CHAPITRE III

A l’hôtel San Cristobal de Santiago, la commission d’enquête sénatoriale américaine disposait de plusieurs salons comme bureaux. Installée depuis deux jours dans la capitale chilienne, on l’entourait de beaucoup d’égards, et d’un confort exceptionnel. Trop, pensait le sénateur John Holden, depuis qu’il avait débarqué de l’avion. Il doutait que, dans ces conditions, le travail du groupe qu’il dirigeait puisse obtenir des résultats satisfaisants, et authentiques.

Ce matin-là, le Commander Serge Kovask se présenta à l’hôtel vers les 10 heures, et fut reçu par la jolie Marina Samson, secrétaire particulière de John Holden. C’était une fille magnifique de vingt-cinq ans, grande, mince, aux cheveux châtain clair, aux yeux légèrement effilés. Elle portait un ensemble pantalon gilet en gros lainage chiné, qui mettait en valeur son corps parfait. Elle lui sourit, lui demanda de patienter.

— Le sénateur reçoit Juan Palacio.

— Un des patrons du syndicat des camionneurs ? s’étonna Kovask.

— Il s’est présenté de lui-même, dit-elle.

En même temps, elle détaillait discrètement ce diable d’homme au visage bronzé, aux cheveux et aux yeux presque blancs, comme délavés par l’air du large.

— Curieux, fit Kovask. Il a certainement été conseillé par la Junte. Il a été le plus coriace des adversaires d’Allende, lors de la fameuse grève qui a ruiné l’économie de ce pays et précipité la chute du Président. Je ne crois pas qu’on en tire grand-chose.

— Vous connaissez son curriculum vitae ?

— Assez bien, oui. Il possède une grosse entreprise, dont les camions ont souvent travaillé pour l’Anaconda et l’ITT. Rien que cela le rend suspect d’avoir perçu des fonds de la C.I.A. et de ces sociétés pour sa lutte professionnelle.

A ce moment-là, la double porte derrière eux s’ouvrit, et en sortit un gros homme, vêtu d’un costume clair avec chemise noire et cravate blanche. Il tenait à la main un chapeau à large bord, comme les cavaliers huasos. Il s’inclina devant le sénateur Holden, martela le marbre du sol de ses talons, sans accorder un regard au couple. Kovask nota le lourd visage brutal, les petits yeux rusés de l’homme, avant de s’approcher du sénateur.

Ce dernier venait vers lui ventre en avant, cigare aux lèvres, quelque peu churchillesque, mais sans le moindre ridicule. Il tapota l’épaule de Kovask, ce qui l’obligea à lever haut le bras, le poussa amicalement vers son bureau.

— Vous avez vu ?

— Juan Palacio. Un des tombeurs d’Allende.

— Il s’est vraiment précipité pour me rencontrer, dit le sénateur en se laissant tomber dans le fauteuil, derrière un imposant bureau Louis XVI.

— Vous en avez tiré quelque chose ?

— Non.

Il aspira avec volupté une bouffée de fumée :

— Notre travail est délicat. Ils ne sont pas obligés de répondre, ces gens-là, et nous ne pouvons les y forcer. Pourtant, lorsque je lui ai dit, que désormais les activités de l’Anaconda et de l’ITT seraient surveillées dans tous les pays de l’Amérique du Sud, il a tiqué, Il n’a pas nié avoir travaillé avec ces deux compagnies, mais affirmé que jamais il n’a eu de contacts avec la C.I.A.

— Il a bien connu Cord Mayer junior[2] pourtant ?

— Et ne l’a pas nié, mais prétend qu’il n’a jamais entretenu avec lui de relations professionnelles.

Il haussa ses épaules massives, regarda Kovask avec un sourire finaud.

— On les coincera quand même. Ils vont nous jeter dans les bras des types dans le même style, mais ça nous permettra de chercher ailleurs. Où en êtes-vous ?

— J’ai un agent qui s’occupe de l’ancien secrétaire d’un syndicat de commerçants qui lui, a reçu de l’argent d’un agent de la C.I.A. De ce côté-là, tout est à peu près tranquille.

En fait, il n’avait aucune nouvelle de la Mamma, et celle-ci ignorait qu’il se trouvait à Santiago.

