G.-J. ARNAUD Les fossoyeurs de liberté

CHAPITRE PREMIER

L’heure du couvre-feu approchait, mais l’épicerie fine Lascos était encore ouverte, et plusieurs élégantes chiliennes se pressaient près du comptoir ancien en bois ciré. Lascos était un petit bonhomme rond et brun de peau, le crâne chauve, à l’exception d’un curieux toupet sur le haut de la nuque.

Cesca Pepini pénétra silencieusement dans le magasin, regarda autour d’elle avec intérêt. La boutique regorgeait de marchandises rares et chères. Il y avait du foie gras français, dont les boîtes s’amoncelaient presque jusqu’au plafond, des conserves fines, des bouteilles millésimées. Plus loin, les rayons croulaient sous les boîtes de confiserie de tous les pays du monde, depuis les calissons d’Aix, jusqu’aux loukoums turcs, en passant par les spécialités venues de Hong Kong.

Le petit épicier s’affairait pour servir ses dernières clientes, paraissait jouir aux froissements du papier de soie, au crissement des rubans de couleur portant sa raison sociale.

— Dire que durant de longs mois vous nous refusiez ces bonnes choses, lui reprocha une cliente en manteau de fourrure.

Manteau qui répandait une légère odeur d’antimite. La grosse femme au triple menton qui le portait, avait dû le cacher jusqu’au coup d’état du 11 septembre.

— Comment faire, señora, comment faire ? Tout cela était considéré comme du luxe et était frappé de taxes exorbitantes… Et puis en vendre, comme en acheter, n’était pas très bien vu. Je n’osais pas ouvrir ma boutique, car il y avait parfois des gens des poblaciones, qui entraient pour me narguer.

— Quelle période horrible ! dit une jolie femme brune, qui portait un ensemble très élégant. Et qu’est devenue Pilar, votre serveuse ?

Lascos leva les bras au ciel :

— Elle était communiste. Je crois qu’elle est incarcérée au Stade Chile.

— Pilar, communiste ? Qui s’en serait douté ? s’exclama la jolie brune. Décidément, on ne pouvait se fier à personne durant cette époque.

— Oui, communiste… Je tremblais quand elle était ici. Elle m’avait menacé de se plaindre à son syndicat, parce qu’elle ne touchait pas, disait-elle, le salaire légal.

— Quel culot !

— Oui, au revoir, señora, à la prochaine fois.

La brune élégante sortit en tenant ses petits paquets par la ficelle, passa à côté de la Mamma en l’ignorant complètement. La grosse italienne, vêtue sans recherche ne pouvait attirer son regard. Dehors, dans la voiture rangée le long du trottoir, l’attendait son chauffeur. Il se précipita pour ouvrir la portière de la Mercedes 600, lorsque sa maîtresse parut.

— Je vois, dit Lascos, qu’elle a récupéré Luis.

La grosse femme au manteau de fourrure ricana :

— Juste au moment où il allait être arrêté. Il a été heureux de retourner travailler chez les Kelman. Mais, évidemment, il doit se contenter de ce qu’ils veulent bien lui donner. Mais, il n’en demande pas plus. Il a sauvé sa peau.

Après avoir ficelé ses paquets avec un plaisir évident, il raccompagna cette cliente jusqu’à la porte, s’empressa auprès de la dernière, qui d’une voix sèche, passa sa commande. Le long du trottoir, il ne restait qu’une Cadillac, et la Mamma supposa qu’elle appartenait à cette femme. Vêtue avec une sobriété raffinée, elle gardait un air dédaigneux, et Lascos n’osait entreprendre la conversation. Il la suivit jusqu’à la porte avec plusieurs courbettes.

— La générale Clemente. Son mari occupe un poste important dans le gouvernement actuel.

— Vous voulez parler de la Junte, murmura doucement la Mamma.

Cette réflexion fit sursauter l’épicier, qui découvrit alors son étrange cliente. Tout de suite, il détesta ce visage lourd, ces yeux noirs au regard insoutenable.

— Que désirez-vous, señora ? Il va falloir que je ferme. L’heure du couvre-feu approche, et…

— Comment se fait-il que d’un coup, on trouve tout ce qu’il faut dans les magasins de Santiago ? Et principalement chez vous, señor Lascos ?

Il fronça ses sourcils épais, regarda en direction de la rue. Malheureusement elle était vide, et il n’apercevait aucune patrouille de carabiniers ou de soldats.

— C’est normal, murmura-t-il… Maintenant que tous ces marxistes sont partis, le commerce est libre, tout redevient normal.

