :

— Asseyez-vous, Mr Crackenthorpe. Si j’ai bien compris, vous venez d’arriver des Baléares ? Vous vivez là-bas ?

— Depuis six ans. À Ibiza. Je m’y trouve mieux que dans ce pays sinistre.

— Vous devez profiter du soleil plus souvent que nous, je n’en doute pas, reconnut bien volontiers l’inspecteur Craddock, affable. Mais vous étiez déjà ici il n’y a pas si longtemps, d’après ce que j’ai cru comprendre. Pour Noël, afin d’être exact. Qu’est-ce qui a bien pu vous inciter à revenir aussi vite ?

Cedric lui décocha un sourire en biais :

— J’ai reçu un télégramme d’Emma… ma sœur. Nous n’avions jamais eu de meurtre sur la propriété. Je ne voulais pas manquer ça.

— Vous vous intéressez à la criminologie ?

— Oh, qu’en termes choisis ces choses-là sont dites ! Plus simplement, j’aime bien les crimes, les romans à énigme et tout le fourbi. Ce qui fait qu’un roman à énigme qui vous est servi sur le pas de la porte, vous parlez d’une aubaine ! Et puis j’ai pensé aussi qu’avec le vieux sur le dos, la police et j’en passe, cette pauvre Emma aurait bien besoin d’un coup de main…

— Je vois. Vos instincts chevaleresques se sont conjugués avec votre sens de la famille. Nul doute que votre sœur vous en sera reconnaissante — encore qu’elle ne soit pas seule, puisque ses deux autres frères l’ont rejointe également.

— Oui, mais pas pour la soutenir et la réconforter. Harold est complètement retourné par cette histoire. Pour un magnat de la City, ça la fiche horriblement mal de se voir mêlé à l’assassinat d’une fille de mœurs légères…

Craddock haussa quelque peu les sourcils :

— C’était une… fille de mœurs légères ?

— Ma foi, c’est vous l’autorité en la matière. Mais à ne s’en tenir qu’aux faits, ça me paraît probable.

— Je me disais que vous auriez peut-être une idée de son identité ?

— Voyons, inspecteur, vous savez déjà — ou sinon vos collègues vous le confirmeront — que je n’ai pas été fichu d’identifier le corps.

— J’ai seulement parlé d’une « idée », Mr Crackenthorpe. Vous pourriez n’avoir jamais vu cette femme, mais posséder néanmoins des lueurs sur son identité réelle ou supposée.

Cedric secoua la tête :

— Vous vous fourrez le doigt dans l’œil. Je n’ai pas la moindre lueur. Vous sous-entendez, je suppose, qu’elle a pu venir à la Grange Longue pour s’y donner du bon temps en compagnie de l’un d’entre nous ? Mais aucun de nous n’habite ici. Cette maison n’a pour occupants qu’une femme et un vieillard. Vous ne pensez pas sérieusement qu’elle ait pu avoir un rendez-vous galant avec mon géniteur révéré ?

— Notre point de vue — à l’inspecteur Bacon et à moi –, c’est qu’il doit y avoir eu un lien quelconque entre cette femme et cette maison. Cela pourrait remonter assez loin dans le temps. Fouillez dans vos souvenirs, Mr Crackenthorpe.

Cedric se concentra un instant, puis secoua la tête :

— Il nous est arrivé comme tout le monde d’avoir parfois des filles au pair étrangères, mais je ne vois rien, franchement… Vous feriez mieux d’interroger les autres. Ils en sauront sans doute plus que moi.

— Telle est bien notre intention.

Craddock se laissa aller contre le dossier de son fauteuil avant de poursuivre :

— Comme vous l’avez appris au cours de l’enquête préliminaire, il n’a pas été possible de déterminer avec exactitude la date de la mort : plus de quinze jours, moins d’un mois… ce qui la situe néanmoins autour des fêtes de fin d’année. Vous m’avez dit que vous étiez ici pour Noël. Quand êtes-vous arrivé en Angleterre, et à quelle date en êtes-vous reparti ?

Cedric réfléchit :

— Voyons… j’ai voyagé par avion. J’ai déboulé ici le samedi précédant Noël — ce devait être le 21 décembre.

— Vous aviez pris un vol direct depuis Majorque ?

— Oui. Départ à 5 heures du matin et arrivée vers midi.

— Et vous êtes reparti… ?

— J’ai repris un avion le vendredi suivant, le 27.

— Je vous remercie.