— Il y a aussi un petit transporteur, du moins un ex-transporteur, complètement ruiné depuis la dernière grève. Un certain Jorge Varegas. Il avait un contrat avec le gouvernement, pour approvisionner les centres de ravitaillement ouvriers. Mais ce n’est ni un marxiste, ni un partisan de l’ancien gouvernement. Seulement, depuis six mois, il doit travailler comme éboueur à cause du syndicat de Palacio. Ils l’ont obligé à se mettre en grève, l’ont même molesté un soir. Ils l’ont attendu, et l’ont sérieusement frappé.

Holden s’arrêta un instant de téter son gros havane :

— Mais que peut-il pour nous ?

— Il détiendrait la preuve que le syndicat de Palacio a touché cent mille dollars de la C.I.A.

— Directement ?

— Il affirme que oui. Le syndicat aurait été payé en marks allemands, et il aurait pu relever le numéro des billets. Par la suite, l’argent a été partagé.

— Vous croyez à cette histoire ? Ce serait vraiment trop beau.

— J’ai retrouvé Varegas. Il ne parlera que s’il jouit de garanties formelles pour lui, sa femme et ses enfants. De même notre épicier secrétaire de syndicat.

— Vous savez bien les difficultés que l’on va rencontrer ? Il faudrait ramener ces gens-là aux U.S.A. Or, dans l’heure, c’est impossible. Pas question de les conduire à l’ambassade, qui fourmille d’agents secrets.

— Je crois avoir un plan, dit Kovask, mais il sera risqué.

Holden lui dédia un regard scrutateur :

— Vous êtes un collaborateur de mon ami le Commodore Garry Rice. Je sais de quoi vous êtes capable, mais je vous conseille la prudence. Ce pays est terriblement dangereux. Vous savez, j’ai connu l’Allemagne nazie, mais je me demande si ce n’est pas encore pire ici. Lorsque je me promène dans la rue, une angoisse horrible m’étreint. Tenez, dans le Barrio Alto, le quartier chic, où j’ai été reçu hier au soir… Ces gens fortunés sont épouvantables. Ils liquideraient la moitié de la population pour survivre… Et ces femmes, jolies pour la plupart, d’une haine terrible pour les humbles, les travailleurs, et les Indiens. Quand on entend des gens parler de racaille à notre époque, il y a de quoi désespérer. Vous avez retrouvé ce Varegas, disiez-vous ?

— Cette nuit. Non sans mal. Et c’était dans un poblacion. Imaginez une maison en planches et en adobes, avec un toit en tôle. Deux pièces, cinq personnes. Varegas avait deux camions. L’un était conduit par un de ses beaux-frères, qui a été tué dans les combats du mois de septembre. Avant la grève des patrons routiers, il vivait heureux. Maintenant, c’est un rotto, un demi-clochard.

— Je me méfie des gens pleins de haine, dit fermement le sénateur.

— Il est plutôt amer.

— Mais il appartenait au syndicat ?

— Il faisait partie du comité de direction. Il représentait les petits artisans camionneurs.

— Et ces cent mille dollars, il les a vus ?

— Il dit que oui. Les membres du comité se les seraient partagés. Ils étaient sept. Lui n’a rien reçu. Ils l’ont habilement éliminé à ce moment-là.

Holden ne paraissait pas satisfait.

— C’est louche, non ?

— Varegas est sur la défensive. J’en apprendrai plus ce soir certainement.

— Vous y retournez ?

— Je crois en cette piste.

Holden prit le journal qui traînait sur sa table.

— Vous avez vu cet Heinrich ? Président d’un syndicat du vêtement ? Liquidé salement. Attentat marxiste. Ils n’ont même pas de logique. Ils prétendent que la ville est calme, et d’un autre côté leurs ennemis de gauche peuvent frapper. Un commerçant sans importance. Pourquoi pas un type plus haut placé.

— Heinrich figuré sur cette liste noire de ceux qui ont touché des fonds de Langley.

— Je sais. Voilà qui va clore le bec de tous les autres.

Kovask alluma une cigarette, croisa ses longues jambes.

— Que font les autres membres de la commission ?

— Ils travaillent. Certains sont partis pour les régions minières, les centres industriels. Nous enquêtons aussi sur les Américains installés dans ce pays.

Dans sa main droite, il brandit une poignée de feuilles :

— Le double des convocations. Mais viendront-ils ? Il paraît qu’une vingtaine de nos compatriotes ont quitté la capitale ces jours derniers, et j’ignore par quels moyens. Mais je voudrais que vous vous intéressiez plus particulièrement à cet homme-ci.