— Bien sûr, fit la Mamma entre ses dents. Que faisiez-vous de tout cela sous le gouvernement Allende ? Où le cachiez-vous ?

— Mais, señora, se rebiffa-t-il.

Soudain, elle lui prit le poignet, et l’entraîna vers l’arrière-boutique. Il eut envie de crier, mais une main épaisse lui cloua la bouche. Du pied, l’étrange vieille dame referma la porte, le propulsa contre des étagères centrales.

— Je vous ai posé une question, Lascos, et j’attends votre réponse.

— Mais, pourquoi moi ?… Tous les commerçants en ont fait de même… Et d’ailleurs, c’était la seule chose à faire. Sinon, on nous aurait pillés et dévalisés.

— Vous savez bien que non. C’est une légende inventée pour créer un sentiment d’insécurité, et préparer le putsch. Où étaient vos marchandises ?

— J’ai une petite maison à la campagne. Entre la capitale et Valparaiso. J’ai tout transporté là-bas.

— De votre propre initiative ?

— Mais bien sûr…

Il détournait les yeux, lorsqu’elle le fixait ainsi.

— Et cette initiative personnelle, vous avez voulu la faire partager à vos collègues épiciers. Vous étiez bien secrétaire de l’Union régionale des commerces de l’alimentation ?

— Mais j’ai démissionné, lorsque Allende a été élu.

— Oui. En façade. Mais, vous avez continué à diriger l’association.

— Ce n’est pas un crime. Je n’étais pas obligé d’avoir des idées marxistes tout de même ?

— Non. Pas du tout. Ce n’est pas ce que je vous reproche.

Il reprenait du poil de la bête :

— Et d’ailleurs, qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? Votre attitude pourrait paraître suspecte aux nouvelles autorités. Vous feriez mieux de me laisser tranquille, et de partir avant qu’il ne vous arrive des ennuis. J’ai des relations, et…

— Soplon, par-dessus le marché ?

Ce mot signifiait mouchard, et Lascos pâlit terriblement.

— Vous n’avez pas le droit de m’insulter.

— Si. Vous avez dénoncé plusieurs épiciers qui n’avaient pas suivi vos consignes de boycottage du régime. Ils ont tous été arrêtés et déportés dans les îles. Il y autre chose, Lascos. Vous n’avez jamais caché votre marchandise dans votre maison de campagne. Vous l’avez vendue au marché noir, aux riches bourgeois de cette ville. Et puis, on vous a aidé à reconstituer rapidement votre stock, après le 11 septembre. Vous avez en effet des relations. De hautes relations. Qui dépassent même le cadre de votre pays.

Lascos essuya la sueur qui coulait de son front.

— Je ne comprends pas, murmura-t-il… Vous vous trompez… Tout à l’heure, je me suis vanté, et…

D’un seul coup, il fonça sur la vieille femme, espérant la surprendre, mais la Mamma se déplaça avec une légèreté inattendue, et balaya ses courtes jambes de son pied. Il s’étala de tout son long, tandis qu’un lot de conserves d’asperges dégringolait. Les boîtes roulèrent dans tous les sens.

Lorsqu’il se releva en frottant ses reins, il ouvrit de grands yeux effrayés. La vieille dame avait sorti un petit automatique de son sac et l’en menaçait.

— Tenez-vous tranquille. Vous n’êtes pas de taille contre moi, malgré nos âges différents. Vous avez passé votre vie derrière votre comptoir, et vous avez trop de graisse. Je me demande comment vous avez pu vivre dangereusement durant l’expérience Allende. Car, vous avez vécu dangereusement. En restant secrétaire clandestin de votre syndicat de commerçants. Ne protestez pas. Il fallait qu’on vous paye cher pour cela, n’est-ce-pas ?

Elle eut un sourire glacé :

— Comment êtes-vous entré en contact avec eux ?

— Eux ? Qui ?

— La C.I.A., qui vous paye pour avoir magnifiquement servi ses intérêts. Elle noyautait tout dans ce pays. Les syndicats de commerçants, de patrons routiers, ceux des pêcheurs, des artisans. Partout, il y avait des hommes comme vous, qui diffusaient des conseils, puis des consignes. Il fallait rendre la vie économique de ce pays difficile, appauvrir le ravitaillement, exacerber les gens ? Surtout les classes moyennes, car les travailleurs et les pauvres gens ne souffraient pas tellement de la situation. Ils avaient l’habitude. Ils continuaient à crever de faim, mais avec un gouvernement qui leur plaisait. Mais, les autres, les médecins, qui maintenant dénoncent leurs confrères socialistes ou communistes, les cadres, que la promotion ouvrière rendait déjà haineux, tous ces gens-là, qui ne pouvaient plus acheter le superflu, il fallait en faire des opposants farouches. D’autant plus qu’Allende les ménageait, espérant se les concilier. Une grave erreur d’ailleurs.

