12

— Petite ! Hé ! vous, petite ! Venez un peu par ici !

Lucy se retourna, ahurie. Derrière la porte entrebâillée, le vieux Mr Crackenthorpe lui faisait signe d’un doigt impérieux.

— Vous avez besoin de moi, Mr Crackenthorpe ?

— Cessez de poser des questions. Entrez !

Elle s’exécuta. Le vieillard la prit par le bras pour la tirer à l’intérieur et referma la porte derrière elle :

— J’ai quelque chose à vous montrer.

Lucy regarda autour d’elle. La pièce, de faibles dimensions, avait été à l’origine conçue pour servir de bureau. Des liasses de papiers recouverts de poussière s’empilaient sur la table, et des toiles d’araignées festonnaient les angles du plafond. L’air sentait le moisi et le renfermé.

— Vous voulez que je nettoie cette pièce ? demanda-t-elle.

Le vieux Mr Crackenthorpe secoua la tête d’un air farouche :

— Non ! Surtout pas ! Cette pièce est fermée, et j’en garde la clef sur moi. Emma voudrait bien y fourrer son nez, mais il n’en est pas question. Je suis ici chez moi. Vous voyez ces pierres ? Ce sont des spécimens géologiques.

Lucy regarda la collection — une douzaine de blocs rocheux, certains polis, d’autres rugueux.

— Très beau. Très intéressant.

— Et comment ! Je ne les montre pas à tout le monde, mais vous, vous êtes une fille intelligente. Je vais vous faire voir autre chose.

— C’est très gentil à vous, mais j’ai vraiment beaucoup à faire. Avec six personnes à la maison…

— Ils me ruinent ! Ils ne pensent qu’à manger ! Et ne comptez pas sur eux pour participer à la dépense. Des sangsues ! Ils sont tous là, à attendre que je meure. Eh bien, je ne mourrai pas de sitôt, je ne leur ferai pas ce plaisir ! Même Emma n’imagine pas à quel point je suis costaud !

— Je n’en doute pas.

— Et je ne suis pas si vieux, non plus. Elle parle de moi comme d’un vieillard, et elle me traite comme si j’avais cent ans. Mais vous, vous ne me trouvez pas vieux, n’est-ce pas ?

— Bien sûr que non, mentit Lucy.

— Voilà ce que j’appelle une fille intelligente ! Jetez un coup d’œil là-dessus, petite.

Il pointait le doigt vers un grand tableau accroché au mur. En s’approchant, Lucy vit qu’il s’agissait d’un arbre généalogique. Certaines parties étaient d’une écriture si fine qu’il aurait fallu s’aider d’une loupe pour en déchiffrer les noms. Mais ceux des ancêtres les plus lointains, en revanche, apparaissaient en gros caractères, et des couronnes étaient dessinées au-dessus.

— Nous descendons des Rois, s’enflamma Mr Crackenthorpe. Par ma mère. C’est l’arbre généalogique de sa famille. Mon père, lui, n’était qu’un roturier. Un homme du commun ! Il ne m’aimait pas. Je lui étais trop supérieur. Je tenais de ma mère. J’avais un don naturel pour les arts, et ce vieil imbécile n’y comprenait rien. Je ne me souviens pas de ma mère — j’avais deux ans quand elle est morte. Elle était la dernière de sa famille. Ils n’avaient plus un sou, et elle a épousé mon père. Mais regardez-les : Édouard le Confesseur, Ethelred le Deuxième, père d’Édouard… ils sont tous là. Et c’était avant l’arrivée des Normands ! Ce n’est pas rien, n’est-ce pas ?

— Certainement pas.

— Je vais vous montrer encore autre chose.

Il la poussa à travers la pièce vers un énorme bahut de chêne. La pression de ses doigts sur son bras mettait Lucy très mal à l’aise. Le vieux Mr Crackenthorpe, décidément, ne manquait pas d’énergie.