Cedric ébaucha un sourire :

— Manque de chance, me voici en plein dans le créneau. Mais croyez-moi, inspecteur, étrangler des jeunes personnes n’est pas ma façon habituelle de célébrer Noël.

— Je l’espère bien, Mr Crackenthorpe ! s’offusqua l’inspecteur Bacon, réprobateur.

— Commettre un tel geste serait pécher gravement contre l’esprit de paix et de charité qui doit prévaloir à cette époque de l’année, n’est-il pas vrai ? railla Cedric en retour.

L’inspecteur Bacon se contenta d’un vague grognement.

— Eh bien, merci encore, Mr Crackenthorpe, dit poliment l’inspecteur Craddock. Ce sera tout.

Quand la porte se fut refermée sur Cedric, Craddock s’enquit :

— Qu’est-ce que vous pensez de ce lascar ?

— Avec ces gens qui ont tous les culots, on peut s’attendre à n’importe quoi, grogna de plus belle l’austère inspecteur Bacon. Je ne peux pas encaisser ce genre-là. De prétendus artistes qui mènent une vie de patachon et qu’on imagine très bien avec des filles de mœurs… vous voyez ce que je veux dire.

Craddock sourit.

— Je n’aime pas non plus sa façon de s’habiller, ronchonna encore Bacon. Se rendre à une enquête préliminaire dans une tenue pareille… si ce n’est pas un manque de respect ! Le pantalon le plus crasseux que j’avais vu depuis longtemps. Et vous avez jeté un œil à sa cravate ? Un bout de ficelle barbouillé de couleur ! Si vous voulez mon avis, ce type est du genre à vous étrangler une bonne femme sans que ça fasse un pli.

— Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il n’a pas étranglé celle-ci — si tant est qu’il n’ait pas quitté Majorque avant le 21… Et ça, ce ne sera pas sorcier à vérifier.

Bacon lui lança un regard entendu :

— J’ai remarqué que vous évitiez de lâcher le morceau quant à la véritable date du crime.

— Et comment ! Mieux vaut rester dans le vague pour le moment. J’aime toujours garder quelques cartes dans ma manche les premiers temps.

Bacon approuva d’un hochement de tête :

— Pour les en sortir le moment venu. C’est le bon système.

— Et maintenant, coupa Craddock, voyons un peu ce que notre impeccable gentleman de la City aura à nous dire de tout cela.

De tout cela, Harold Crackenthorpe, plus pincé que jamais, avait très peu à leur dire. C’était infiniment regrettable… un incident des plus malencontreux. Et la presse, il en avait bien peur… Des journalistes, lui avait-on confié, réclamaient déjà des interviews… Tous les problèmes engendrés… Regrettable, infiniment regrettable…

Puis, sa litanie achevée, il se tut, appuyé au dossier de sa chaise, avec la tête d’un homme incommodé par une odeur désagréable.

Les tentatives de l’inspecteur pour lui tirer quelques renseignements demeurèrent vaines. Non, il n’avait pas la moindre idée de qui cette femme pouvait bien être. Oui, il était venu à Rutherford Hall pour les fêtes de fin d’année. Non, il ne lui avait pas été possible d’y arriver avant la veille de Noël — mais il y était resté jusqu’au week-end suivant.

— Eh bien, nous avons fait le tour de la question, résuma l’inspecteur Craddock sans interroger plus avant l’homme d’affaires.

Il avait très vite compris que Harold Crackenthorpe ne lui serait d’aucune aide.

Il fit entrer Alfred, dont la nonchalance lui parut un peu trop étudiée.

Ce visage ne lui était pas complètement inconnu, songea aussitôt l’inspecteur Craddock. Se pouvait-il qu’il ait déjà croisé cet individu ? À moins qu’il n’ait vu sa photographie dans un journal ? Tout en sachant que ce souvenir était lié à une activité interlope, il ne parvenait pas à en avoir le cœur net. Il interrogea Alfred sur sa profession et n’en obtint qu’une réponse vague :

— Ces temps-ci, je suis dans les assurances. Et je me suis occupé précédemment de la commercialisation d’un électrophone de conception révolutionnaire. Une excellente affaire, au demeurant.