Lascos paraissait perplexe :

— Vous êtes communiste ?

— Non. Mais les questions, c’est moi qui les pose. Quel était votre correspondant ici, à Santiago ?

Il secoua sa grosse tête, et son ridicule toupet de cheveux suivait le mouvement avec retard.

— Vous vous trompez, fit-il avec lenteur… Je n’ai pas été manipulé. J’ai agi de mon plein gré. On a écrit que les U.S.A. ont contribué au putsch, mais c’est faux. Tout est parti d’un sentiment populaire, et l’armée a su écouter ces voix qui s’élevaient pour renier le régime.

La Mamma éclata d’un rire clair :

— Un régime qui avait fait plus de quarante pour cent des voix aux dernières élections. Vous parlez de sentiment populaire ? A cause de ces manifestations de femmes en manteaux de fourrure, devant le palais de la Moneda, peu de temps avant le coup d’état ? C’est ça, vos voix qui ont touché le cœur des généraux ? Vous êtes un imbécile, Lascos, et vous ne comprenez pas que vous êtes en danger. Le Sénat américain a ordonné une enquête sur les événements du Chili. Une commission sénatoriale est en route, pour rechercher les causes de ce pronunciamento. Et je vous jure qu’elle fera son travail avec courage. D’autant plus, que la position de Nixon n’est guère solide en ce moment, et que le législatif se sent à juste titre responsable de notre image de marque dans le monde.

— Vous êtes américaine ? balbutia-t-il.

— Oui, et chargé de veiller sur des types comme vous. Oh ! ne croyez pas que ce soit très ragoûtant pour moi. Je déteste les mouchards et les délateurs, mais il faut que vous restiez en vie, pour répondre aux questions des membres de la commission.

— Rester en vie ? murmura-t-il.

Visiblement, il ne se croyait pas menacé. Il avait travaillé pour la Junte, et la Junte le protégeait. Il n’avait qu’à sortir sur le pas de sa porte, et héler une patrouille, pour que celle-ci se mette tout de suite à son service.

— Je ne plaisante pas. Vous ne savez pas ce qu’est la C.I.A. Lascos. Elle va chercher à vous liquider. La Junte cherchera également à se protéger, et à donner de son action une image pure de toute influence américaine. D’autant plus, que le Sénat américain a supprimé les subventions, en attendant le résultat de l’enquête de sa commission.

— Vous travaillez pour cette commission ?

— Je suis chargée de préparer son travail, et de lui faciliter les contacts. Mais, je ne peux vous obliger à m’écouter, si vous le refusez.

Lascos comprit qu’elle ne lui voulait aucun mal, et reprit courage. Il eut même un regard sournois, qui déplut à la Mamma. Elle préféra le mettre en garde.

— Ne croyez pas que je suis venue seule. Mes arrières sont protégés, et vous risqueriez gros à vouloir jouer le délateur. Je suis venue discuter sérieusement. C’est de votre peau qu’il s’agit. A vous de savoir si vous voulez la conserver.

— Je n’ai jamais eu de contact avec la C.I.A., fit-il avec une obstination têtue.

— Eh bien, je vous souhaite de passer une bonne nuit. Car, désormais, vous avez deux ennemis. La C.I.A. d’un côté, et la Junte de l’autre.

Eux ne se contenteront pas de vagues promesses. Ils ne laissent rien au hasard. Souvenez-vous-en.

Elle ouvrit le grand sac qu’elle portait en bandoulière, et y laissa tomber son automatique.

— Si vous changez d’idée, je vous conseillerais utilement. Je vous rappellerai demain matin. Oh ! je sais qu’il y aura certainement la boutique pleine de carabiniers, si vous vous obstinez dans votre erreur de jugement, mais qu’importe. A demain.

Sans attendre de réponse, elle referma la porte de l’arrière-boutique, tourna la clé, et sortit du magasin. L’heure du couvre-feu était légèrement dépassée. Au bout de cent mètres, elle se heurta à une patrouille de carabiniers, qui l’obligèrent à se coller contre le mur.

— Je suis américaine, dit-elle, et je travaille pour l’ambassade.