— Vous voyez ceci ? Ça vient aussi de la famille de ma mère. Pur style élisabéthain. Il faut quatre hommes pour le déplacer. Vous vous demandez ce qu’il peut bien y avoir là-dedans, n’est-ce pas ? Vous voulez que je vous le montre ?

— Mais oui, montrez-le-moi, acquiesça poliment Lucy.

— Curieuse, hein ? Toutes les femmes sont des curieuses.

Il tira une clef de sa poche pour ouvrir une porte dans la partie inférieure du monument. De là, il sortit un coffret dont l’aspect moderne, presque neuf, détonnait. Il lui fallut prendre une nouvelle clef pour l’ouvrir.

— Regardez donc, ma chère. Vous savez ce que c’est ?

Tout en parlant, il avait saisi un rouleau de papier d’emballage qu’il renversa pour le vider de son contenu. La paume de sa main s’emplit de pièces d’or :

— Regardez-les, jeune fille. Regardez-les, prenez-les, touchez-les ! Vous savez ce que c’est ? Je parie que non ! Ce sont des souverains ! Et ils valent beaucoup plus cher que les affreuses coupures de papier qui nous servent de monnaie aujourd’hui ! Je les ai eus il y a bien longtemps. Et j’ai d’autres choses dans ce coffret. Un tas d’autres choses que je garde ici, bien à l’abri. Pour l’avenir… Emma ne le sait pas — personne n’en sait rien. Ce sera notre secret à nous, n’est-ce pas, petite ? Vous savez d’ailleurs pourquoi je vous en parle, et pourquoi je vous montre tout ça ?

— Pourquoi ?

— Parce que je ne voudrais pas que vous me preniez pour un vieillard malade et bon à rien. Il se sent encore plein de vie, le vieux, croyez-moi ! Ma femme est morte depuis longtemps. Elle se plaignait tout le temps, elle n’était jamais d’accord avec rien. Elle n’aimait pas les noms que j’avais donnés à mes enfants — de vrais noms saxons –, elle ne s’intéressait même pas à notre arbre généalogique. Je me moquais bien de ce qu’elle pouvait dire, d’ailleurs, et elle finissait toujours par céder — aucune volonté, aucun caractère. Pas comme vous, petite ! Vous, vous êtes une pouliche de race ! Et une sacrée belle pouliche, de vous à moi ! Je vais vous donner un conseil : ne vous jetez pas dans les bras d’un godelureau. Les jeunes gens sont des imbéciles ! Pensez à votre avenir. Attendez.

L’étreinte de ses doigts se resserra sur le bras de Lucy tandis qu’il se penchait pour lui susurrer à l’oreille :

— Je n’en dirai pas plus. Attendez. Ces idiots se figurent que je ne vais pas tarder à mourir. Mais ils se trompent ! Il se pourrait que je les enterre tous ! Et ce jour-là, on rira bien ! Oh ! oui, on rira bien ! Harold n’a pas d’enfant. Cedric et Alfred ne sont pas mariés. Emma… Emma ne se mariera plus, maintenant. Elle a un petit faible pour Quimper, mais Quimper n’épousera jamais Emma. Il y a Alexander, bien sûr. Oui, il y a Alexander… Mais je l’aime bien, Alexander, voyez-vous… Oui, c’est bizarre. J’aime bien Alexander.

Il se tut un instant et parut réfléchir, les sourcils froncés, puis :

— Eh bien, petite, qu’est-ce que vous dites de ça ? Hein ? Qu’est-ce que vous dites de ça ?

— Miss Eyelesbarrow…

C’était la voix d’Emma, de l’autre côté de la porte. Lucy bondit sur l’occasion :

— Miss Crackenthorpe m’appelle. Je dois y aller. Merci mille fois de m’avoir montré tout cela…

— N’oubliez pas… notre secret à tous les deux…

— Non, je ne l’oublierai pas, promit Lucy.

Et elle se précipita dans le hall en se demandant si elle venait bien de recevoir une demande en mariage… sous conditions.


