5

— Vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que je m’entraîne dans le parc avec mes clubs de golf ? demanda Lucy.

— Oh ! non, bien sûr. Vous aimez le golf ?

— Je ne suis pas une championne, mais je prends plaisir à y jouer, c’est vrai. Et puisqu’il faut bien faire un peu d’exercice, je préfère cela à la simple marche à pied.

— Marcher ? Où pourriez-vous marcher, en dehors d’ici ? grogna Mr Crackenthorpe. Il y a partout des pavés, et des bicoques sans intérêt. J’en connais qui seraient trop heureux de mettre la main sur mes terres pour en construire encore plus. Mais, moi vivant, ils n’auront rien du tout. Et je ne suis pas prêt à mourir pour leur faire plaisir. C’est moi qui vous le dis ! Pour faire plaisir à qui que ce soit !

— Allons, père, intervint Emma Crackenthorpe d’une voix calme.

— Je sais très bien à quoi ils pensent — et ce qu’ils attendent ! Tous, autant qu’ils sont ! Cedric, et ce petit roublard de Harold, avec ses airs suffisants ! Et Alfred ! Je me demande s’il n’a pas déjà essayé de m’expédier dans l’autre monde, celui-là ! À Noël, par exemple. J’ai bien failli y passer. Ce vieil abruti de Quimper y perdait son latin. Il m’a posé un tas de questions bizarres.

— Une indigestion, père, cela peut arriver à tout le monde.

— C’est ça, c’est ça, dis carrément que j’avais trop mangé ! C’est ce que tu penses, n’est-ce pas ? Et si j’avais trop mangé, c’est pourquoi, à ton avis ? Parce qu’il y avait trop sur la table, beaucoup trop ! Quel gaspillage ! Quelle extravagance ! À propos, jeune femme : vous nous avez donné cinq pommes de terre au déjeuner — et pas des petites. Deux par personne auraient suffi. À l’avenir, mettez-en quatre. On en a gaspillé une, aujourd’hui.

— Non, Mr Crackenthorpe. J’avais prévu de la mettre dans l’omelette, ce soir.

— Fichtre !

Comme elle quittait la pièce en emportant le plateau du café, Lucy l’entendit dire : « Maligne, cette petite, elle a réponse à tout. Elle cuisine bien, aussi. Et c’est un joli brin de fille. »

Lucy Eyelesbarrow prit l’un des clubs de golf qu’elle avait pensé à amener avec elle et s’éloigna dans le parc.

Quand elle fut proche de la clôture, elle leva son club et se mit à frapper sur la balle. Après quelques minutes, une balle, sans doute frappée de biais, alla se nicher quelque part au pied du remblai de la voie de chemin de fer. Lucy partit à sa recherche. Elle jeta un coup d’œil en direction de la maison. Elle en était assez éloignée, et personne ne s’intéressait à son manège. Elle poursuivit ses recherches. De temps en temps, elle levait son club pour frapper depuis le remblai en direction de la prairie. Elle fouilla ainsi au pied du remblai, sur un bon tiers de la longueur totale. Rien. Elle revint vers la maison sans cesser de frapper la balle.

Le lendemain, elle trouva quelque chose. Un buisson épineux avait été en partie arraché à mi-hauteur du remblai. Des branches étaient éparpillées sur le sol. Lucy examina ce qu’il en restait. Un lambeau de fourrure était accroché dans les épines. Il était havane, presque de la même couleur que l’écorce. Lucy, après l’avoir regardé attentivement, sortit de sa poche une paire de ciseaux, en coupa la moitié avec précaution et la glissa dans une enveloppe qu’elle remit aussitôt dans sa poche. Elle redescendit la pente du remblai en examinant chaque pouce de terrain pour s’assurer qu’il n’y avait rien d’autre. Puis elle s’intéressa à l’herbe haute du pré. Il lui sembla y distinguer des traces de pas déjà presque effacées. Mais elles étaient à peine visibles — beaucoup moins nettes que ses propres traces. Cela remontait déjà à un certain temps, en admettant qu’il y ait là autre chose que le produit de son imagination.

