CHAPITRE V

A la nuit tombante, ils avaient pu rejoindre un petit village situé sur l’ancienne route de Valparaiso, et ils avaient pris le car pour le port. Mais ils s’étaient séparés dans le véhicule. Lascos était assis à l’avant, et elle pouvait le surveiller. Elle avait fini par le convaincre de se rendre à sa maison de campagne.

— Mais ils vont y venir tout droit, avait-il gémi.

— Ils ont dû y aller tout droit. Maintenant, nous ne risquons plus rien, à moins qu’ils n’aient laissé un guetteur. Je saurai m’en rendre compte. Vous me préviendrez, lorsque l’arrêt approchera. Il suffira que vous vous baissiez pour renouer votre lacet de chaussure.

La route était sinueuse et étroite, et la pluie qui tombait n’arrangeait rien. Ils avaient passé plusieurs heures dans cette cabane abandonnée, et dont le toit fuyait. Ils avaient faim et soif. Aussi, avant de prendre le car, ils avaient pu boire dans un café, et manger un sandwich, toujours en ayant l’air de ne pas se connaître.

Il y eut une alerte, un barrage de carabiniers, mais ils se contentèrent de jeter un coup d’œil aux passagers, avant d’autoriser le chauffeur à continuer. Peu à peu, l’étau se relâchait, autour de la capitale, mais en écoutant ses voisins, la Mamma apprit que le port de Valparaiso était sévèrement gardé.

Lascos se baissa pour renouer son lacet, lui jeta un regard entendu. Elle se leva, tapota ses vêtements, se dirigea vers l’avant en personne qui connaît le trajet. Le car finit par se ranger sur le côté, et elle descendit, avec la crainte obscure, que l’épicier ne lui ait joué un tour, et ne la suive pas. Plus loin, il la rattrapa, à son grand soulagement.

— Inutile de traverser le village. On peut prendre un raccourci. Il y a des provisions là-bas.

Ils marchèrent en silence pendant un quart d’heure, puis Lascos désigna un groupe d’arbres.

— Ma maison est là-bas derrière. Oh ! elle n’est pas très grande. Un rez-de-chaussée, quatre pièces. On y venait tous les samedis soir, jusqu’au dimanche soir.

— Qui ça, on ?

— Ma femme et moi. Lorsqu’elle est morte, j’y suis venu moins souvent.

Soudain, la Mamma le saisit par la manche pour le forcer à s’arrêter.

— Doucement. J’ai cru voir une lumière.

— Vous croyez ? haleta-t-il. Vous voyez bien qu’ils ont laissé quelqu’un pour nous prendre au piège.

— Il n’aurait pas commis une telle imprudence. Nous allons quand même voir. Venez.

— C’est de la folie, protesta-t-il. Je refuse. Je n’irai pas plus loin.

— Soit, à votre guise, dit-elle. Vous m’avez déjà fait le coup un certain nombre de fois. Moi, je vais là-bas. Faites ce que vous voulez.

Il suivit en maugréant, si bien qu’elle dut le faire taire. Ils contournèrent la petite maison, et furent surpris de voir de la lumière aux fenêtres donnant sur la colline.

— Ils ne se gênent pas, constata Lascos avec rancœur.

— Ce ne sont pas des flics. Des gens qui se planquent, plutôt. Ils ont camouflé les fenêtres de devant, mais n’ont pas jugé utile d’en faire autant pour celles-ci. Nous allons essayer d’en savoir plus.

Une silhouette s’interposa entre la lampe et la fenêtre, et la Mamma lui trouva une allure jeune. Mais elle garda cette découverte pour elle.

— On ne voit rien, dit Lascos.

Il devait être myope. Ils n’étaient plus qu’à une centaine de mètres de la maison.

— Il n’y a pas l’eau courante, chuchota Lascos, et le puits est de ce côté-ci. Vous ne voyez pas une petite construction ?

— Si, dit la Mamma. Vous avez l’électricité ?

— Non. Une installation au gaz. La cuve est sur le côté de la maison. Mais c’est très confortable quand même. Je pourrais faire une citerne ici, et avoir l’eau courante.

A ce moment-là, une porte s’ouvrit, et un grand rectangle de lumière s’allongea derrière la maison. Une silhouette parut, celle d’une fille en pantalon.

— Mon Dieu, gémit Lascos. Blanca.