* * *

Dermot Craddock se trouvait dans son bureau de Scotland Yard. Le coude posé sur la table, il tenait dans sa main droite le récepteur du téléphone et parlait en français, langue dans laquelle il ne se débrouillait pas trop mal.

— Ce n’est qu’une idée, n’est-ce pas, dit-il.

— Oui, mais c’est une bonne idée, répondit la voix à l’autre bout du fil. J’ai déjà lancé une série d’investigations dans ce milieu. Lorsqu’elles n’ont pas une vie de famille — ou un amant –, ces filles disparaissent très facilement et personne ne s’en inquiète. On se dit qu’elles sont parties en tournée, ou qu’il y a un nouvel homme dans leur vie — et que cela ne regarde qu’elles. Dommage que la photographie que vous m’avez envoyée soit d’aussi mauvaise qualité. La strangulation n’arrange personne. Mais nous n’y pouvons rien. Je vais maintenant étudier les derniers rapports de mes agents. Ils auront peut-être trouvé quelque chose. Au revoir, très cher.

À l’instant où il prenait congé de son interlocuteur, on glissa un petit papier sous les yeux de l’inspecteur Craddock :

Miss Emma Crackenthorpe

désire parler à l’inspecteur Craddock.

Objet : affaire de Rutherford Hall.

Il raccrocha et dit au planton :

— Faites entrer miss Crackenthorpe.

Ainsi, il ne s’était pas trompé. Emma Crackenthorpe savait quelque chose — rien de très important, peut-être, mais quelque chose. Et elle s’était décidée à le lui confier.

Il se leva à son entrée, lui serra la main, l’invita à s’asseoir et lui offrit une cigarette, qu’elle refusa. Puis il y eut un silence. Elle cherchait ses mots, songea Craddock. Il se pencha vers elle :

— Vous avez quelque chose à me dire, miss Crackenthorpe ? Puis je vous aider ? Quelque chose vous tracasse, n’est-ce pas ? Une broutille, peut-être, dont vous pensez probablement qu’elle n’a rien à voir avec notre affaire, mais qui pourrait tout de même la concerner. Et vous êtes venue pour m’en parler, c’est bien cela ? C’est peut-être en rapport avec l’identification de la victime ? Vous pensez savoir de qui il s’agissait ?

— Non, non, pas vraiment. Cela me paraît tout à fait improbable, mais…

— Mais pas tout à fait impossible, et c’est ce qui vous inquiète. Mieux vaut donc m’en parler, car nous pourrons peut-être ainsi vous délivrer de vos soucis.

Emma prit son temps pour répondre :

— Vous avez vu trois de mes frères. J’en avais un autre, Edmund, qui a été tué à la guerre. Peu de temps auparavant, il m’avait écrit de France.

Elle ouvrit son sac pour en extraire une lettre au papier jauni et la lut à voix haute :

J’espère que cela ne te causera pas un choc, Emma, mais je vais me marier — et avec une Française. Le tout s’est décidé très vite, mais je suis certain que Martine te plaira et que tu sauras veiller sur elle s’il devait m’arriver quelque chose. Je t’en dirai plus dans ma prochaine lettre — et je serai alors un homme marié. Annonce ça au vieux avec des ménagements — tu veux bien ? Il va probablement sauter au plafond.

L’inspecteur Craddock tendit la main. Emma lui donna la lettre après une brève hésitation. Puis elle reprit, très vite :

— Vingt-quatre heures après avoir reçu cette lettre, il nous est arrivé un télégramme disant qu’Edmund était porté disparu. Sa mort nous a été confirmée par la suite. C’était juste avant la bataille de Dunkerque, et la plus grande confusion régnait. J’ai effectué des recherches auprès de l’Armée, mais on n’a trouvé aucun papier faisant état de son mariage. Comme je vous l’ai dit, le désordre était partout. Dans le même temps, je n’ai eu aucun signe de vie de cette fille. J’ai essayé, à la fin des hostilités, de reprendre mes investigations, mais je ne connaissais que son prénom, et cette région de la France avait été occupée par les Allemands, et il s’est avéré impossible de retrouver sa trace sans connaître son nom de famille ou sans en savoir à tout le moins un peu plus sur son compte. J’ai fini par me dire que ce mariage n’avait sans doute jamais eu lieu et que la fille avait peut-être épousé quelqu’un d’autre avant la fin des hostilités, ou encore qu’elle avait été tuée elle aussi.