Puis elle concentra ses recherches sur l’étroite bande de terrain qui se trouvait au pied du remblai, entre celui-ci et la route. Et là, ses efforts furent récompensés. Un poudrier en métal émaillé, babiole sans grande valeur, gisait sous les hautes herbes. Elle l’enveloppa dans son mouchoir avant de le fourrer dans sa poche. Puis elle se remit à chercher, mais ne trouva plus rien.

Le lendemain, en début d’après-midi, elle prit sa voiture pour aller voir sa vieille tante.

— Prenez votre temps, lui dit gentiment Emma Crackenthorpe. Nous n’avons pas besoin de vous jusqu’à l’heure du dîner.

— Merci. Mais je serai de retour à 6 heures.

Le 4, Madison Road, était une petite maison banale dans une rue banale, avec des rideaux au crochet impeccablement amidonnés aux fenêtres, un pas de porte d’un blanc immaculé et une poignée en cuivre bien astiquée. Une grande femme toute de noir vêtue, la mine sévère sous son gros chignon de cheveux gris, vint ouvrir à Lucy.

Elle examina la jeune femme d’un œil méfiant et la conduisit jusqu’à miss Marple.

Miss Marple se tenait dans un salon meublé à l’ancienne et donnant sur un petit carré de jardin. Une propreté agressive régnait dans cet univers de carpettes et de napperons où des quantités de bibelots en porcelaine s’accumulaient sous la garde de deux énormes fougères en pots. Miss Marple, enfoncée dans un grand fauteuil devant la cheminée, s’activait sur un ouvrage au crochet.

Lucy entra, referma la porte et prit place dans un fauteuil, face à miss Marple :

— Vous ne vous étiez apparemment pas trompée.

Elle montra ses trouvailles, expliqua où et comment elle les avait faites.

Un peu de rose monta aux joues de miss Marple, un éclair de satisfaction passa dans son regard :

— Peut-être est-ce là une réaction quelque peu immodeste, mais je trouve extrêmement gratifiant d’élaborer une théorie et de se voir apporter la preuve qu’elle était exacte !

Elle tournait et retournait le lambeau de fourrure entre ses doigts :

— Elspeth a bien dit que la femme portait un manteau de fourrure havane. Je suppose que le poudrier se trouvait dans la poche du manteau, et qu’il en sera tombé quand le corps a roulé jusqu’au pied du remblai. Il n’a rien d’original, mais il pourra peut-être nous aider. Vous n’avez pas pris toute la fourrure ?

— Non, j’en ai laissé une moitié sur place.

— Très bien, approuva miss Marple avec un hochement de tête. Vous êtes très intelligente, ma chère. La police ne manquera pas de vérifier cela.

— Vous avez l’intention d’aller voir la police… avec ces objets ?

— En réalité… pas tout de suite, réfléchit miss Marple. Il vaudrait mieux, sans doute, retrouver le cadavre d’abord. Qu’en pensez-vous ?

— Oui, mais y a-t-il vraiment une chance de le retrouver ? En supposant que vos supputations soient exactes, veux-je dire. L’assassin a jeté le cadavre du train, après quoi il est probablement descendu à Brackhampton et, à un moment quelconque — la nuit, sans doute — sera revenu sur les lieux pour le faire disparaître. Mais ensuite ? Il a pu le mettre n’importe où.

— Non, pas n’importe où, rectifia miss Marple. Je crains que vous ne péchiez par manque de logique, ma chère miss Eyelesbarrow.

— Appelez-moi Lucy. Qu’entendez-vous par là ?

— S’il en était ainsi, il pouvait, beaucoup plus facilement, assassiner cette fille dans un endroit désert et y faire disparaître son cadavre. Vous ne saisissez pas…

Lucy l’interrompit :

— Êtes-vous… vous voulez dire qu’il s’agirait d’un meurtre prémédité ?