Kovask se leva pour prendre une fiche. Il ne connaissait pas ce visage rond de doux intellectuel, aux yeux presque étonnés derrière des lunettes à la monture fine, aux cheveux rares et un peu fous.

— Qui est-ce, un gauchiste ?

— Pas du tout. Michael Mervin, un spécialiste des pays de l’Amérique latine. Il s’est installé au Chili voici un an, en provenance du Brésil. On l’a vu aussi en Bolivie, en Uruguay, en Argentine.

— C.I.A. ?

— Rien ne le prouve. C’est un type effacé et prudent.

— Sa raison sociale ?

— Correspondant des Chambres de commerce de l’Amérique du Nord.

— C’est vague.

— Oui, mais il fournit de la documentation régulière, paraît-il, à certaines villes du Canada, des U.S.A. et du Mexique. Curieusement, il était toléré par le gouvernement Allende, allez savoir pourquoi. Emportez cette fiche, et étudiez-là.

— Cela suffira, dit Kovask. J’ai noté l’essentiel, dont son adresse.

— Le personnage serait le chef d’un réseau parallèle, créé par Langley.

Le Commander fronça ses sourcils :

— Vous êtes bien renseigné, sénateur.

— Et comment ! Après tout, nous avons nous aussi notre service de renseignement à Washington. Vous ne pouvez savoir la masse d’informations que nous recevons, et je dois louer un ordinateur plusieurs jours chaque mois pour les traiter.

— Votre secrétaire doit avoir beaucoup de travail.

— Marina ?

Holden eut un air assez polisson :

— Elle n’est chez moi que depuis peu. Mais j’ai un pool bien rodé, dans la capitale. Vous vous occupez de ce Mervin ?

— Promis.

Il serra la main du sénateur, et passa dans la salle d’attente. Un homme attendait, Américain du Nord rien qu’à son aspect. Il paraissait très nerveux, et se précipita vers le sénateur :

— Je ne comprends pas à quoi rime cette convocation.

— Un instant, et je vous l’explique, dit placidement Holden en refermant la porte.

Marina et Kovask échangèrent un regard amusé.

— Il m’accablait de questions, se montrait même désagréable. Je crois, qu’on va en recevoir des dizaines comme lui. Ça promet.

— Une chance pour vous de recevoir une invitation à dîner.

— Oh ! ce genre de type ne me plaît pas tellement. J’aime bien choisir.

— Dommage que je sois occupé si tard aujourd’hui. M’auriez-vous choisi ?

Elle sourit gentiment :

— Pourquoi pas ? Mais avec ce couvre-feu, ce n’est guère facile.

— On doit pouvoir y remédier, dit-il.

Marina lui dédia un regard soupçonneux :

— Champagne, électrophone et lumière tamisée dans votre chambre par exemple ?

— Ou dans la vôtre, fit-il sur le même ton.

Elle parut rester rêveuse :

— Pourquoi pas. Mais j’aime bien m’endormir avant minuit.

— J’essaierai d’être ici.

Dans le hall de l’hôtel un officier de marine, un capitaine de vaisseau, équivalence de son grade de commander, s’approcha de lui, et lui demanda s’il était bien le Commander Serge Kovask.

— Bien sûr. Vous m’attendiez ?

— L’amiral José Coruna désirerait vous rencontrer. J’ai une voiture devant la porte.

Kovask resta interdit durant quelques secondes. Coruna était le patron des services secrets de la Marine chilienne, un homme réputé pour sa férocité, et son extrémisme fascisant.

— Tout de suite ? s’étonna-t-il. Mais c’est un enlèvement.

Le capitaine de vaisseau resta de marbre. Ils étaient les maîtres du pays, et l’affirmaient avec autorité. D’ailleurs, il ne s’était même pas présenté. Kovask faillit répondre qu’il ne pouvait le suivre, et proposer une autre heure, mais il ne pouvait compliquer la situation.

— Je suis donc forcé de venir.

Dehors, il monta dans la Mercedes noire, qu’un marin pilotait. Un autre, en tenue de combat, tenait la portière ouverte. Sa main droite ne quittait pas la détente de sa mitraillette.

Le court trajet fut silencieux jusqu’au ministère de la Marine. Kovask se contenait à grand-peine, et il dut faire appel à tout son sang-froid dans l’ascenseur.

Ils traversèrent un bureau où travaillaient des marins en uniforme, puis le capitaine de vaisseau heurta du doigt une double porte, l’ouvrit, s’effaça.