L’inspecteur Craddock affecta de s’intéresser aux électrophones — et personne n’aurait jamais pu se douter que ce qui le fascinait en fait, c’était le complet-veston faussement élégant de son interlocuteur dont il supputait mentalement le prix. Si la tenue de Cedric était négligée et ses vêtements usés jusqu’à la trame, l’excellence de leur coupe et le fait qu’ils aient été taillés dans une étoffe de qualité sautaient aux yeux. Alfred, lui, était vêtu avec une élégance de pacotille qui parlait d’elle-même.

Sans se départir de son amabilité, Craddock posa quelques questions de routine. Alfred se montra intéressé — voire, de temps à autre, un tantinet amusé :

— Pas bête, l’idée que cette femme ait pu un jour travailler ici. Mais à coup sûr pas comme femme de chambre : je ne pense pas que ma sœur en ait jamais eu. Qui en a encore, par les temps qui courent ? Mais nous avons vu passer, comme tout le monde, des kyrielles de main-d’œuvre étrangère. Des Polonaises — et une ou deux Allemandes au caractère de cochon. Seulement, dans la mesure où Emma n’a pas reconnu la victime, j’ai bien peur que votre idée ne tienne plus, inspecteur. Emma est très physionomiste. Non, si cette femme venait de Londres… Mais au fait, qu’est-ce qui vous le fait penser ?

La fixité de son regard démentait le ton détaché de la question.

L’inspecteur Craddock secoua la tête en souriant.

Alfred prit un air entendu :

— Vous ne voulez pas le dire, pas vrai ? Un billet de retour dans sa poche, peut-être ?

— Peut-être, Mr Crackenthorpe.

— Si elle venait de Londres, le gars avec qui elle avait rendez-vous savait peut-être que la Grange Longue était un endroit idéal pour assassiner quelqu’un en toute tranquillité. Il connaît le coin, ça tombe sous le sens. Si j’étais vous, c’est lui que je chercherais, inspecteur.

— Nous le cherchons, répondit l’inspecteur Craddock — et c’était dit avec un calme et une confiance impressionnants.

Il remercia Alfred avant de le libérer.

— Vous savez, confia-t-il ensuite à Bacon, j’ai déjà vu ce type quelque part…

L’inspecteur Bacon laissa tomber son verdict :

— Ficelle, le gaillard. Tellement ficelle qu’il lui arrive parfois de se prendre les pieds dedans.


* * *

— Je ne pense pas que vous souhaitiez me voir, s’excusa Bryan Eastley en hésitant à franchir le seuil. Je ne fais pas réellement partie de la famille.

— Voyons ça, vous êtes bien Mr Bryan Eastley, l’époux de miss Edith Crackenthorpe, décédée il y a cinq ans ?

— C’est cela.

— Eh bien, c’est très aimable à vous de venir nous trouver, Mr Eastley, surtout si vous possédez des renseignements susceptibles de nous aider dans notre enquête.

— Alors, là, pas du tout. Je le voudrais bien, pourtant. Tout ça paraît tellement bizarre, non ? Venir jusqu’ici en plein hiver pour retrouver un homme dans cette vieille grange balayée par les courants d’air… Ce n’est pas vraiment comme ça que j’envisage la volupté !

— Il y a en effet de quoi demeurer perplexe, convint l’inspecteur Craddock.

— Est-ce que c’est vrai qu’il s’agissait d’une étrangère ? Il semble que ce soit le bruit qui court.

— Pourquoi ? Cela vous suggérerait une idée ?

L’inspecteur accompagna sa question d’un regard appuyé, que Bryan accueillit avec un aimable détachement :

— À vrai dire, non, pas la moindre.

— C’était peut-être une Française, précisa l’inspecteur Bacon comme si cela sous-entendait les pires débordements.

Bryan parut s’animer un peu. Une lueur d’intérêt passa dans ses yeux bleus et il leva la main pour lisser sa grosse moustache :

— Vraiment ? Le Gay Parîîîs ?

Il secoua la tête :

— Ça n’en paraît que plus invraisemblable, vous ne trouvez pas ? Je veux dire, cette histoire de galipettes dans la grange… C’est votre première affaire de sarcophage, j’imagine ? Un de ces cinglés qui ont un coup de sang… ou qui cèdent brusquement à leurs fantasmes. Il se sera soudain pris pour Caligula, ou quelque chose d’approchant.

L’inspecteur Craddock ne se donna même pas la peine de rejeter cette suggestion. Il préféra demander, mine de rien :

— À votre connaissance, aucun membre de la famille n’aurait eu de contact ou de… de… liaison avec une Française ?