— Au départ, je ne le pensais pas, convint miss Marple. Comme n’importe qui à ma place. Je voyais une violente dispute, un homme qui se laisse emporter par la colère jusqu’à étrangler une femme et doit ensuite, en l’espace de quelques minutes, se débarrasser de son cadavre. Mais il nous faut alors supposer que l’homme, ayant tué cette femme dans un accès de folie, jette un coup d’œil au-dehors et s’aperçoit que le train, à cet instant précis, traverse à petite vitesse une zone qui constitue un endroit idéal pour y jeter le cadavre et revenir ensuite le faire disparaître. N’est-ce pas un peu trop de coïncidences ? S’il avait jeté le corps à cet endroit simplement par hasard, il s’en serait tenu là, et on l’aurait, tôt ou tard, découvert.

Elle se tut. Lucy la regardait fixement.

— Savez-vous, reprit miss Marple d’un ton pensif, que c’était une façon assez intelligente de préparer un assassinat — et je crois qu’il a été préparé, en effet, avec beaucoup de soin. Le train a quelque chose de complètement anonyme. S’il l’avait tuée chez elle, même si elle n’y était que de passage, quelqu’un aurait pu le voir arriver ou repartir. S’il l’avait emmenée quelque part dans sa voiture, même en rase campagne, quelqu’un aurait pu remarquer la voiture, se souvenir de son numéro. Mais un train abrite un va-et-vient perpétuel de gens qui ne se connaissent pas. Dans une voiture sans couloir, seul avec elle, tout était plus facile — surtout si l’on songe qu’il savait exactement ce qu’il ferait ensuite. Il connaissait — il connaissait forcément — l’existence de Rutherford Hall, sa position géographique, son étrange isolement — un îlot, bordé par des voies de chemin de fer.

— C’est tout à fait cela, dit Lucy. Un véritable anachronisme. La ville et son vacarme l’environnent, mais n’y pénètrent pas. On voit quelques livreurs le matin, et plus personne le reste de la journée.

— Supposons donc que l’assassin soit venu ce soir-là dans la propriété. Il faisait déjà nuit à l’heure où le corps est tombé du train, et personne ne risquait de le découvrir avant le jour suivant.

— En effet.

— Mais comment a-t-il pu venir ? En voiture ? Et par où ?

Lucy réfléchit à haute voix :

— Il y a une petite route, le long d’un mur d’usine. Il a pu arriver par-là, tourner sous le pont du chemin de fer et prendre la route qui suit la voie. De là, il lui était facile de franchir la clôture pour marcher au pied du remblai, trouver le corps, et le ramener à sa voiture.

— Et de là, enchaîna miss Marple, le transporter jusqu’à un endroit qu’il avait déjà choisi. Tout cela était bel et bien organisé d’avance, voyez-vous. Et je pense même, comme je vous le disais, qu’il ne l’aura pas fait sortir de Rutherford Hall, et que s’il l’a fait, il ne sera pas allé bien loin… Le plus simple était de l’enterrer, non ? ajouta-t-elle en interrogeant Lucy du regard.

— Sans doute, dit Lucy tout en réfléchissant. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire.

Miss Marple acquiesça :

— Il n’a pas pu l’enterrer dans le parc. C’était un travail trop pénible, et qui risquait de se remarquer. Ou alors, dans un lieu où la terre était déjà retournée ?

— Le potager, peut-être. Encore qu’il se trouve tout près du cottage où habite le jardinier. C’est un homme très âgé, et complètement sourd, mais il y avait tout de même un risque.

— Y a-t-il un chien ?

— Non.

— Dans une remise, alors ? Dans l’une des dépendances ?

— C’était certainement plus simple et plus rapide… Il y a un tas de vieux bâtiments à l’abandon ; des porcheries en ruine, des selleries, des ateliers où plus personne ne met jamais les pieds. À moins qu’il ne l’ait enfoui quelque part sous des buissons, ou sous un massif de rhododendrons ?

Miss Marple hocha la tête :

— Oui. C’est ce qui me paraît le plus probable.

On frappa à la porte et l’austère Florence pénétra dans la pièce, chargée du plateau de thé.

