— Ce que les gens vont pas raconter ! hennit Mrs Kidder. C’est affreux ! C’est à pas croire ! C’est pas qu’j’écoute, notez ! Mais comment qu’c’est-y qu’on peut faire pour pas entendre ?
Elle se tut, pleine d’espoir.
— Oui, j’imagine, se contenta de hasarder Lucy.
— À c’qu’il paraîtrait que cette femme, celle qu’on a trouvé son cadavre dans la Grange Longue, enchaîna Mrs Kidder en se déplaçant en crabe sur les genoux et sur les mains pour mieux passer la serpillière, à c’qu’il paraîtrait qu’elle aurait fricoté avec Mr Edmund pendant la guerre et pis qu’elle aurait rappliqué ici mais qu’elle avait un mari jaloux qui la suivait à la trace et qui lui a fait le coup du lapin ! Pour sûr que, d’la part d’un de ces étrangers du continent, on peut s’attendre à tout. Mais tout de même… après tout ce temps ? Il lui aurait fallu de la constance, à c’t’homme !
— Ça paraît bien invraisemblable, acquiesça machinalement Lucy.
— Et encore ça c’est rien ! Mais y a pire ! reprit Mrs Kidder, l’œil gourmand. Les gens racontent de ces choses ! On vous les dirait à vous qu’vous en reviendriez pas. Y a ceux qui disent comme ça que Mr Harold aurait dans l’temps marié une traînée quéqu’part à l’étranger et qu’elle serait venue l’accuser de la faire bigame avec lady Alice et que c’est lui qui l’aurait tuée et qui l’aurait mise dans ce sarcapage avec le couvercle par-dessus ! Vous vous rendez compte !
— C’est délirant, commenta Lucy, la tête ailleurs.
— J’ai rien voulu écouter de tout ça, c’est moi qui vous l’dis. J’suis pas du genre à endurer des abominations pareilles. Même que c’est à s’demander où c’est qu’y vont les chercher. Tout c’que j’en viens à souhaiter, c’est qu’ça arrive pas aux oreilles à miss Emma ! Pour sûr qu’ça aurait de quoi la chambouler, et que ça me ferait bien de la peine. C’est une personne si comme y faut et tout, miss Emma ! Même que j’ai pas entendu un mot contre elle — pas un ! Et Mr Alfred, bien sûr, vu qu’il est mort, personne déparle de lui non plus. Y s’en trouve pas même un pour dire que, si ça lui est arrivé, c’est p’t-être bien la vengeance à la morte. Parce que vous m’direz c’que vous voudrez, mais y a pas de fumier sans feu. Vous voyez comment c’est qu’ils sont, les gens ?
Une intense jubilation perçait sous les propos indignés de Mrs Kidder.
— Je me mets à votre place, grinça Lucy. Ce doit être pénible, d’entendre toutes ces horreurs.
— Oh ! ça oui ! soupira Mrs Kidder. C’est rien d’le dire ! Comme j’dis toujours à mon mari : « Comment c’est-y qu’y peuvent ? »
La sonnette de la porte d’entrée retentit soudain.
— Ça sera le docteur, miss. Vous le faites entrer, ou vous voulez-t’y que j’y aille ?
— J’y vais, dit Lucy.
Mais ce n’était pas le médecin. Sur le seuil se dressait une grande femme élégante en manteau de vison. Une Rolls au moteur encore ronronnant stationnait devant le perron, chauffeur au volant.
— Pourrais-je voir miss Emma Crackenthorpe, je vous prie ?
La voix, séduisante, accrochait imperceptiblement sur les « r ». La femme aussi était séduisante. Dans les trente-cinq ans, admirablement maquillée, elle avait de somptueux cheveux bruns, visiblement confiés aux mains d’un grand coiffeur.
— Je suis navrée, dit Lucy. Miss Crackenthorpe est alitée et ne peut recevoir personne.
— Je sais qu’elle a été souffrante, oui. Mais il est d’une importance capitale que je la rencontre.
— Je crains… commença Lucy.
Mais la visiteuse l’interrompit :
— Vous êtes miss Eyelesbarrow, n’est-ce pas ?
Elle eut un sourire étincelant :
— Mon fils ne parle que de vous, aussi ai-je l’impression de bien vous connaître. Je suis lady Stoddart-West, et Alexander séjourne actuellement chez moi.
— Oh ! je comprends, dit Lucy.
— Et il est indispensable que je puisse avoir un entretien avec miss Crackenthorpe, reprit la visiteuse. Je sais tout sur son état et je peux vous assurer que ma visite n’a aucun caractère frivole ou mondain. Je veux lui parler d’une chose que les garçons m’ont dite — que mon fils m’a dite. C’est d’une extrême importance. S’il vous plaît, voulez-vous lui demander de me recevoir ?
— Entrez.
Lucy introduisit la visiteuse dans le grand salon :
— Je monte poser la question à miss Crackenthorpe.