Si jamais ils ouvraient son sac, ils découvriraient le pistolet, et tous les gadgets défensifs qu’il contenait. Elle fut autorisée à baisser les bras. Le sergent compulsa son passeport, le lui rendit :

— Excusez-nous, señora, mais vous devriez avoir un laissez-passer.

— Je suis arrivée de ce matin seulement dans la capitale, et je n’ai pas eu le temps de m’en procurer un.

— Nous sommes obligés de vous conduire à votre hôtel. Ce sont les ordres habituels.

— Eh bien, je n’aurais pas trouvé de taxi à cette heure, fit-elle avec bonne humeur.

Elle grimpa dans une Jeep qui démarra sèchement. Son chapeau faillit lui échapper, et elle dut le maintenir d’une main ferme. Son arrivée à l’hôtel ne passa pas inaperçue, et le veilleur de nuit parut mal à son aise, en apercevant les carabiniers.

— Donnez-moi ma clé, et faites-moi monter quelque chose à boire. Un whisky avec une bouteille d’eau gazeuse.

Le lendemain, en même temps que son petit déjeuner, on lui apporta « El Mercurio », journal d’extrême-droite qui, depuis le 11 septembre jouait le rôle de délateur, dénonçant des personnalités de gauche, avec leur adresse, les journalistes étrangers qui essayaient de publier la vérité sur le nouveau régime. Elle y jeta un coup d’œil, sursauta en découvrant un titre dans un coin : « Un honnête commerçant patriote victime des marxistes ». Elle pensa à Lascos, mais il s’agissait d’un certain Heinrich, dont le magasin avait été plastiqué dans la nuit. Le corps du commerçant avait été retrouvé dans les débris, atrocement mutilé.

Ce nom disait quand même quelque chose à la Mamma, qui consulta une liste enfermée dans son sac. Elle y trouva le nom d’Heinrich, président de la Fédération des commerces du vêtement et des textiles. Lui aussi, avait figuré sur les tablettes de la C.I.A.

Elle s’habilla rapidement, préférant téléphoner d’une cabine publique que de son hôtel, mais elle découvrit que tous les postes publics étaient débranchés. Elle dut pénétrer dans une poste de quartier. Un carabinier était assis à côté de l’employé auquel elle demanda le numéro de Lascos. Il nota sans se cacher le numéro en question, sur une liste déjà longue.

— Cabine 2.

La Mamma reconnut la voix de Lascos, le petit épicier. Elle lui parut changée.

— Señor Lascos ? Avez-vous une réponse pour ma commande ? Vous souvenez-vous, je suis venue hier, avant la fermeture, et nous avons discuté dans votre arrière-boutique.

— Oui, je me souviens. Je… Où, puis-je vous la livrer ?

Surprise, elle resta silencieuse durant quelques secondes.

— Je peux passer chez vous, dit-elle.

Que risquait-elle ? Au pire l’expulsion. Mais la C.I.A., elle, ne la raterait pas. Il lui fallait prendre le risque, alors qu’elle n’avait pas encore pu se procurer une voiture.

— Bien, je vous attends, dit-il.

— Avez-vous lu El Mercurio ? se hasarda-t-elle à demander.

— Je viens de le faire.

— Vous connaissiez Heinrich ?

— Oui… Nous avions des relations sociales, soupira-t-il avec un accent sincère… Le pauvre garçon. Victime de ces salauds…

Mais, il ne spécifia pas de quels salauds il s’agissait. Elle raccrocha, paya sous l’œil vigilant du carabinier. Son visage olivâtre pouvait prêter à confusion. Peut-être la prenait-on pour une métisse. Mais, on ne lui demanda pas ses papiers.

Elle prit un taxi jusqu’à l’épicerie fine, et tout en réglant sa course, regarda à travers la vitrine. L’endroit paraissait calme.

— C’est bien achalandé chez Lascos, lui dit le chauffeur. Maintenant qu’on retrouve de tout, c’est chez lui, qu’on peut acheter le plus fin. Si vous étiez venue il y a trois mois, c’était différent.

— Vraiment, fit-elle, en reprenant sa monnaie.

— Ces cochons de l’Union populaire nous affamaient, oui.

Elle avait toujours constaté l’esprit conservateur des chauffeurs de taxi, dans les pays où elle avait voyagé. On lui avait dit que ceux de Santiago comportaient un certain pourcentage d’indicateurs de police.

Elle descendit enfin, pénétra dans la boutique. Lascos servait un gros homme vêtu de noir, qui lui achetait un coffret de trois bouteilles de Cinzano, rouge, blanc et dry.

— C’est pour un cadeau ?