— C’est bien que vous ayez de la visite, dit-elle à miss Marple. Je vous ai fait vos gâteaux préférés.

— Je ne connais rien de meilleur, avec le thé, que les gâteaux de Florence, avoua miss Marple.

Un sourire aussi radieux qu’inattendu illumina d’un coup les traits sévères de la logeuse.

— Je vous propose, ma chère, dit miss Marple, de ne plus parler de ce meurtre en prenant notre thé. Ces choses-là sont tellement déplaisantes.


Après le thé, Lucy se leva :

— Je dois rentrer. Comme je vous l’ai dit, aucun des habitants actuels de Rutherford ne pourrait être l’homme que nous cherchons. Il n’y a qu’un vieillard impotent, une femme entre deux âges et un vieux jardinier atteint de surdité.

— Je n’ai jamais dit qu’il habitait à Rutherford, se récria miss Marple. Je prétends simplement qu’il s’agit de quelqu’un qui connaît très bien Rutherford Hall. Mais nous aurons l’occasion d’en reparler quand vous aurez trouvé le cadavre.

— Vous semblez certaine que je vais le trouver, dit Lucy. Or, je suis loin de partager votre optimisme.

— Mais si, ma chère Lucy. Je connais votre efficacité.

— Dans un certain nombre de domaines, certes. Mais je n’ai guère pratiqué la chasse au cadavre jusqu’à présent.

— Il y suffit d’un peu de bon sens, affirma miss Marple d’un ton encourageant.

Lucy se tut une seconde, puis se mit à rire. Miss Marple la regarda partir en souriant.

Le lendemain, dans l’après-midi, Lucy entreprit une recherche systématique. Elle inspecta les remises, scruta chaque mètre carré de terre sous les hautes bruyères qui avaient envahi les parcs à cochons abandonnés. Comme elle furetait dans la chaufferie de la serre, elle entendit derrière elle une petite toux et se retourna d’un bloc pour voir le vieil Hillman, le jardinier, qui la fixait d’un œil désapprobateur :

— Attention, vous pourriez vous faire mal, miss. Ces marches ne sont pas solides, et c’est pareil à l’étage, où je vous ai entendue marcher y a tout juste une minute : le plancher est pourri.

Lucy prit bien garde de dissimuler son embarras.

— Vous devez me trouver bien curieuse, dit-elle gaiement. Mais je me demandais si on ne pourrait pas tirer parti de cet endroit — y faire pousser des champignons qu’on vendrait au marché, par exemple. Tout cela semble tellement abandonné.

— C’est la faute du maître. Il veut jamais lâcher un sou. Faudrait au moins deux hommes et un gamin pour entretenir tout ça. Mais y a rien à faire, il veut pas en entendre parler. Pouvez pas savoir le mal que j’ai eu à lui faire acheter une tondeuse à moteur. Il voulait que je tonde tout à la main, ma parole !

— Mais pour peu qu’on y fasse quelques réparations, tout cela pourrait peut-être rapporter de l’argent ?

— C’est trop tard, miss, on a trop attendu. Et de toute façon, il s’en fiche. Tout ce qui l’intéresse, c’est d’économiser. Il sait bien ce qui se passera, le jour où il sera plus là. Les jeunes messieurs vendront tout, vite fait. Ils attendent que ça : que le vieux casse sa pipe. Ils toucheront un joli paquet d’argent, ce jour-là, à ce qu’on m’a dit.

— J’imagine qu’il est très riche.

— Tout ça, c’est les Folies Crackenthorpe, comme je dis toujours. Tout a commencé avec Mr Crackenthorpe père. Un sacré malin, qu’c’était ! Il a fait fortune, et il a construit sa maison ici. Un vrai dur à cuire, à c’qu’on raconte, et qu’oubliait jamais une offense ! Mais avec tout ça, lui, il était pas regardant. Jamais radin, jamais mesquin. Mais bien déçu par ses fils, à c’qu’on dit aussi. Il leur a fait donner de l’instruction, les a élevés comme des gentlemen — Oxford, et tout ça. Moyennant quoi, ils ont jamais voulu se mettre au travail — c’était pas assez chic pour eux ! Le cadet a épousé une actrice et il s’est tué en voiture un jour qu’il avait trop bu. L’aîné — le nôtre, si vous me suivez — son père le portait pas vraiment dans son cœur, comme qui dirait. Il passait son temps à voyager et à acheter un tas de statues qu’il ramenait à la maison. L’était pas si près de ses sous, en son jeune temps — paraît que ça lui est venu sur le tard. Non, ils se sont jamais bien entendu, son père et lui, à c’qu’on m’en a dit.