L’inspecteur Craddock hocha la tête. Emma poursuivit :

— Imaginez ma surprise quand j’ai reçu, il y a tout juste un mois, une lettre écrite en français et signée Martine Crackenthorpe.

— Vous l’avez ?

Emma prit la lettre dans son sac et la lui tendit. Craddock la lut avec beaucoup d’attention. L’écriture, régulière et élégante, dénotait une bonne éducation :


Chère mademoiselle,


J’espère que cette lettre ne vous choquera pas. Je ne sais même pas si votre frère Edmund, avant de disparaître, vous avait informée de notre mariage. Il m’avait fait part de son intention de vous écrire à ce sujet. Il a été tué quelques jours plus tard lors de l’attaque de notre village par les Allemands. La guerre finie, j’ai décidé de ne pas vous écrire et, bien qu’Edmund me l’ait demandé, de ne rien tenter pour entrer en contact avec vous : j’avais refait ma vie, et cela ne me paraissait plus nécessaire. Mais ma situation, aujourd’hui, n’est plus la même. C’est pour mon fils que je vous écris. Il est l’enfant de votre frère, et je ne suis plus en mesure de l’élever comme je l’ai fait jusqu’à présent. Je serai en Angleterre la semaine prochaine. Pourrez-vous me recevoir ? Mon adresse postale sera 126, Elvers Crescent, N°10. Je souhaite, encore une fois, que ma démarche ne vous semble pas trop inopportune.

Acceptez, chère mademoiselle, l’assurance de mes sentiments les meilleurs.

Martine Crackenthorpe


Craddock resta un moment silencieux. Puis il relut lentement la lettre avant de la rendre à Emma :

— Qu’avez-vous fait après avoir reçu cette lettre, miss Crackenthorpe ?

— Mon beau-frère, Bryan Eastley, se trouvait chez nous à ce moment-là, et je lui en ai aussitôt parlé. Puis j’ai appelé mon frère Harold, à Londres, pour lui demander son avis. Harold s’est montré très sceptique et m’a conseillé la plus extrême prudence. Il fallait avant tout, m’a-t-il dit, vérifier soigneusement la véracité des dires de cette femme, et son identité.

Emma fit une courte pause avant de reprendre :

— Ces conseils relevaient du simple bon sens, et je ne pouvais que l’approuver. Mais j’avais aussi le sentiment que si cette fille — cette femme — était réellement Martine, notre devoir était de l’accueillir. Je lui ai donc écrit, à l’adresse indiquée, pour l’inviter à Rutherford Hall. Quelques jours plus tard, j’ai reçu un télégramme en provenance de Londres : Regrette profondément — Obligée regagner France pour raisons imprévues — Martine. Depuis, nous n’avons plus aucune nouvelle.


— Et ceci s’est passé quand ?

Emma plissa le front :

— Peu avant Noël. J’en suis certaine, parce que j’avais envie de l’inviter à passer cette fête avec nous. Mais mon père n’a rien voulu entendre, si bien que je lui ai proposé de venir le week-end suivant, quand la famille serait encore au complet. Je pense que le télégramme annonçant son départ impromptu pour la France est arrivé quelques jours avant Noël.

— Et vous croyez que la femme dont le corps a été retrouvé dans le sarcophage pourrait être cette Martine ?

— Non, bien sûr. Mais quand je vous ai entendu préciser qu’il s’agissait sans doute d’une étrangère… je n’ai pas pu m’empêcher de penser… que… peut-être…

Elle n’acheva pas sa phrase.