— Bien sûr, fit l’obèse. Puisqu’on peut de nouveau offrir quelque chose à ses amis, profitons-en.

Lascos ne lui avait pas adressé un regard. Elle visita les allées, essayant de percevoir d’autres présences. Peut-être y avait-il des tueurs de la C.I.A. dans l’arrière-boutique.

Avec force courbettes, il raccompagna son client jusqu’à la porte, revint vers elle, le visage bouleversé :

— Vous aviez raison… Heinrich… Ils disent que ce sont les marxistes, mais c’est impossible. Avec toutes ces patrouilles, surtout dans le quartier où il avait son magasin. Le plus huppé, le plus surveillé aussi… Et les marxistes se fichent bien de Henrich comme de moi… Pour l’instant, ils ont d’autres chats à fouetter…

— Vous reconnaissez que vous travailliez pour la C.I.A. ?

Lascos regarda en direction de la rue avec appréhension :

— Que m’offrez-vous en échange de ce que je sais ?

— La sécurité.

— Mais, laquelle ? On ne peut quitter ce pays, vous le savez bien ?

— Nous avons réfléchi à la chose. Nous allons installer un asile sûr.

— Je ne veux pas rester plus longtemps ici.

Elle le regarda avec un mépris amusé. C’était toujours pareil avec les mouchards et les délateurs. Ils finissaient toujours par devenir leur propre victime, et ne savaient plus alors que faire.

— Votre maison de campagne est-elle connue de la C.I.A. ?

Il la fixa avec hébétude, puis se reprit un peu :

— Je ne sais pas, c’est possible.

— Réfléchissez.

— Comment le saurais-je ?

— Connaissez-vous un autre endroit où vous réfugier provisoirement ? L’espace de quelques jours ?

Il commençait de secouer la tête, puis son visage s’éclaira un peu.

— J’ai les clés d’un ami qui voyage en Europe… Un appartement dans un immeuble de luxe. Ils ne viendront pas me chercher là-bas.

— L’adresse ?

— 17, avenida San Miguel. L’appartement porte le numéro 34. Il était parti à cause des marxistes. Mais, il ne reviendra pas tout de suite. Il appartenait à la Démocratie chrétienne.

— Pourtant, ils soutiennent les généraux.

— Lui non. Certainement pas.

— Vous allez fermer la boutique, et filer là-bas le plus directement possible. Pouvez-vous quitter ce magasin sans vous faire remarquer ?

— Oui. Par derrière. Il y a une cour avec plusieurs entrées. Difficile de les surveiller toutes.

Elle s’approcha d’une étagère, souleva le couvercle d’une boîte en forme de losange, qui contenait des calissons. Elle en fourra un dans sa bouche.

— Vous croyez que je dois tout laisser ?

— N’emportez que le minimum, et votre peau évidemment. C’est elle, qui compte en ce moment.

— Oui, vous avez raison, fit-il.

— Je vous rejoins là-bas dans une heure, ajouta-t-elle en prélevant un autre calisson, et en se dirigeant vers la porte.

Tranquillement, elle descendit la rue, la traversa, et la remonta dans l’autre sens. Lascos avait déjà baissé son rideau de fer, et deux femmes élégantes discutaient devant avec véhémence. La Mamma repéra également la petite voiture française arrêtée un peu plus loin. A l’intérieur, deux hommes immobiles. Impossible d’affirmer s’ils s’intéressaient au magasin fermé. Elle fit quelques vitrines en les surveillants, jusqu’à ce que l’un d’eux descende de la Simca, et traverse la rue. Il pénétra dans un passage couvert, disparut pendant plusieurs minutes. Lorsqu’il reparut, elle eut l’impression qu’il était nerveux. Dès qu’il fut remonté dans la voiture, celle-ci démarra aussitôt. Elle n’aurait pu dire s’il s’agissait des services secrets chiliens ou de la C.I.A.

A pied, elle poursuivit vers l’avenue San Miguel, y arriva une demi-heure plus tard. Le 17 était niché dans un îlot de verdure, et était vraiment très luxueux, avec ses larges balcons, son marbre, et ses immenses baies. Discrètement, elle regarda autour d’elle avant de suivre l’allée dallée, qui traversait une pelouse magnifique.

L’appartement 34 était situé au second étage, et elle prit l’ascenseur. La porte en acajou massif était tout au fond, et elle s’en approcha, songeuse. Il y avait un œilleton de viseur optique derrière lequel Lascos pouvait la voir arriver.

Lascos, ou n’importe qui d’autre. Pourtant, sans hésiter, elle pointa son index sur la sonnette.

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