— Votre fille ?

— Oui… Elle a dû se réfugier là en pensant qu’elle serait tranquille.

Malgré tout ce qu’il lui avait dit dans l’appartement de l’avenue San Miguel, il était ému, et elle pouvait voir ses mains trembler.

— Ils sont certainement plusieurs, dit-elle.

— Ses amis du M.I.R., la gauche révolutionnaire. Ils sont encore plus traqués que les communistes. Mais pourquoi ne vient-elle pas ?

Brusquement, ils aperçurent les ombres qui se déplaçaient entre leur position et la maison. La fille cria quelque chose, et claqua la porte. Les lumières s’éteignirent, mais tout de suite après, la maison fut vivement illuminée par des phares de voitures. Ils pouvaient distinguer les command-cars et les Jeeps.

— Quelqu’un a dû les dénoncer, dit la Mamma. Une chance que nous ne soyons pas en bas.

— Mais ma fille. Ils vont l’arrêter… La torturer. Je ne veux pas ça. Je ne veux pas.

Il se leva d’un bond, pour courir vers la maison, et elle dut le plaquer au sol. Comme elle voulait lui clore la bouche, il la mordit cruellement, et elle l’assomma sans hésiter. Durant ce temps, un mégaphone diffusa une voix menaçante, qui priait les occupants de la maison de sortir les mains sur la tête, sinon, ils seraient tous anéantis à coups de grenades.

— Si vous acceptez, allumez toutes les lampes de la maison.

Pour le moment, la petite villa ne recevait que la lumière des projecteurs. La Mamma se pencha vers Lascos, et se rendit compte qu’il était toujours inconscient. Elle l’avait frappé sèchement, et il en avait pour un moment.

Au bout d’une minute, tout s’éclaira à l’intérieur de la maison de campagne.

— Sortez maintenant les uns derrière les autres, les mains sur la tête. Vous êtes encerclés, sans aucune possibilité de fuir. Au moindre geste suspect, nous ferons feu.

Malheureusement, elle ne put les voir sortir, mais elle les aperçut lorsqu’ils furent regroupés dans la lumière d’un command-car. Ils étaient quatre, et tous très jeunes. Blanca paraissait être la seule fille du groupe. On les fouillait, et puis soudain, un garçon reçut un coup de crosse dans l’estomac. Il se plia en deux, tomba ensuite, toujours courbé. La fille de Lascos se pencha, mais un soldat la tira en arrière, par les cheveux. Elle se redressa, et le gifla. Il lui porta un coup de crosse, qui l’atteignit à l’épaule. Pourtant, elle resta debout, se contentant de masser l’emplacement du coup.

— Que se passe-t-il ? fit Lascos… Vous m’avez frappé…

Elle se pencha vers lui :

— Silence. Voulez-vous qu’ils nous entendent ?

— Ah ! oui… Les soldats. Mon Dieu, Blanca.

Il se mit à pleurer. Les jeunes gens étaient maintenant poussés à l’arrière d’un command-car, et des soldats s’engouffraient à leur suite. Mais le convoi ne démarrait pas. On fouillait visiblement la maison, et des silhouettes ne cessaient de passer devant les lampes à gaz.

— Ma pauvre petite fille, gémissait Lascos… J’aurais dû me montrer moins intransigeant, essayer de la comprendre… Elle doit me mépriser… Et je ne peux rien faire pour elle.

Puis soudain, il prit conscience de la situation :

— Mais, s’ils me recherchent, et qu’ils détiennent ma fille… Ils vont vouloir lui faire dire où je me trouve. Ils la tortureront. Je ne peux pas laisser faire ça. Non, je ne peux pas.

— Du calme, fit la Mamma. Il sera toujours temps de prendre une décision. Vous n’allez quand même pas vous rendre ?

— Vous ne comprenez pas ? Elle ne sait pas où je suis. Elle n’a rien à leur dire, et ils ne la croiront pas.

— D’accord, ils ne la croiront pas. Mais vous, vous pourrez toujours négocier sa liberté.

En fait, elle était très ennuyée, cette arrestation compliquait sa tâche. Jusque-là, Lascos se souciait peu de sa fille, mais le drame rapide qui venait de se dérouler l’avait bouleversé, et d’un coup il redevenait un homme déchiré, conscient de sa paternité. Lui, qui avait rejeté son enfant depuis des années, venait de la retrouver dans des circonstances tragiques.

