21

— Une vraie cochonnerie, les champignons ! décréta Mrs Kidder.

C’était bien la dixième fois, depuis quelques jours, que Mrs Kidder réitérait cette déclaration de principe. Lucy ne releva pas.

— C’est pas à moi qu’on en ferait manger, poursuivit Mrs Kidder. Pas folle ! Je tiens à ma peau. Et encore, on peut remercier la Providence qu’y ait eu qu’un mort. Tous autant qu’ils sont, ils auraient pu y passer, et vous avec, miss. Bon voyage, la compagnie !

— Ce n’était pas les champignons, dit Lucy. Ils étaient parfaitement comestibles.

— Mon œil, oui ! clama Mrs Kidder. C’est dangereux, ces sales bêtes : suffit d’un mauvais au milieu des bons, et, hop !

« C’est drôle, poursuivit-elle dans le vacarme des plats et des assiettes qu’elle malmenait au fond de l’évier. C’est drôle, mais c’est bien vrai c’qu’on dit qu’un malheur, il arrive comme qui dirait jamais seul. L’aînée à ma sœur, elle a eu la rougeole, et mon Ernie, il est tombé et il s’est cassé le bras, et pis mon époux, lui, il lui a poussé des furoncles partout ! Tout ça la même semaine ! C’est à pas croire, non ? Eh bien, ici, c’est du pareil au même ! D’abord cet assassinat que c’en est une honte, et pis maintenant Mr Alfred qui trépasse pour avoir mangé des champignons. À qui le tour, après ça ? Je voudrais bien le savoir !

Lucy, assez mal à l’aise, fut quand même bien forcée de s’avouer qu’elle aussi, elle aimerait bien le savoir.

— Mon mari, ça lui plaît qu’à moitié que je vienne ici, enchaîna Mrs Kidder, à cause qu’y aurait un sort qu’aurait été jeté sur la maison, d’après lui. Mais moi, c’que j’dis, c’est que ça fait trop longtemps qu’on s’connaît, nous deux miss Crackenthorpe, et que c’est une femme comme y en a pas deux, et pis qu’elle a toujours pu compter sur moi. Et pis j’peux pas laisser tomber c’te pauvre miss Eyelesbarrow, que j’lui ai dit, qu’elle est là à tout faire toute seule dans la maison ! Avec ces plateaux que vous charriez à longueur de journée !

Lucy convint, intérieurement, que sa vie, depuis quelque temps, ne semblait faite que de plateaux à apporter et à remporter. Elle était justement en train d’en préparer quelques-uns à l’intention des divers alités de la maison.

— Quant à ces infirmières, elles sont pas du genre à donner un coup de main, reprit soudain Mrs Kidder. Elles font rien qu’à réclamer du thé quasiment à jet continu — même qu’il est jamais assez fort ! Et pis faut leur faire à manger, en plus ! Claquée, que je suis, moi, c’est bien simple !

Mrs Kidder, en réalité, n’avait guère fait plus que son travail habituel.

— Vous ne vous ménagez pas assez, Mrs Kidder, affecta de compatir Lucy avec le plus grand sérieux.

Mrs Kidder en fut flattée. Lucy empoigna d’une main ferme le premier de ses plateaux et partit à l’assaut du premier étage.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? aboya Mr Crackenthorpe.

— Du bouillon de viande et une crème renversée.

— Remportez-moi ça ! Je n’y toucherai pas. J’ai bien précisé à cette infirmière que je voulais une entrecôte !

— Le Dr Quimper estime qu’il est encore trop tôt pour que vous mangiez de la viande, rétorqua Lucy.

— Je suis pratiquement rétabli, renâcla le vieillard. Demain, je me lève ! Comment sont les autres ?

— Mr Harold va beaucoup mieux. Il regagne Londres demain.

— Bon débarras. Et Cedric ? Aucun espoir de le voir, lui aussi, repartir demain pour son île ?

— Il reste ici jusqu’à nouvel ordre.

— Dommage ! Qu’est-ce que fabrique Emma ? Pourquoi est-ce qu’elle ne vient pas me voir ?

— Elle est toujours au fond de son lit, Mr Crackenthorpe.