Bryan lui fit observer que les Crackenthorpe n’étaient pas, à proprement parler, de joyeux lurons :

— Harold a fait un mariage respectable. Sa femme a des yeux de merlan frit, mais elle est la fille d’un pair du royaume tombé dans la dèche. Quant à Alfred, je ne pense pas qu’il s’intéresse beaucoup aux femmes — il passe son temps à monter des combines foireuses qui, le plus souvent, se terminent mal. Pour ce qui est de Cedric, je parierais volontiers qu’il traîne quelques señoritas à ses basques, là-bas, à Ibiza. Il a beau oublier de se raser plus souvent qu’à son tour et avoir perpétuellement l’air de sortir d’une poubelle, les femmes résistent peu à son charme. Je ne sais pas ce qu’elles lui trouvent, mais le fait est là… Vous voyez que je ne vous suis pas d’un grand secours.

Il leur sourit :

— Plutôt que de vous occuper de moi, vous devriez faire monter mon fils Alexander au créneau. James Stoddart-West et lui se sont lancés dans une recherche d’indices à grande échelle. Je vous fiche mon billet qu’ils vous dénicheront bien quelque chose un de ces quatre.

L’inspecteur Craddock affirma qu’il en serait enchanté. Puis il remercia Bryan Eastley et annonça qu’il voulait s’entretenir avec miss Emma Crackenthorpe.


* * *

L’inspecteur Craddock examina Emma Crackenthorpe plus attentivement qu’il ne l’avait fait jusque-là. Il restait intrigué par l’expression qu’il avait surprise sur son visage avant le déjeuner.

Une personne calme. Pas stupide. Mais pas non plus d’une intelligence fracassante. Une de ces femmes agréables et reposantes, que les hommes acceptent sans se poser de questions, et qui possèdent l’art de faire d’une maison un foyer, d’y créer une atmosphère de détente et d’harmonie sereine. Ainsi devait être, songea-t-il, Emma Crackenthorpe.

On sous-estime souvent ce genre de créatures. Sous des dehors placides, il leur arrive d’abriter une vraie force de caractère. Et peut-être, se dit Craddock, la clef du mystère de la femme dans le sarcophage se trouvait-elle enfouie au plus profond des pensées secrètes d’Emma Crackenthorpe.

Tout en se faisant ces réflexions, il posait une série de questions anodines.

— Je suppose qu’il n’y a pas grand-chose que vous n’ayez déjà déclaré à l’inspecteur Bacon, avait-il préludé, aussi ne vous ennuierai-je pas longtemps avec mes interrogations.

— Je vous en prie. Demandez-moi ce que vous voudrez.

— Comme Mr Wimborne vous l’a signalé, nous sommes parvenus à la conclusion que la victime n’était pas originaire de la région. Cela peut représenter un soulagement pour vous — c’est du moins ce que Mr Wimborne laissait entendre. Pour nous, en revanche, cela complique beaucoup la situation. Il sera moins facile de l’identifier.

— Mais elle n’avait donc rien ? Pas de sac à main ? Pas de papiers ?

Craddock secoua la tête :

— Pas de sac à main. Et rien dans les poches.

— Vous n’avez aucune idée de son nom ? Ni de l’endroit d’où elle venait ? Vraiment rien ?

Elle veut savoir qui était cette femme, songea Craddock. Elle serait prête à tout pour en avoir le cœur net. A-t-elle manifesté ce souci depuis le début ? D’après ce que m’a dit Bacon, je n’en ai pas l’impression. Et pourtant, il est malin comme un singe…

— Nous ne savons rien d’elle, reprit-il. C’est pourquoi nous espérions que l’un ou l’autre d’entre vous pourrait nous aider. Êtes-vous certaine que vous n’êtes pas en mesure de le faire ? Même si vous ne l’avez pas reconnue, n’auriez-vous pas au moins une idée sur la personne qu’elle pourrait être ?

Il lui sembla, mais peut-être était-ce un effet de son imagination, qu’Emma marquait une courte hésitation avant de lui répondre.

— Une idée ? Je n’en ai pas la moindre, affirma-t-elle.

Imperceptiblement, l’inspecteur Craddock changea d’attitude. Sa voix prit une intonation plus dure :

— Pourquoi, quand Mr Wimborne vous a dit que la femme était une étrangère, avez-vous tout de suite songé qu’il pouvait s’agir d’une Française ?