Elle gagna le premier étage, frappa à la porte d’Emma et entra dans la chambre de la jeune femme :
— Lady Stoddart-West est ici. Elle insiste énormément pour vous voir.
— Lady Stoddart-West ?
Emma parut d’abord ahurie. Puis son visage se défit :
— Il n’est rien arrivé aux garçons, n’est-ce pas ? Il n’est rien arrivé à Alexander ?
— Non, non, la rassura Lucy. Je suis persuadée que les garçons vont très bien. Il s’agirait plutôt, semble-t-il, d’une anecdote quelconque qu’ils lui auraient racontée ou d’une confidence qui leur aurait échappé.
— Bah ! ma foi…
Emma hésita :
— Peut-être que je devrais la recevoir. Est-ce que je suis présentable, Lucy ?
— Vous êtes en beauté.
Emma était assise dans son lit, et le châle rose tendre qu’elle venait de jeter sur ses épaules faisait ressortir le ton nacré de ses joues. L’infirmière avait brossé la masse de ses cheveux sombres en la rejetant en arrière. Lucy avait disposé la veille sur la coiffeuse un bouquet de feuillages aux couleurs automnales. L’endroit n’avait rien d’une chambre de malade.
— Je me sens parfaitement capable de me lever, sourit Emma. Le Dr Quimper a dit que je pourrais le faire dès demain.
— Vous êtes redevenue vous-même, dit Lucy. Dois-je vous amener lady Stoddart-West ?
— Oui, s’il vous plaît.
Lucy redescendit :
— Vous voulez bien me suivre ? Miss Crackenthorpe va vous recevoir dans sa chambre.
Elle escorta la visiteuse jusqu’au premier, lui ouvrit la porte de la chambre d’Emma et la referma derrière elle. Lady Stoddart-West s’approcha du lit, la main tendue :
— Miss Crackenthorpe ? Je suis confuse d’avoir ainsi forcé votre porte. Nous nous sommes déjà vues, je crois, lors d’un tournoi sportif à la pension de mon fils et de votre neveu.
— Mais oui, dit Emma. Je me souviens très bien de vous. Asseyez-vous.
Lady Stoddart-West prit place dans un fauteuil tiré près du lit. Puis elle déclara, d’une voix basse mais bien timbrée :
— Ma visite peut vous paraître insolite, mais vous allez sûrement en comprendre les raisons, que je crois importantes. Les garçons, que ce soit par écrit ou de vive voix, m’ont raconté toutes sortes de choses. Le meurtre commis ici, comme vous le savez sans doute aussi bien que moi, les a plongés dans un état de grande excitation. J’avoue que j’ai, de prime abord, trouvé cela déplaisant. J’étais inquiète. J’aurais souhaité que James rentre immédiatement. Mais mon mari s’est moqué de moi. Il m’a dit qu’il ne pouvait, de toute évidence, y avoir le moindre lien entre ce meurtre et la famille Crackenthorpe, et puis qu’il lui suffisait de se remémorer sa propre enfance et de lire les lettres de James pour voir qu’Alexander et notre fils s’amusaient tellement de toute cette affaire que ç’aurait été de la dernière des cruautés que de les rapatrier. J’ai donc capitulé et accepté qu’ils restent chez vous jusqu’à la date où il était convenu que James nous ramènerait Alexander avec lui.
— Vous trouvez que nous aurions dû vous envoyer votre fils plus tôt ? demanda Emma.
— Non, non, ce n’est pas du tout ce que j’entendais par là. Oh ! tout ça m’est bien difficile… Mais ce que j’ai à dire doit être dit. C’est qu’ils en ont glané, des renseignements, les garçons ! Ils m’ont raconté que cette femme… cette femme qui a été assassinée… que la police avait dans l’idée qu’il pourrait s’agir d’une Française que votre frère aîné — celui qui a été tué à la guerre — aurait connue en France. C’est bien exact ?
— C’est une possibilité que nous ne pouvons écarter, répondit Emma d’une voix que l’émotion faisait trembler. Il se peut que ce soit bien exact.
— Existerait-il quelques raisons d’affirmer que ce cadavre pourrait être celui de cette Martine ?
— Je vous l’ai dit : c’est une possibilité.
— Mais, comment… comment ont-ils bien pu en venir à estimer qu’il s’agissait de Martine ? Est-ce qu’elle avait sur elle des lettres… des papiers quelconques ?
— Non. Rien qui ressemble à ça. Seulement, voyez-vous, j’avais moi-même reçu une lettre de Martine.
— Vous aviez reçu une lettre… de Martine ?
— Oui. Elle m’y disait qu’elle venait en Angleterre et souhaitait me rencontrer. Je l’ai invitée ici, puis j’ai reçu un télégramme m’informant qu’elle devait repartir pour la France. Peut-être n’y est-elle jamais retournée. Nous n’en savons rien. Mais on a, depuis, retrouvé ici l’enveloppe de la lettre que je lui avais adressée. Ce qui semble indiquer qu’elle serait effectivement venue ici. Mais je ne vois franchement pas…
Elle se tut.