— Les femmes ont toujours tendance à se complaire dans la douilletterie, ronchonna Mr Crackenthorpe. Pas vous, qui êtes une belle plante solide ! ajouta-t-il d’un ton changé. Vous êtes sur la brèche du matin au soir et du soir au matin, pas vrai ?

— Ce n’est en effet pas l’exercice qui manque.

Le vieux Mr Crackenthorpe la couva d’un œil approbateur :

— Vous êtes une belle plante. Solide. Une bonne petite. Et ne croyez pas que j’aie oublié notre petite conversation de l’autre jour. Un de ces quatre, vous verrez ce que vous verrez ! Ce ne sera pas éternellement Emma qui fera la loi ici. Et n’écoutez pas les autres, quand ils vous disent que je suis une vieille teigne et un vieux grigou. Je fais attention à mon argent, c’est vrai. J’ai mis de côté un joli petit magot, et je sais déjà avec qui je le dépenserai, le moment venu.

Il lui coula un regard où la tendresse le disputait à la paillardise.

Lucy se hâta de quitter la pièce en évitant la main qui se tendait vers elle.

Le plateau suivant était pour Emma.

— Oh ! merci, Lucy. Je recommence à me sentir renaître. Et je meurs de faim : c’est bon signe, non ?

« Ma pauvre, continua-t-elle tandis que Lucy lui installait le plateau sur les genoux, je suis vraiment très ennuyée pour votre tante. Vous n’avez plus eu le temps d’aller la voir, n’est-ce pas ?

— Non, c’est vrai.

— Vous devez lui manquer.

— Oh ! ne vous inquiétez pas, miss Crackenthorpe. Elle a sûrement compris que nous traversions une passe difficile.

— Vous lui avez téléphoné, au moins ?

— Non. Pas depuis un certain temps.

— Faites-le. Appelez-la tous les jours. C’est si important, quand on a son âge, de ne pas se sentir oubliée.

— Vous êtes très gentille, s’émut Lucy.

En redescendant à la cuisine chercher un autre plateau, elle se sentit mauvaise conscience. Les événements des jours précédents et son travail auprès des malades lui avaient fait oublier le reste du monde. Elle se promit d’appeler miss Marple après avoir monté son repas à Cedric.

Il n’y avait plus qu’une infirmière de garde. Elles se croisèrent sur le palier et échangèrent un bref salut.

Assis sur son lit, étonnamment propre et net, Cedric griffonnait fiévreusement sur une feuille de papier.

— Bonjour, Lucy, dit-il. Il n’est pas un peu tôt, pour le bouillon d’onze heures ? Au fait, je donnerais n’importe quoi pour que vous me débarrassiez de cette infirmière. Elle me tape sur le système. Elle s’obstine. Dieu sait pourquoi, à m’appeler « nous » à tout bout de champ : « Comment allons-nous ce matin ? Nous avons bien dormi ? Oh ! nous sommes un vilain garçon, aujourd’hui, nous avons encore fait tomber notre dessus de lit ! »

Son imitation de la voix haut perchée de l’infirmière était parfaite.

— Vous semblez bien gai, se réjouit Lucy. Qu’est-ce que vous êtes en train de dessiner ?

— Je trace des plans, répondit Cedric. Les plans de ce que je ferai de cet endroit quand le vieux aura cassé sa pipe. C’est un joli terrain que nous avons là, vous savez. Idéal pour des développements industriels. Je n’arrive pas à décider si je le garderai pour l’exploiter moi-même ou si je le lotirai pour m’en aller planter mes choux ailleurs. Quant à la maison, on peut en faire au choix une clinique, ou une école. Je me tâte aussi pour savoir si je ne devrais pas vendre la moitié de la propriété et claquer la galette dans la réalisation d’un projet scandaleusement dément avec l’autre moitié. Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Ce que vous faites s’appelle vendre la peau de l’ours, ironisa Lucy. Rien de tout cela n’est encore à vous.

— Mais ça sera à moi ! En totalité ! Pas question de découper la propriété en tranches, comme les actions et le reste. J’aurai le tout ! Et si je le vends, ce tout, le produit de la vente sera comptabilisé en capital, et non en revenu, autrement dit, non imposable. De l’argent à flanquer par les fenêtres ! Vous vous rendez compte !