— Entrez, señor Commander.

Kovask reconnut de suite le visage de fanatique de l’amiral Coruna, son profil d’aigle, sa petite moustache, son regard illuminé. Un sourire sans chaleur entrouvrit des lèvres parcheminées, sur de petites dents blanches.

— Commander Kovask, je suis heureux de vous rencontrer. Dès que j’ai su que vous faisiez partie de la commission sénatoriale d’enquête de votre pays, j’ai eu hâte de vous connaître.

Il lui désigna une chaise :

— Vous êtes déjà venu dans ce pays ?

— En effet, dit Kovask. C’était en 1969.

— Oui, je me souviens. Il y avait eu collaboration entre nos services. D’ailleurs, il y a toujours eu une grande entente entre la Navy et notre marine.

— Il devait même y avoir des manœuvres début septembre, dit tranquillement Kovask. Des navires de nos deux pays devaient y participer.

Allende avait cru se débarrasser de sa marine, mais celle-ci, désobéissant aux ordres, était revenu à Valparaiso quelques heures plus tard, et ce retour avait marqué le début du putsch. Coruna garda tout son calme malgré cette allusion.

— Je souhaite que cette entente continue, dit-il. Elle a été nouée à de très hauts niveaux. Il ne faudrait pas qu’elle soit détruite par des initiatives personnelles.

Kovask gardait un visage glacé.

— Nous avons toléré que des sénateurs étrangers viennent dans notre pays pour y interroger leurs ressortissants, et éventuellement quelques Chiliens. Tout doit se passer dans les meilleures conditions, et il ne faudrait pas que cette sérénité soit gâchée par quelques incidents déplaisants.

— Vous craignez quelque attentat ? dit sèchement Kovask. De l’ordre de celui dont parle El Mercurio aujourd’hui ?

L’amiral Coruna s’immobilisa, comme frappé en plein visage. Il mit quelques secondes à se ressaisir :

— Oh ! ces attentats sont le fait d’irresponsables. Je veux parler d’autre chose. Je voudrais, Commander, que vous ne tentiez pas d’outrepasser les limites de votre mission.

Kovask se leva lentement :

— Vous serait-il possible de me faire parvenir vos recommandations par la voie hiérarchique ? Je ne reçois d’ordre que de mon chef, le Commodore Gary Rice, qui a provisoirement délégué ses pouvoirs au président de la commission, le sénateur John Holden.

Il y eut un silence et Coruna revint derrière son lourd bureau de style colonial.

— Vous ne me comprenez pas, Commander. Je ne cherche nullement à vous mettre des bâtons dans les roues. Je sais que vous bénéficiez d’une immunité diplomatique, et je n’aurais garde de l’oublier, mais je vous demande d’être prudent. Les esprits sont terriblement échauffés, et s’il devait vous arriver quelque chose, songez que les rapports entre nos deux pays s’en trouveraient ternis.

La menace était directe et franche. Coruna souriait, avec un air de loup affamé.

— Je vous remercie, dit Kovask. Notre but est de rechercher la vérité. Il y a de grandes chances pour que celle-ci, quelle qu’elle soit, ne finisse par jaillir un jour ou l’autre.

— Nous le souhaitons avec vous, Commander.

Kovask s’inclina, mais d’un geste, l’amiral lui fit signe d’attendre un instant. Il prit un papier sur la table, et fit semblant de le lire avec attention.

— Vous êtes accompagné d’une certaine señora Pepini ? Francesca Pepini ?

— C’est exact, dit Kovask secrètement inquiet. Madame Pepini est ma secrétaire. C’est une vieille dame inoffensive. Etant donné mes fonctions habituelles, j’ai cru bon de m’adjoindre une personne de ce genre.

Coruna hocha la tête :

— Inoffensive, vraiment ? Savez-vous où elle se trouve en ce moment ?

— Mais à son hôtel, très certainement. Elle prépare des dossiers, fait quelques visites et promenades dans la ville.

— Oui. Est-ce qu’elle sait conduire ?

Kovask fronça les sourcils :

— Mais oui.

— On l’a vue au volant d’une Volkswagen ce matin. Il n’y a pas une demi-heure d’ailleurs.

— Elle a dû la louer.

Coruna eut un sourire sardonique :

— Hélas non ! Ou bien elle a été la victime de gens malhonnêtes, car cette voiture a été volée à la femme du recteur de l’université catholique. Et, en ce moment, la loi martiale est stricte. Toute personne trouvée au volant d’un véhicule volé est immédiatement fusillée.