Lady Stoddart-West se hâta d’intervenir :
— Vous ne voyez franchement pas en quoi tout cela me concerne ? Je ne saurais vous donner tort. Mais quand j’ai entendu cette histoire — ou plutôt un méli-mélo des lambeaux de cette histoire –, j’ai immédiatement tenu à venir m’assurer que les garçons n’avaient rien inventé, parce que si tout ceci est exact…
— Oui ? murmura Emma.
— … eh bien il me faut en ce cas vous dire quelque chose que je m’étais juré de ne jamais vous révéler. Voyez-vous, je suis Martine Dubois.
Emma dévisagea sa visiteuse comme si elle ne pouvait en croire ses oreilles :
— Vous ! Vous êtes Martine ?
L’autre hocha vigoureusement la tête :
— Hé, oui ! Cela vous surprend, bien sûr, mais c’est la vérité. J’ai connu votre frère Edmund au tout début de la guerre. L’armée lui avait donné un billet de logement chez l’habitant… qui l’a amené sous le toit de mes parents. Vous connaissez la suite. Nous sommes tombés amoureux l’un de l’autre. Nous devions nous marier, puis il y a eu Dunkerque, Edmund porté disparu… Plus tard, il a été déclaré mort. Je ne tiens pas à m’étendre sur cette période. C’est du passé — un passé révolu. Qu’il me soit néanmoins permis de vous dire que j’ai infiniment aimé votre frère…
« Ensuite il y a eu l’Occupation et son cortège d’horreurs. Je suis entrée dans la Résistance. J’ai fait partie de ceux auxquels incombait la tâche de convoyer les Anglais au travers des lignes ennemies pour qu’ils puissent regagner l’Angleterre. C’est comme ça que j’ai rencontré celui qui est aujourd’hui mon mari. C’était alors un officier de l’Aviation britannique, parachuté en France pour une mission spéciale. Après l’Armistice, nous nous sommes mariés. J’ai pensé une ou deux fois vous écrire ou venir vous voir, puis j’y ai renoncé. À quoi bon réveiller des souvenirs enfouis ? J’avais refait ma vie, je ne voulais pas revenir sur ce qui n’est plus.
Elle se tut quelques secondes, puis reprit :
— Mais j’ai éprouvé une véritable joie, croyez-le, en découvrant que le meilleur ami de mon fils James était votre neveu — et celui d’Edmund. Alexander ressemble beaucoup à Edmund — je suis certaine que vous l’avez déjà remarqué.
Elle se pencha pour poser sa main sur le bras d’Emma :
— Vous comprenez maintenant, chère Emma, n’est-ce pas ? pourquoi, en entendant parler de ce meurtre, en apprenant que cette femme assassinée passait pour être Martine, la Martine qu’avait connue Edmund, je me suis sentie obligée de venir vous dire la vérité. Peu importe que ce soit vous ou moi qui le fasse, mais il faut que l’une de nous informe la police. Cette femme n’a jamais été Martine.
— J’ai du mal à concevoir, balbutia Emma, que vous, vous soyez la Martine dont me parlait Edmund dans ses lettres.
Elle secoua la tête en soupirant, puis fronça les sourcils :
— Mais quelque chose m’échappe… Ce serait donc vous qui m’auriez écrit cette lettre ?
Lady Stoddart-West secoua vivement la tête :
— Non, non, bien sûr que non ! Je ne vous ai jamais écrit.
— Mais alors… s’étrangla Emma.
— Alors il s’agissait de quelqu’un qui se faisait passer pour Martine dans le but de vous soutirer éventuellement de l’argent. Cela semble évident. Mais qui cela pourrait-il bien être ?
— Un certain nombre de gens connaissaient les faits, n’est-ce pas ? articula lentement Emma.
Lady Stoddart-West haussa les épaules :
— Sans doute, oui. Mais je n’avais pas d’intimes, à cette époque. Et je n’en ai jamais parlé à quiconque depuis que je vis en Angleterre. D’ailleurs, pourquoi avoir attendu tout ce temps ? C’est très étrange, vraiment très étrange.
— Je ne comprends pas, murmura encore Emma. Nous verrons ce qu’en pensera l’inspecteur Craddock.
Son regard s’adoucit soudain :
— Je suis si contente de vous connaître enfin.
— Moi aussi… Edmund parlait souvent de vous. Il vous aimait beaucoup. La vie que j’ai aujourd’hui me rend heureuse, mais je n’oublie pas.
Emma se laissa retomber sur ses oreillers avec un soupir.
— Quel soulagement ! s’exclama-t-elle. Aussi longtemps que nous avons craint que cette femme assassinée ne soit Martine, ce crime… ce crime nous a semblé impliquer un ou plusieurs membres de la famille. Tandis que maintenant… oh ! c’est un poids énorme que vous venez de m’ôter. Je ne sais pas qui était cette malheureuse, mais il est clair qu’elle n’avait rien à voir avec nous !