— Vous me mentez, dit-il… Vous n’accepterez jamais que je me rende. Maintenant, je me fiche de tout.

— D’accord. Vous vous fichez de tout, fit-elle excédée. Mais vous n’arrangerez pas sa situation en courant vers eux. C’est demain, après-demain, qu’ils seront intéressés par une proposition d’échange. Mais aujourd’hui, ils ont la possibilité de vous capturer tous les deux, et ce serait folie que de vous constituer prisonnier.

Ils ressortaient avec des objets dans les mains. Certains étaient déposés dans les véhicules, mais d’autres jetés en tas. Certainement des livres. La Mamma se souvint, que des ouvrages comme : Quai des Brumes, de Mac Orlan, ou Le Pays des Aveugles, de H. — G. Wells, figuraient sur la liste des œuvres interdites !

Bientôt, une flamme monta du tas de livres, qu’un soldait avait arrosés d’essence. Ce rappel de Fahrenheit 451 bouleversa la Mamma. Elle n’aurait jamais cru possible une telle ignominie, pensa que c’était là la preuve que le nouveau régime n’avait qu’une apparence de puissance, mais qu’il était rongé à l’intérieur par la mesquinerie, le fanatisme, et l’imbécilité.

— Vous croyez, qu’ils brûlent mes éditions rares ? demanda Lascos en tremblant de froid.

— Ne pensez pas qu’ils ont eu le temps de faire la discrimination entre bon et mauvais auteurs, lança-t-elle méchamment. Ils brûlent les livres, c’est tout.

Lascos renifla, mais elle espéra que c’était uniquement pour sa fille.

— Ils s’en vont.

Tous les véhicules partaient, en laissant les lampes allumées, et le feu qui s’élevait dans la nuit pluvieuse. Ils restèrent silencieux de longues minutes, regardant les flammes qui ne perdaient pas de leur force, malgré l’eau qui tombait du ciel.

— Nous allons là-bas, dit-elle.

— Ils ne reviendront pas ?

— Non. Vous verrez pourquoi.

Lorsqu’il vit les meubles éventrés, la vaisselle cassée, les linges épars, il comprit ce qu’elle avait voulu dire. Hébété, il ramassa un réveil tout écrasé.

— Voilà les gens que vous avez portés au pouvoir, dit la Mamma avec un regard concentré.

Il lui lança un regard tellement suppliant, qu’elle regretta de s’être laissé aller à sa colère. Elle tira les rideaux épargnés, regarda autour d’elle :

— Je vais mettre de l’ordre. Croyez-vous que vous nous trouverez de quoi manger ?

Lascos, planté au milieu de ce qui avait été une salle à manger, sursauta et fit signe que oui. Il alla dans le couloir, roula un tapis négligé par les soldats, et découvrit une trappe. Il s’enfonça dans le sous-sol, remonta avec un panier rempli de boîtes de conserves et de bouteilles. Durant ce temps, la Mamma avait nettoyé une pièce, mettant de côté les objets intacts, faisant disparaître les morceaux des autres dans un grand sac en toile.

Ils mangèrent en silence, la Mamma avec appétit, le Chilien en se forçant.

— Vous dormirez sans vous inquiéter, dit-elle. Moi, j’ai le sommeil léger, et je prendrai mes précautions.

Mais la nuit fut paisible. Le matin vint, dans un brouillard épais, fréquent dans cette région, lui dit Lascos.

— Il faut que je téléphone, dit-elle.

— Ce sera dangereux de le faire depuis le village. Ce sont des gens méfiants.

La Mamma se versa une autre tasse de café, alluma un cigarillo, et les coudes sur la table, le regarda :

— Maintenant, il est temps de parler sérieusement. Vous avez travaillé pour la C.I.A. Vous avez reçu des fonds, pour encourager vos collègues commerçants à dissimuler leurs stocks, et à créer une période de disette. On voyait des files devant toutes les boutiques, et obtenir un bout de pain seulement était toute une affaire. Vous n’avez pas hésité à affamer vos concitoyens, pour une poignée de dollars. Combien vous ont-ils versé ?

Lascos baissait la tête, comme un coupable.

— Je ne suis pas ici pour vous juger. Je veux seulement ces renseignements. Alors ? Combien ?