Craddock s’empressa de la rassurer :

— Vous avez bien fait de me parler de ça. Nous allons lancer des recherches dans cette direction. Mais il y a de fortes chances, à mon avis, pour que la femme qui vous a adressé cette lettre se trouve en France, et bien en vie, à l’heure qu’il est. Comme vous l’avez appris lors de l’enquête du coroner, le médecin légiste a estimé que la mort de la femme du sarcophage remontait à quinze jours ou trois semaines. Cessez donc de vous inquiéter, miss Crackenthorpe, et laissez-nous agir.

Puis il ajouta, d’un ton détaché :

— Vous en avez parlé, me disiez-vous, à Harold Crackenthorpe. Vos autres frères et votre père étaient-ils également au courant ?

— J’ai été obligée d’en parler à mon père, bien entendu. Il en a été très contrarié — elle sourit légèrement — car il a pensé aussitôt à une machination destinée à nous soutirer de l’argent. Mon père attache beaucoup d’importance aux questions d’argent. Il se croit, ou affecte de se croire, très pauvre, et économise sou après sou. C’est un type d’obsession qu’on rencontre fréquemment, je crois, chez les personnes âgées. Il a, en réalité, des revenus considérables dont il ne dépense pas le quart — c’était le cas, du moins, jusqu’aux récentes augmentations d’impôts. Il a certainement d’importantes économies.

Elle réfléchit quelques secondes avant de continuer :

— J’en ai parlé également à mes deux autres frères. Alfred a pris la chose comme une plaisanterie, tout en relevant lui aussi l’éventualité d’une imposture. Cedric ne m’a pas vraiment écoutée — il est assez égocentrique. Nous avions projeté de recevoir Martine tous ensemble, et en présence de notre avoué, Mr Wimborne.

— Et comment Mr Wimborne a-t-il réagi à cette lettre ?

— Nous n’avons pas été jusqu’à la lui montrer. Nous nous apprêtions à le faire quand le télégramme de Martine est arrivé.

— Vous n’avez pas pris d’autres mesures ?

— Si. J’ai écrit à l’adresse de Londres, avec prière de faire suivre, mais je n’ai reçu aucune réponse.

— Bizarre… hum…

Il la regarda droit dans les yeux :

— Vous-même, qu’en pensez-vous ?

— Je ne sais qu’en penser.

— Quelles ont été vos réactions sur le moment ? Est-ce que cette lettre vous a paru sincère ou bien avez-vous ressenti la même méfiance que votre père et vos frères ? Et comment votre beau-frère a-t-il pris ça, au fait ? Qu’est-ce qu’il en a pensé ?

— Oh ! Bryan a estimé que la lettre émanait bien de Martine, et qu’elle était sincère.

— Et vous ?

— Je me suis interrogée.

— Et s’il s’était avéré que cette Martine était bel et bien la veuve de votre frère, comment auriez-vous réagi ?

Le visage d’Emma s’anima :

— J’aimais beaucoup Edmund. C’était mon frère préféré. Cette lettre m’a semblé correspondre exactement à ce qu’une fille comme elle pouvait écrire en de pareilles circonstances. Ce qu’elle y racontait n’avait rien d’extraordinaire. J’ai pensé qu’elle s’était sans doute remariée, ou qu’elle avait eu pour compagnon un homme qui les avait protégés, son fils et elle. Puis que, peut-être, cet homme était mort à son tour, ou qu’il l’avait quittée, et qu’il lui avait semblé naturel d’en appeler à la famille d’Edmund — comme il le lui avait lui-même demandé. La lettre m’a paru sincère et naturelle — mais, bien entendu, Harold m’a fait remarquer que si elle était l’œuvre d’un imposteur, ce ne pouvait être qu’une femme ayant approché Martine et connaissant suffisamment les faits pour être crédible. J’ai dû admettre la justesse de son raisonnement — et pourtant…

Elle se tut.

— Vous auriez aimé que ce soit vrai ? demanda l’inspecteur Craddock avec douceur.

Elle lui jeta un regard empreint de reconnaissance :

— Oui. J’aurais été heureuse de savoir que mon frère Edmund avait laissé un fils.