Emma ne fut pas décontenancée. Elle se contenta de hausser légèrement les sourcils :

— J’ai fait ça ? C’est bien possible. Je ne sais vraiment pas pourquoi… si ce n’est qu’on a toujours tendance à décréter que tous les étrangers sont des Français avant de chercher à savoir de quelle nationalité ils sont au juste. La plupart des étrangers ici sont d’ailleurs français, non ?

— Je ne dirais pas cela, miss Crackenthorpe. Pas de nos jours. Nous avons sur le sol anglais des gens de toutes nationalités : des Italiens, des Allemands, des Autrichiens, des Scandinaves…

— Oui, vous êtes sans doute dans le vrai.

— Vous n’aviez aucune raison particulière de penser qu’il y avait des chances que cette femme soit française ?

Elle ne s’empressa pas de le nier. Elle réfléchit un instant, puis secoua la tête et dit, comme à regret :

— Non. Je ne crois pas. Vraiment pas.

Et elle soutint calmement son regard. Craddock se tourna vers l’inspecteur Bacon. Celui-ci se pencha pour présenter un petit poudrier en métal émaillé :

— Reconnaissez-vous ceci, miss Crackenthorpe ?

Elle le prit pour l’examiner :

— Non. Ce n’est pas à moi, en tout cas.

— Vous ne voyez pas à qui il aurait pu appartenir ?

— Non.

— Dans ce cas, je crois que nous allons cesser de vous importuner — pour l’instant.

— Merci.

Elle leur adressa un bref sourire, se leva et quitta la pièce. Craddock — mais n’était-ce pas encore un tour que lui jouait son imagination ? — eut l’impression qu’elle y mettait une certaine hâte, comme si le soulagement lui avait donné des ailes.

— Vous croyez qu’elle sait quelque chose ? demanda Bacon.

— À un certain stade, répondit l’inspecteur Craddock d’un ton morose, on a tendance à croire que tous les gens en savent un peu plus que ce qu’ils veulent bien nous dire.

— Ce qui est d’ailleurs généralement le cas, confirma Bacon en se référant à sa longue expérience. Simplement, ajouta-t-il, ce qu’ils cachent n’a, le plus souvent, aucun rapport avec l’affaire en cours : des petits secrets de famille, des broutilles qu’ils redoutent de voir révélés au grand jour.

— Je le sais bien. Quoi qu’il en soit…

L’inspecteur Craddock ne devait jamais terminer sa phrase, car la porte, à cet instant précis, s’ouvrit sous une brusque poussée et le vieux Mr Crackenthorpe entra en traînant les pieds, visiblement en proie à une violente indignation :

— C’est du propre ! Scotland Yard vient enquêter dans cette maison et n’a même pas l’élémentaire courtoisie de s’adresser en priorité au chef de famille que je suis ! Qui est le maître ici, je vous le demande ? Répondez donc ? Qui est le maître ?

— C’est vous, bien sûr, Mr Crackenthorpe, répondit Craddock d’une voix conciliante en se levant de son fauteuil. Mais vous avez déjà eu un entretien avec l’inspecteur Bacon et, connaissant votre état de santé, nous avions jugé préférable de ne pas vous déranger une nouvelle fois. Le Dr Quimper nous avait dit que…

— Je dois reconnaître… je dois reconnaître que je ne suis pas au mieux de ma forme. Quant au Dr Quimper, il se prend un peu trop pour ma vieille nourrice. C’est un excellent praticien, certes, mais si je l’écoutais, je passerais ma vie sous les couvertures. Et avec ça, obsédé par la nourriture ! Vous auriez dû voir comment il m’a cuisiné, à Noël, à cause d’une petite indigestion de rien du tout. À croire que quelqu’un avait essayé de m’empoisonner. Qu’est-ce que j’avais mangé ? Quand ? Préparé par qui ? Servi par qui ? Une histoire de tous les diables ! Enfin, même si je ne suis pas très fringant ces temps-ci, vous pouvez compter sur moi pour vous aider dans toute la mesure du possible. Pensez donc : un meurtre dans ma maison — ou à tout le moins, dans ma grange. Un bâtiment qui ne manque pas d’intérêt, d’ailleurs. Époque élisabéthaine. L’architecte du coin ne veut pas le croire, mais il n’y entend rien du tout. 1580 au plus tard. Mais revenons à notre sujet. Que voulez-vous savoir ? Quelle est votre hypothèse ?

— Il est encore un peu tôt pour émettre des hypothèses, Mr Crackenthorpe. Nous nous efforçons toujours de savoir qui était cette femme.