— L’argent, j’avais pourtant cru comprendre que vous le méprisiez plutôt ? s’étonna Lucy.

— Tant que je n’ai pas un fifrelin, bien sûr que je méprise l’argent, riposta Cedric. On a sa dignité ! Quelle jolie fille vous faites, Lucy. Ou bien est-ce le sevrage de jolies filles auquel je suis soumis depuis un bon bout de temps qui me fait divaguer ?

— Je pencherais pour cette version-là, dit Lucy.

— Toujours aussi occupée à soigner les mourants et à récurer les parquets ?

— En ce qui vous concerne, je ne sais pas si vous avez été soigné, rétorqua Lucy en le regardant sous toutes les coutures, mais j’ai l’impression que quelqu’un vous a bel et bien récuré.

— C’est cette infirmière de malheur ! maugréa Cedric, mortifié. L’enquête du coroner sur la mort d’Alfred a déjà eu lieu ? Qu’est-ce que ça a donné ?

— Elle a été ajournée.

— La police joue avec nous au chat et à la souris. Cette tentative d’empoisonnement à grande échelle a retourné tripes et boyaux à tout le monde, pas vrai ? Ça nous a sapé le moral, veux-je dire. Loin de moi l’idée d’avoir voulu faire allusion à ses conséquences plus immédiates et plus terre-à-terre. N’empêche que, si j’étais vous, je prendrais bien garde où je mets les pieds, ma fille.

— J’y prends garde !

— Et le jeune Alexander ? Il a regagné sa pension ?

— Je pense qu’il est encore chez les Stoddart-West. Je crois que les classes ne reprennent qu’après-demain.

Avant d’aller s’attabler devant son propre déjeuner, Lucy s’en fut appeler miss Marple :

— Je ne me pardonnerai jamais de ne pas avoir trouvé le temps de venir vous voir, mais je n’avais réellement pas une minute à moi.

— Cela va de soi, ma chère petite, cela va de soi. De toute façon, il n’est rien que nous puissions faire pour le moment. Rongeons notre frein et attendons.

— Oui, mais attendons quoi ?

— Elspeth McGillicuddy ne devrait plus tarder à rentrer, susurra miss Marple. Je lui ai télégraphié de revenir par le premier vol. J’ai précisé que c’était son devoir. Ne soyez donc pas trop inquiète, ma chère petite.

Sa voix était douce et rassurante.

— Vous ne craignez pas… commença Lucy.

Mais elle s’interrompit.

— Qu’il y ait d’autres victimes ? Oh ! j’espère que non, mon enfant. Mais après tout, sait-on jamais ? Quand personne ne semble blanc comme neige… Car autant dire que quelqu’un a du vice à revendre, dans cette triste affaire.

— Ou de la folie, dit Lucy.

— Je n’ignore pas que c’est la façon moderne de considérer le crime. Mais je ne partage pas ce point de vue.

Lucy raccrocha, retourna dans la cuisine et saisit à deux mains le plateau de son déjeuner. Mrs Kidder venait d’ôter son tablier et s’apprêtait à partir.

— J’espère que ça ira, miss ? s’enquit-elle avec sollicitude.

— Mais oui, ça ira, Mrs Kidder.

Peu désireuse de se trouver seule dans l’immense et sinistre salle à manger, Lucy emporta son plateau dans le petit bureau. Elle finissait son repas quand la porte s’ouvrit, livrant passage à Bryan Eastley.

— Bonjour, dit Lucy. Je ne m’attendais pas à vous voir.

— Je m’en doute, sourit Bryan. Comment vont-ils tous ?

— Beaucoup mieux. Harold retourne à Londres demain matin.

— Qu’est-ce que vous pensez de cette histoire ? C’était vraiment de l’arsenic ?

— C’en était vraiment.

— Les journaux n’en ont pas encore parlé.

— Non. Je crois que la police garde pour le moment ça sous le coude.

— Quelqu’un doit avoir une sacrée dent contre la famille, commenta Bryan. Qui a bien pu se faufiler ici pour coller du poison dans la nourriture ?

— J’ai bien l’impression de faire le coupable le plus vraisemblable, confia Lucy.