Lucy enregistrait ces informations avec un air d’intérêt poli. Le vieil homme s’adossa au mur pour continuer son récit. Il aimait nettement mieux discourir que travailler :

— Il est mort en 1928, le vieux. Parlez d’un sale caractère ! Pas question de discuter avec lui : il supportait pas la contradiction !

— Et à sa mort, l’actuel Mr Crackenthorpe est venu s’installer ici ?

— Oui. Avec ses enfants. Quasiment adultes, qu’ils étaient déjà.

— Bon, eh bien, j’imagine que vous avez envie de vous remettre à l’ouvrage, hasarda Lucy. Il ne faut pas me laisser vous accaparer.

— Bah ! rétorqua le vieil Hillman, vu l’heure qu’il est déjà, y a plus d’ouvrage qui tienne. On n’y voit déjà quasiment plus.

Lucy retourna vers la maison, en s’arrêtant pour inspecter au passage un boqueteau de bouleaux et d’azalées.

Elle trouva Emma Crackenthorpe dans le hall d’entrée, une lettre à la main. Le courrier de l’après-midi venait d’être distribué :

— Mon neveu sera ici demain, avec un de ses camarades de pension. La chambre d’Alexander est celle qui donne sur la véranda. Son camarade, James Stoddart-West, dormira dans la chambre voisine. Ils utiliseront la salle de bains qui se trouve de l’autre côté du corridor.

— Bien, miss Crackenthorpe. Je vais faire préparer ces chambres.

— Ils arriveront dans la matinée, avant le déjeuner.

Elle hésita une seconde avant d’ajouter :

— Et je suis certaine qu’ils auront très faim.

— Bien entendu, dit Lucy. Que diriez-vous d’un rôti de bœuf ? Et d’une tarte à la mélasse, peut-être ?

— Alexander adore la tarte à la mélasse.

Les deux garçons arrivèrent le lendemain matin. Ils avaient l’un comme l’autre les cheveux bien peignés, un air trop angélique pour être vrai, et des manières irréprochables. Alexander Eastley était un blond aux yeux bleus, James Stoddart-West était brun et portait des lunettes.

Pendant le déjeuner, ils discoururent avec gravité sur l’actualité sportive avec, de temps à autre, quelques allusions au dernier film d’aventures spatiales. On aurait dit deux vénérables professeurs discutant des instruments de l’ère paléolithique. Lucy, à les observer, se sentait étrangement jeune.

L’aloyau de bœuf disparut en un clin d’œil, et la tarte à la mélasse fut engloutie jusqu’à la dernière miette.

— Des ogres, marmonna Mr. Crackenthorpe. Des ogres affamés ! Ils ne me laisseront que les yeux pour pleurer.

Alexander lui décocha, de ses yeux bleus, un regard chargé de réprobation :

— Si vous n’avez pas les moyens d’acheter de la viande, nous nous contenterons de pain et de fromage, grand-père.

— Les moyens ? Je les ai, les moyens ! Mais j’ai horreur du gaspillage, c’est tout.

— Nous n’avons absolument rien gaspillé, monsieur, protesta James Stoddart-West en regardant son assiette impeccablement nettoyée.

— Vous mangez deux fois plus que moi !

— C’est que nous sommes en pleine croissance, expliqua obligeamment Alexander. L’apport en protéines est essentiel.

Le vieil homme émit un grognement plaintif.