Craddock hocha la tête :

— Je trouve, comme vous, que la lettre paraît sincère. Ce qui est surprenant, c’est la suite : le brusque départ de Martine Crackenthorpe pour Paris, et le fait que vous soyez, depuis, restée sans nouvelles. Vous lui aviez répondu avec gentillesse, vous étiez prête à l’accueillir. Pourquoi, même si elle a été obligée de repartir, n’a-t-elle plus donné signe de vie ? En supposant, bien entendu, qu’il se soit effectivement agi de Martine Crackenthorpe. Dans l’hypothèse d’une imposture, cette disparition et ce silence s’expliquent, bien sûr, beaucoup plus facilement. Je me disais que vous aviez peut être consulté Mr Wimborne sur la conduite à suivre, et que celui-ci avait procédé à une enquête qui aurait pu inquiéter cette femme. Mais ce n’est pas le cas. Il se pourrait, toutefois, que l’un ou l’autre de vos frères l’ait tenté. Martine avait peut-être des choses à cacher, un passé qu’elle ne souhaitait pas faire connaître. Peut-être pensait-elle trouver en face d’elle la sœur pleine d’affection dont lui avait parlé son mari, et non des hommes d’affaires hostiles et méfiants. Elle espérait peut-être obtenir de vous de petites sommes d’argent pour elle et pour son enfant (lequel n’est d’ailleurs vraisemblablement plus un enfant, mais un grand garçon de quinze ou seize ans) sans qu’on lui pose trop de questions. Au lieu de quoi, elle se sera rendu compte qu’elle allait se trouver confrontée à une situation autrement plus complexe. Car enfin j’imagine que de sérieux problèmes légaux auraient été soulevés. Si Edmund Crackenthorpe a laissé un fils légitime, ce dernier ne figurerait-il pas au nombre des héritiers de votre grand-père ?

Emma acquiesça de la tête.

— D’après ce que j’ai compris, poursuivit l’inspecteur Craddock, c’est même à lui que reviendraient, le moment venu, Rutherford Hall et les terres environnantes — des terrains à bâtir d’une valeur considérable.

Emma tressaillit :

— En effet, je n’y avais pas pensé.

— Quoi qu’il en soit, cessez de vous inquiéter, lui conseilla Craddock. Vous avez bien fait de venir m’en parler. Je vais faire les recherches nécessaires, mais je ne pense vraiment pas qu’il y ait un rapport quelconque entre la femme qui vous a écrit cette lettre — et qui essayait probablement de vous soutirer de l’argent — et celle dont le cadavre a été retrouvé au fond du sarcophage.

Emma se leva avec un soupir de soulagement :

— Je suis contente de vous en avoir parlé, inspecteur. Merci de votre gentillesse.

Craddock la raccompagna jusqu’à la porte.

Puis il appela le sergent Wetherall :

— J’ai un boulot pour vous, Bob. Munissez-vous des photographies de la femme du sarcophage et filez au 126, Elvers Crescent. Voyez si vous pouvez y apprendre quelque chose à propos d’une femme qui se faisait appeler Mrs Crackenthorpe — Mrs Martine Crackenthorpe et qui y aurait séjourné ou s’y serait fait adresser du courrier entre, mettons, le 15 et le 31 décembre.

— Très bien, chef.

Craddock se plongea ensuite dans les papiers qui encombraient son bureau. Dans l’après-midi, il alla voir un agent artistique de ses amis, spécialisé dans les tournées théâtrales. Mais il ne recueillit aucune information utile.

Quand il revint à son bureau, un câble en provenance de Paris l’attendait :

Le signalement que vous nous avez fourni pourrait être celui d’une certaine Anna Stravinska, de la troupe des Ballets Maritski. Je vous suggère de venir ici. Dessin, Préfecture de Police.

Craddock poussa un soupir de soulagement et ses traits se détendirent.

Enfin ! se dit-il. Et au temps pour le lièvre soulevé par cette histoire de Martine Crackenthorpe…

Il décida de prendre, le soir même, le train-ferry pour Paris.

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