— Soixante mille marks.

— Des marks ? Allemands ?

— Oui. Les dollars n’ont plus autant de prestige de nos jours. C’est pourquoi on nous payait en marks.

— Vous avez gardé l’argent pour vous, n’est-ce pas ?

Il ne répondit pas, et ce silence équivalait à un aveu.

— Vous en aviez besoin ?

— Je… Pas absolument… Seulement…

— Vous n’en avez jamais assez, n’est-ce pas ? Vous aimez l’argent ?

— Oui, c’est ça. Mais j’étais aussi hostile à Allende et à l’Union populaire. Comme tous les commerçants d’ailleurs.

— C’est votre affaire, dit-elle. Qui vous a remis cette somme.

Il secoua la tête :

— Non… Je ne peux pas vous le dire.

— Vous n’avez pas confiance en moi ?

— J’y étais disposé, mais l’arrestation de ma fille, cette nuit, m’a complètement retourné. J’ai cru que j’allais pouvoir l’embrasser, et au même instant elle était arrêtée… Je ne dois pas parler, pour préserver sa vie, sinon elle est perdue.

— Nous pouvons vous aider, dit la Mamma. Seul, vous ne pouvez rien faire, sinon vous livrer, en espérant qu’ils la relâcheront, s’ils n’ont rien à lui reprocher. Mais, jamais, ils ne vous feront plus confiance. Ils vous enverront dans les nouveaux camps de concentration des îles du Sud, où vous mourrez lentement de froid et de faim.

— Je sais, mais je conserverai une arme contre eux.

— Ecoutez-moi, Lascos. Je suis une femme de parole. Si j’ai promis de vous aider, je le ferai. Alors, qui vous a contacté ?

Il soupira, regarda autour de lui, découvrit son intérieur dévasté, et cela parut l’aider.

— J’ai reçu un coup de fil. On me disait…

— Voix d’homme, ou de femme ?

— Un homme. Il m’a dit qu’il était au courant de mes sentiments patriotiques et nationalistes, que j’occupais un poste de responsabilité au sein de l’Union régionale des commerces d’alimentation, que je pouvais aider au rétablissement d’un gouvernement légal. J’ai voulu savoir à qui j’avais à faire, mais il a refusé de me répondre. Ce fut tout ce jour-là. Mais le lendemain, je recevais la visite d’un membre du Parti Nationaliste clandestin, qui venait me faire de la propagande, m’affirmait que je pouvais les aider, que je ne pouvais les décevoir. Il est revenu plusieurs fois, et un jour il est venu une fille. Elle m’a demandé un entretien particulier.

— Vous la connaissiez ?

— Non, et j’ignore son nom. Une fille quelconque, avec de grosses jambes, assez forte, et des lunettes. Elle avait l’air très sûre d’elle. Je l’ai fait entrer dans le petit bureau de mon magasin, et elle a ouvert sa serviette, en a tiré les soixante mille marks. Toutes ces liasses, sur mon bureau.

— Qu’a-t-elle dit ?

— Que cet argent était pour moi, à la seule condition, que j’encourage des collègues à la grève perlée, et à la dissimulation des stocks. Qu’on me jugerait sur les résultats obtenus en un mois. Que je devais signer un reçu.

— Vous avez accepté ?

— Tout cet argent m’affolait. Pourtant, j’en possède assez pour vivre, mais je me suis laissé griser. Et puis, j’avais enfin un autre rôle à jouer, que de débiter des produits fins en faisant des courbettes aux dames de la haute bourgeoisie. Je devenais quelqu’un.

— Savez-vous que le fascisme recrute ainsi ses fidèles, parmi les aigris, les insatisfaits sociaux, les commerçants, les petits employés, les petits fonctionnaires ?

— Je ne suis pas fasciste, répliqua-t-il, avec une superbe innocence. Mais j’ai eu des responsabilités. Et puis vous oubliez, ajouta-t-il en se redressant comme un coq, que j’ai couru des risques. Parfaitement. Tous les commerçants ne pensaient pas comme moi, loin s’en faut, et lorsque je commençais à laisser percer le bout de l’oreille, ils se méfiaient. J’ai été dénoncé. Mais oui. Convoqué chez les carabiniers, j’ai dû répondre aux questions d’un inspecteur de la brigade économique durant deux heures. Il m’a menacé.