Sentant son cœur battre plus vite, Kovask se demanda si cet être démoniaque ne lui destinait pas quelque coup horrible.

— La señora Pepini est assez naïve… Peut-être a-t-elle été abusée ?

— Je l’espère pour elle. Mais ne vous inquiétez pas. J’ai donné des ordres pour qu’on la prévienne du danger qu’elle coure. J’espère qu’ils arriveront à temps.

Kovask s’incline :

— Je vous remercie, dit-il une injure au bord des lèvres. Dès que je la reverrai, je la mettrai en garde contre ce genre d’imprudence.

— Eh bien, au revoir, Commander. Je vous souhaite un séjour très agréable dans notre capitale. La vie reprend rapidement un cours paisible, et d’ici quelque temps, il n’y aura même plus de couvre-feu. Les endroits où l’on s’amuse rouvriront, du moins les plus convenables, et vous pourrez constater que le Santiago by night ne manque pas de charme.

Le même capitaine de vaisseau, toujours aussi glacé, le reconduisit à son hôtel. Il eut envie de signaler l’incident au sénateur, mais il y renonça. Il avait été mis en garde, et cela le regardait seul. Il commanda un taxi, et se fit conduire à l’hôtel de la Mamma. On lui apprit que, sortie depuis le matin, elle n’avait pas encore reparu.

Il demanda à son chauffeur de passer devant la boutique de Lascos, et vit que le rideau de fer de cette dernière était baissé. Il n’en comprenait que trop facilement la raison. Impressionné par la mort d’Heinrich, Lascos avait accepté de se confier aux mains de la Mamma. Dieu seul savait où ils se trouvaient actuellement.

— Laissez-moi ici, dit-il au chauffeur.

Après avoir marché durant cinq minutes, il reprit un autre taxi, et se fit conduire dans la rue de Michael Mervin. Il continua ensuite à pied, s’arrêtant devant les vitrines, se rapprochant peu à peu de l’immeuble visé.

Il fut surpris par son aspect vieillot. Sans être délabré, il aurait bien eu besoin d’un ravalement. Il pénétra dans le hall du bas, fit la grimace. Les peintures s’écaillaient, et l’endroit paraissait mal entretenu, sale. Il y avait plusieurs boîtes aux lettres, dont celle de Michael Mervin. Au premier étage.

A ce niveau, une pancarte invitait à entrer sans frapper. Il le fit, et fut surpris de découvrir un secrétariat en pleine activité. Trois filles tapaient à la machine, une quatrième discutait avec un visiteur. Deux autres personnes attendaient leur tour. Il rafla des brochures rédigées en langue anglaise et espagnole, s’assit pour examiner attentivement l’endroit.

Des bribes de conversation lui parvenaient. Celui qui parlait, un Chilien très élégant, s’informait des conditions de reprise du commerce des juke-boxes avec les fabriques américaines, et la préposée lui répondait avec compétence. Kovask chercha désespérément le sujet qu’il pourrait aborder lorsque ce serait son tour.

Lorsque la porte palière s’ouvrit, il releva la tête, la rabaissa aussitôt, et s’arrangea pour que le nouveau venu ne puisse découvrir son visage. Il s’agissait de Juan Palacio, l’un des patrons du syndicat des transporteurs routiers. Il paraissait très au courant de la maison, car il longea les guichets, alla jusqu’à une porte au fond, entra sans frapper. Kovask eut juste le temps d’apercevoir, la silhouette épaisse du Chilien ne lui en permettait pas plus, le visage d’une femme à lunettes, certainement une secrétaire particulière.

A priori, rien de surprenant dans une telle visite. Palacio pouvait avoir des raisons professionnelles de venir chez Michael Mervin. Mais le fait qu’il soit un familier des lieux était autre chose.

Il jugea inutile de s’attarder dans cet endroit. Il replia la documentation sur les activités des différentes Chambres de commerce du Canada et de la côte Ouest des U.S.A., se dirigea vers la porte. Nul ne fit attention à lui lorsqu’il s’esquiva. Dans le couloir, il s’immobilisa, tourna à droite au lieu de reprendre l’escalier, arriva en face d’une porte. Elle devait permettre à Michael Mervin de sortir discrètement de son bureau. Il nota ce détail, et quitta définitivement l’immeuble. Dehors, tombait une petite pluie fine.

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