Bryan la regarda d’un air inquiet :

— Mais ce n’est pas vous, n’est-ce pas ?

— Non. Ce n’est pas moi, affirma Lucy.

Nul n’avait pu mettre de poison dans le curry au cours de sa préparation. Il n’y avait qu’elle dans la cuisine quand elle l’avait fait cuire. Et elle l’avait apporté elle-même sur la table de la salle à manger. La seule personne susceptible d’avoir fait le coup ne pouvait donc être que l’un des cinq convives réunis autour de leur repas.

— Et d’ailleurs pourquoi l’auriez-vous fait ? réfléchit Bryan. Ces gens-là ne vous sont rien, n’est-ce pas ?

Il resta silencieux quelques secondes avant d’ajouter :

— J’espère que mon retour ici — comme ça, à l’improviste — ne vous contrarie pas ?

— Non, non, bien sûr que non. Vous avez l’intention de… rester ?

— J’aimerais bien… si cela ne devait pas trop vous compliquer la vie.

— Non. Non, on trouvera toujours moyen de se débrouiller.

— Je viens de perdre mon dernier job et je… je crois bien que j’en ai ma claque. Vous êtes certaine que vous n’y voyez pas d’inconvénient ?

— Ce n’est pas à moi d’y voir ou non un inconvénient quelconque. C’est à Emma.

— Oh ! avec Emma, pas de problème, dit Bryan. Elle s’est toujours montrée très chouette en ce qui me concerne. À sa façon. Elle n’est pas du genre démonstratif — en fait, c’est une énigme, cette brave Emma. Passer ici le plus clair de son temps à pouponner ce vieillard saperait le moral de n’importe qui. Dommage qu’elle ne se soit jamais mariée. C’est maintenant trop tard, j’imagine.

— Je ne crois pas du tout qu’il soit trop tard, décréta Lucy.

— Ma foi…

Bryan réfléchit un instant :

— … un pasteur peut-être ? Elle saurait se montrer utile, dans une paroisse. Elle caresserait les dames patronnesses dans le sens du poil. Je ne porte pas les dames patronnesses dans mon cœur, pas vrai ? Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi : je n’en ai jamais croisé dans la vie courante, mais je me suis heurté à certaines d’entre elles dans des bouquins. Et elle porterait un chapeau, le dimanche, pour le service.

— J’ai déjà entendu parler de perspectives plus enthousiasmantes, dit Lucy en se levant avec son plateau…

— Laissez-moi au moins faire ça, dit Bryan en lui prenant le plateau des mains.

Ils gagnèrent la cuisine ensemble.

— Vous voulez que je vous aide pour la vaisselle ? enchaîna-t-il. Je l’aime beaucoup, cette cuisine. Ça a beau être le contraire de ce que les gens apprécient de nos jours, j’adore cette maison du haut en bas. J’ai sans doute le goût perverti, mais c’est comme ça. Vous savez qu’on pourrait y poser un avion, dans ce parc ? ajouta-t-il avec enthousiasme.

Il saisit un torchon et se mit à essuyer cuillères et fourchettes.

— C’est un peu du gaspillage, que tout ça doive aller à Cedric, poursuivit-il. Il vendra l’ensemble en moins de deux avant de repartir Dieu sait où. Je ne comprends pas pourquoi l’Angleterre n’est pas assez bien pour tous ces gens. Harold non plus ne voudrait pas de cette maison, et elle est bien trop grande pour Emma. Si seulement Alexander pouvait l’hériter, on y vivrait tous les deux heureux comme larrons en foire ! Bien sûr, ce serait mieux d’avoir en plus une présence féminine sous le même toit…

Il regarda Lucy, pensif :

— Bah ! à quoi bon parler de ça ? Pour qu’Alexander en hérite il faudrait d’abord que tous les autres passent l’arme à gauche, ce qui n’est pas une hypothèse très réaliste, n’est-ce pas ? Sans compter que le vieux pourrait bien décider de devenir centenaire, rien que pour les embêter. J’imagine qu’il n’a pas trop mal pris la mort d’Alfred ?

— Non, c’est le moins qu’on puisse dire.

— L’abominable vieille teigne ! s’attendrit Bryan, soudain hilare.

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