Comme les deux garçons quittaient la table, Lucy entendit Alexander expliquer à son ami :

— Ne fais pas attention à mon grand-père. Il suit un genre de régime, et ça le rend un peu bizarre. Et en plus, il est avare comme pas deux. Il doit souffrir d’un complexe, mais je ne sais pas lequel.

Et James Stoddart-West de répondre, compréhensif :

— J’avais une tante comme ça, elle se croyait toujours au bord de la ruine. En fait, elle était pleine aux as. Pathologique, d’après le toubib. Tu as pensé à prendre ce ballon de foot, Alex ?

Après avoir desservi et lavé la vaisselle, Lucy sortit. On entendait les cris des garçons sur la pelouse, à quelque distance de la maison. Elle prit la direction opposée et descendit jusqu’à la grille d’entrée avant de s’enfoncer dans un épais fourré de rhododendrons. Là, soulevant chaque branche pour regarder dessous, elle se mit à chercher avec ordre et méthode. Elle allait ainsi d’un pied de rhododendron à l’autre, raclant la terre avec un club de golf, quand la petite voix polie d’Alexander la fit tressaillir :

— Vous avez perdu quelque chose, miss Eyelesbarrow ?

— Une balle de golf, s’empressa de répondre Lucy. Plusieurs, même. Je m’entraîne presque chaque après-midi, et j’ai égaré une quantité de balles. Aujourd’hui, je me suis juré d’en retrouver au moins quelques-unes.

— On va vous aider, s’offrit galamment Alexander.

— C’est très gentil à vous. Je vous croyais en train de jouer au football.

— Impossible de continuer à jouer au foot, expliqua James Stoddart-West. Ça nous met en nage. Vous pratiquez souvent le golf ?

— C’est un sport qui me plaît. Mais j’ai rarement l’occasion de le pratiquer.

— Je vois. C’est vous qui faites la cuisine, ici, n’est-ce pas ?

— Oui.

— C’est donc vous qui aviez préparé le déjeuner, aujourd’hui ?

— Oui. Vous l’avez trouvé bon ?

— Fabuleux, tout simplement, dit Alexander. La viande qu’on nous donne à la pension est épouvantable — de la semelle. J’adore quand c’est rose, avec plein de jus. Et la tarte à la mélasse était plutôt chouette, elle aussi.

— Il faut me dire quels sont vos plats favoris.

— Est-ce qu’on pourrait avoir des pommes meringuées, une fois ? C’est ce que je préfère à tout.

— Bien sûr.

Alexander poussa un soupir de bonheur anticipé.

— Il y a un jeu de golf miniature sous l’escalier, enchaîna-t-il. On pourrait faire une partie. Qu’est-ce que tu en penses, Stodders ?

Good-oh ! lança Stoddart-West pour toute réponse.

— Il n’est pas vraiment australien, expliqua poliment Alexander. Mais il s’entraîne à parler comme les Australiens pour le cas où ses parents l’emmèneraient voir le Test Match, l’année prochaine.

Avec les encouragements de Lucy, ils allèrent chercher le jeu de golf. Un peu plus tard, quand elle revint vers la maison, elle les trouva en train de l’installer sur la pelouse tout en se disputant sur l’emplacement des chiffres.

— On ne veut pas que ça ressemble à un cadran d’horloge, expliqua Stoddart-West. Ça, c’est bon pour les gamins. On veut un vrai terrain, avec des distances de tir variables. Dommage que ces plaques soient toutes rouillées. C’est à peine si on peut lire les chiffres.

— Elles auraient besoin d’un coup de peinture, diagnostiqua Lucy. Vous pourriez vous en procurer, demain, et les repeindre.

— Bonne idée !

Le visage d’Alexander s’illumina :

— Mais… je crois bien avoir vu des pots de peinture dans la Grange Longue, aux dernières vacances. Des peintres les y avaient laissés. On y va voir ?

— La Grange Longue ? C’est quoi, ça ? questionna Lucy.

Alexander montra du doigt un bâtiment tout en longueur, non loin de la petite route qui passait derrière la maison.