— Une étrangère, à ce qu’on m’a donné à entendre.

— C’est ce que nous pensons.

— Un agent de l’ennemi ?

— Peu probable, à mon humble avis.

— Peu probable ! Peu probable ! Mais ces gens sont partout ! Ils infiltrent tout ! Je ne comprendrai jamais pourquoi le Home Office laisse faire. Ils espionnent nos secrets industriels. Voilà ce qu’elle était venue faire !

— À Brackhampton ?

— On y a construit partout des usines. Il y en a une derrière ma propriété.

Craddock lança un coup d’œil à Bacon qui répondit, laconique :

— Emballages métalliques.

— Allez donc savoir ce qu’ils font réellement ! Je ne peux pas les souffrir, ces types-là. Bon. Ce n’était pas une espionne. Elle était quoi, alors, d’après vous ? Vous pensez qu’elle avait une aventure avec l’un de mes précieux rejetons ? Dans ce cas, ce ne peut être qu’avec Alfred. Pas avec Harold, il est bien trop prudent. Quant à Cedric, il ne condescend pas à vivre dans ce pays, qui n’est pas assez bon pour lui. Admettons : c’était une petite amie d’Alfred. Une brute quelconque l’a suivie jusqu’ici, a compris qu’elle venait le retrouver et lui a réglé son compte. Que dites-vous de ça ?

L’inspecteur Craddock convint avec diplomatie que c’était en effet une hypothèse. Cependant Mr Alfred Crackenthorpe, observa-t-il, ne l’avait pas reconnue.

— Peuh ! Il a eu la frousse, et voilà tout ! Alfred est un poltron. Mais c’est aussi un menteur, je vous le signale, il l’a toujours été ! Il ment comme un arracheur de dents. De tous mes fils, d’ailleurs, il n’y en a pas un pour racheter l’autre. Une bande de vautours qui ne font qu’attendre ma mort, voilà ce qu’ils sont, voilà leur véritable occupation dans l’existence !

Il gloussa :

— Et je vous prie de croire qu’ils attendront encore longtemps ! S’ils se figurent que je vais mourir pour leur faire plaisir ! Bon, si c’est tout ce que je peux faire pour vous… Je suis fatigué. Il est grand temps que j’aille me reposer un peu.

Et il repartit en traînant des pieds.

— Une petite amie d’Alfred ? s’interrogea tout haut l’inspecteur Bacon. À mon avis, le vieux a inventé tout ça.

Il se tut, hésita avant de reprendre :

— Personnellement, je pense qu’Alfred est blanc comme neige dans cette affaire. C’est sûrement le roi des faux jetons, mais ce n’est pas notre homme. En revanche, le beau-frère aviateur…

— Bryan Eastley ?

— Oui. J’ai déjà rencontré des types comme ça. Ce sont des individus à la dérive. Ils ont connu trop jeunes la mort, le danger et l’exaltation qui s’y rattache. Après ça, la vie quotidienne manque pour eux de piquant. Au fond, c’est un bien mauvais tour qu’on leur a joué — même si bien malin celui qui pourrait dire ce qu’on aurait dû faire à la place. Ils ont, comme qui dirait, un passé mais pas d’avenir. Et dans la mesure où ils n’ont rien à perdre, ils n’hésitent pas à prendre des risques. Les gens comme vous et moi agissent avec prudence, par instinct sinon par moralité. Tandis que ceux-là n’ont peur de rien. La prudence ne fait pas partie de leur vocabulaire. Si Eastley avait eu une aventure avec une fille et qu’il se soit mis en tête de la supprimer…

Il se tut un instant, leva la main dans un geste d’impuissance :

— Mais pourquoi se serait-il mis en tête de la supprimer ? Et pourquoi, à supposer qu’il l’ait fait, la fourrer dans un sarcophage appartenant à son beau-père ? Non, je ne pense pas, voyez-vous, que celui qui a fait le coup soit un membre de la famille. Si tel était le cas, l’assassin n’aurait pas été assez cinglé pour laisser, somme toute, le cadavre traîner devant sa porte.

Craddock admit l’absurdité du procédé.

— Vous avez encore à faire ici ? s’enquit Bacon.

Craddock répondit que non.

Bacon proposa de retourner à Brackhampton et d’y prendre une bonne tasse de thé, mais l’inspecteur Craddock déclina l’invitation : il lui fallait rendre visite à l’une de ses vieilles connaissances.

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