— Vous vous en êtes quand même bien tiré.

Vous avez donc signé ce reçu ? Il y avait bien une indication quelconque sur ce reçu ?

— Oui. D’ailleurs, j’avais reçu un double.

— Vous l’avez conservé ?

— Non, j’ai eu peur, et je l’ai détruit. Cet argent m’était remis par la Banque Allemande pour le Chili.

La Mamma ralluma son cigarillo, qu’elle avait laissé éteindre, tant le récit de Lascos la captivait.

— Vous connaissez cette banque ?

— Oui. Elle a été créée par des Chiliens d’origine germanique, mais n’a rien à voir avec les deux Allemagnes. Les gens qui la dirigent sont connus pour leurs sentiments réactionnaires. Mais je ne connais personne là-bas.

— Cette fille appartenait à la banque ?

— Non, je ne crois pas.

— Tiens, et pourquoi ?

— A cause de son accent. Je crois qu’elle est américaine. Le personnel de la Banque est uniquement d’origine allemande. C’est une tradition chez eux.

— Et d’où venait-elle ?

— Je l’ignore.

— Vous ne l’avez jamais rencontrée ?

— Non, jamais.

— Est-ce tout ?

— C’est-à-dire qu’un mois plus tard, mon mystérieux correspondant me félicitait pour mon action, et me disait que l’argent serait bientôt mon entière propriété.

— Ils vous ont envoyé le reçu ?

— Trois mois plus tard.

La Mamma haussa les épaules :

— Ça ne veut rien dire. Ils en ont fait une photocopie, et peuvent toujours prouver que vous avez travaillé pour eux.

— Je le savais bien, et jusqu’au 11 septembre, je n’ai pas vécu. Mais j’ai fait honnêtement mon travail.

La Mamma ricana :

— Le comble, c’est de faire honnêtement un travail ignoble.

— Vous êtes excessive, dit-il. J’avais bien le droit de lutter pour mes idées.

— En affamant les autres ?

Mouché, il resta silencieux. Elle s’efforça de dissiper leur ressentiment.

— Et puis ?

— Plus rien. Par la suite, tout a été facile pour moi, car les commerçants, d’eux-mêmes, dissimulaient leurs stocks. Je n’avais plus rien à faire pratiquement.

— Et après le 11 septembre ?

Lascos parut très gêné. Il sortit un mouchoir, essuya son front.

— On m’a demandé…

— Qui ?

— Le même commissaire de la police économique, qui m’avait déjà interrogé, de lui donner le nom des commerçants sympathisants de l’ex-gouvernement.

— Je sais, dit la Mamma, je me suis renseignée. Vous avez donné des noms, et ils se trouvent maintenant dans les îles du Sud, du côté du détroit de Magellan. Il paraît que le climat est épouvantable, et qu’un vent glacé souffle constamment.

— Je vous en prie…, murmura-t-il. Je suis écœuré d’avoir fait ça… Vous ne pouvez savoir combien… Le reste, je l’accepte, mais ça… J’étais pris dans un engrenage, et j’ai dû donner des noms.

— Donc, vous ne pouvez m’indiquer que la Banque Allemande pour le Chili, et cette grosse fille à lunettes ?

— Oui. L’homme qui téléphonait avait également l’accent américain, j’oubliais. Et le plus étrange, c’est qu’il paraissait très bien me connaître.

Intéressée, la Mamma insista :

— D’où vient cette impression ?

— Eh bien ! un jour, il m’a demandé si je vendais toujours ces merveilleux chocolats suisses d’une certaine marque, et du touron catalan.

— Un gourmand ? Un client également ?

— Certainement. Mais lequel… ?

— Vous avez consulté votre livre de comptes ?

— Tiens, je n’y avais pas songé. En fait, je voulais en savoir le moins possible.

— Ces événements remontent à quand ?

— Il y a un an.

— Donc, il faudrait consulter vos livres de comptes de l’an dernier ? Je suppose qu’ils sont dans votre bureau de Santiago ?

Avec un sourire sans joie, Lascos secoua la tête :

— Non. Je les amène toujours ici, lorsque l’année est terminée. Une vieille habitude prise avec ma femme.

— Bon sang ! s’exclama la Mamma, auraient-ils brûlé vos collections ?

— Certainement pas, car je les descends toujours à la cave. Je vais chercher celui de 1972.

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