— C’est assez vieux, comme baraque, dit-il. Grand-père l’appelle la Grange Percée à cause des fuites dans la toiture, et il prétend qu’elle date de l’époque élisabéthaine, mais c’est du pipeau. À l’origine, il y avait une ferme à cet endroit-là. Mon arrière-grand-père l’a fait démolir et il a construit cette horreur à la place.

« On y a remisé une bonne partie de la collection de grand-père, ajouta-t-il. Des trucs qu’il faisait venir de l’étranger quand il était jeune. Des trucs vraiment affreux. De temps en temps, on prête la Grange Longue pour des tournois de whist, ou pour des ventes de charité. Venez donc voir.

Lucy se fit un plaisir de les accompagner.

Une lourde porte cloutée, en chêne massif, défendait l’entrée du bâtiment.

Alexander leva la main et prit une clef sous une branche de lierre à droite de la porte. Il l’introduisit dans la serrure, la fit tourner et ils entrèrent.

Au premier regard, Lucy eut l’impression de pénétrer dans une sorte de musée des horreurs. Deux énormes têtes d’empereurs romains, sculptées dans le marbre, la fixaient de leurs yeux protubérants non loin d’un sarcophage monumental de la période décadente de l’empire. Il y avait aussi, debout sur un piédestal, une Vénus tout en minauderies, retenant d’une main craintive les plis de sa tunique tombante et, entre diverses œuvres d’art, deux tables à jeu, une quantité de chaises empilées les unes sur les autres, et quelques ustensiles hors d’usage : une tondeuse à main attaquée par la rouille, deux bassines, des sièges d’automobile mangés aux mites et un banc de jardin en fer récemment peint en vert mais auquel manquait un pied.

Un rideau en lambeaux masquait un angle de la pièce.

— C’est par là que j’ai vu des pots de peinture, il me semble, signala Alexander.

Ils trouvèrent effectivement, derrière le rideau, deux pots et des pinceaux aux poils raidis par la peinture sèche.

— Il va vous falloir de la térébenthine, observa Lucy.

Ils n’en trouvèrent pas. Les garçons proposèrent d’aller en chercher avec leurs bicyclettes, et Lucy les y encouragea vivement. La peinture des chiffres, se dit-elle, les occuperait un bon moment.

Ils sortirent, la laissant seule dans la grange.

— Tout cela aurait besoin d’un bon nettoyage, avait-elle fait remarquer comme ils s’en allaient.

— À votre place, je ne me donnerais pas cette peine, avait répondu Alexander. On nettoie la Grange Longue chaque fois qu’on doit l’utiliser pour une raison quelconque, mais à cette époque de l’année, personne n’y fourre jamais les pieds.

— La clef, je la remets là où vous l’avez trouvée ?

— Oui. Il n’y a rien à chaparder là-dedans. Personne ne voudrait de ces affreux mastodontes en marbre, et de toute façon, ce serait bien trop lourd à transbahuter.

Lucy était du même avis. Les goûts artistiques du vieux Mr Crackenthorpe ne l’enthousiasmaient guère : quelle que fût l’époque à laquelle il s’était intéressé, il semblait avoir eu un talent particulier pour en dénicher les productions les plus exécrables.

Les deux garçons partis, elle examina une nouvelle fois tout ce qui se trouvait autour d’elle. Son regard rencontra le sarcophage, et s’y fixa.

Ce sarcophage…

Une odeur de moisi flottait dans l’atmosphère. La grange n’avait pas dû être aérée depuis longtemps. Elle s’approcha du sarcophage. Le couvercle en était lourd, et parfaitement ajusté. Lucy le contempla un moment d’un œil pensif.

Puis elle sortit de la grange, alla jusqu’à la cuisine où elle trouva un solide pied-de-biche et, munie de celui-ci, retourna vers la grange.

La tâche ne fut pas facile, mais Lucy s’acharna, et le succès vint couronner ses efforts.

Lentement, sous la poussée du pied-de-biche, le couvercle se souleva.

Suffisamment pour permettre à Lucy de voir ce qui se trouvait à l’intérieur…

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