CHAPITRE X

Vers minuit, Cesca Pepini se réveilla, la bouche sèche, et le nez bouché. Depuis la veille, elle couvait un rhume, peut-être contracté en soignant Luisna Palaz. Elle quitta son lit, sa chambre, pour aller boire un verre d’eau à la cuisine. Elle revint aussitôt après, et se glissa entre ses draps, mais ne pouvant retrouver le sommeil. Une demi-heure plus tard, elle ne dormait pas encore, lorsqu’elle entendit le bruit de plusieurs moteurs. C’était plutôt rare dans ce quartier neuf, encore peu fréquenté, et elle se leva pour regarder à travers les persiennes. Elle aperçut la silhouette de plusieurs command-cars, et réalisa tout de suite que la police ou l’armée venaient pour les arrêter. En un éclair, elle enfila son tailleur, pensa avoir le temps de prévenir Luisna et Lascos, mais il était trop tard. La porte d’entrée était défoncée, sans que la sonnette n’ait retenti. On voulait vraiment les surprendre au lit, et l’opération était sur le point de réussir.


La Mamma fonça vers sa fenêtre, ouvrit les volets. Il n’y avait qu’un mètre pour rejoindre le sol. Elle retourna chercher son sac, y fourra sa main, et à tout hasard, prit sa bombe lacrymogène de poche. A peine posait-elle le pied sur le gravier du jardin, qu’un homme en uniforme se présenta :

— Halte, ne bougez plus !

Il braquait sur elle sa mitraillette, mais sans hésiter, elle jeta sa main en avant, et le jet de gaz lacrymogène l’atteignit en plein dans les yeux. Il jura atrocement, mais ne tira pas. Elle se mit à courir. Par chance, la clôture de la petite villa n’était pas construite de ce côté-là, et bientôt elle fut dans le terrain vague du lotissement, galopant maladroitement dans les fondrières, trébuchant souvent, mais animée d’une farouche volonté. Lorsqu’elle atteignit les premiers arbres, elle s’arrêta pour reprendre souffle, et regarder derrière. Elle apercevait une lumière dans la villa, mais n’entendait absolument rien. Même pas le bruit de ses poursuivants, et elle finit par conclure, que nul n’avait essayé de la rattraper.

Intriguée, elle s’assit sur un tumulus, et essaya de comprendre ce qui se passait exactement. Peu après, il y eut des bruits de moteurs, et les véhicules descendirent vers la ville. Certainement un simulacre, pensa-t-elle, et elle s’installa plus confortablement, dans la nuit très fraîche.

Une heure s’écoula ainsi, et il lui était impossible de rester là. Elle suivit une sorte de sentier, qui lui permit de regagner la route du lotissement bien plus haut. Elle se rapprocha de la villa par courtes progressions, puis s’embusqua dans le terrain, juste en face de la maison, jusqu’à ce qu’elle ait la quasi-certitude que celle-ci était vide. Alors, elle prit son petit automatique dans son sac, l’arma, et le gardant au poing, traversa la route, trouva la grille ouverte, ainsi que la porte d’entrée.

La lampe qui brillait, était celle du séjour. Tout avait été bouleversé. Mais en grande hâte, comme si les agresseurs étaient pressés. Luisna n’était plus dans sa chambre, et la Mamma estima qu’on ne lui avait laissé passer qu’une robe de chambre. Lascos avait également disparu, mais on l’avait autorisé à enfiler ses vêtements. Sa propre chambre ressemblait à un champ de bataille. Tout s’était déroulé en moins d’une demi-heure, et elle ignorait l’identité de ces inconnus. Armée ou carabiniers ? Elle n’aurait pu le dire.

Les fils du téléphone avaient été arrachés, et cette précaution la surprit. Tranquillement, elle les relia, et lorsqu’elle obtint la tonalité, forma le numéro du San Cristobal, demanda la chambre du Commander au veilleur de nuit.

— Mamma ? Qu’arrive-t-il ?

— Lascos et Luisna ont été enlevés. J’ai pu me tirer. Mais je suis retournée à la villa. Il n’y a plus de danger. Pouvez-vous venir ?

— N’ont-ils pas tendu une embuscade dans les environs ?

— Je ne pense pas, mais je peux descendre vers la ville. Vous me trouverez à l’embranchement du lotissement.

— Entendu.

Lorsque le veilleur de nuit vit l’Américain se diriger vers la sortie, il crut bon de le prévenir :

— Il y a beaucoup de patrouilles cette nuit, señor. J’espère que vous n’avez pas oublié votre sauf-conduit ?

— Non. Merci.

A peine engageait-il sa clé dans la serrure de sa voiture, qu’il fut entouré par une patrouille de l’armée de l’air. On lui demanda de poser ses mains sur le toit de la Peugeot, et on le fouilla. Le gradé trouva le passeport, le sauf-conduit, lui rendit le tout sans même s’excuser.

— Il est bien tard, señor, pour faire une promenade.

— Je dois aller à Valparaiso. Un destroyer américain arrive cette nuit, et je dois me rendre à bord.

C’était une information qu’il avait lue dans El Mercurio, qui voyait dans cette arrivée, le signe que Washington désirait entretenir de bonnes relations avec le Chili.

La patrouille s’éloigna, et il démarra. Il fut arrêté plusieurs fois avant d’arriver au lieu du rendez-vous. Après quelques appels de phares, il découvrit la silhouette massive de la Mamma qui traversait la route, ouvrit la portière, et s’installa à ses côtés.

— Comment avez-vous pu vous enfuir ?

— Je ne dormais pas.

— Carabiniers ? Armée ?

— Ça, je l’ignore, mais tout est curieux dans cette affaire. J’ai brûlé un type aux yeux avec mon lacrymogène, et il n’a pas eu le réflexe de me tirer dessus. Tout s’est passé avec une rapidité foudroyante. D’habitude, ils mettent un certain sadisme dans ces arrestations nocturnes. Ils n’ont même pas sonné à la porte, l’ont enfoncée, et moins d’une demi-heure après, filaient comme des voleurs. Ils ont fouillé partout évidemment, mais n’ont pas emporté de livres, comme ce fut le cas pour la maison de campagne de Lascos.

— Ici, il n’y avait pas de témoins, remarqua Kovask. La villa de Luisna est la seule du coin.

— C’est vrai.

— Je ne crois pas que ce soient des flics, ni encore moins des soldats.

— Mais alors, s’étonna la vieille femme, qui donc ?

— Une police parallèle, créée par Mervin, avec des Sud-Américains venus du Brésil, de Bolivie, d’Uruguay.

Il roulait lentement, et il s’arrêta dans un coin tranquille. La Mamma alluma un cigarillo.

— Comment nous auraient-ils trouvés ?

— Voilà, dit son compagnon, je l’ignore.

— Seule Luisna est sortie. Vous avez confiance en elle ?

— Entièrement.

— En quatre ans, elle a pu évoluer ?

— C’est une chose à considérer. Et pour donner le change, elle serait partie avec ces inconnus ?

— Ils voulaient Lascos. Aucun doute là-dessus. Après ce qu’il vous a révélé, il devenait dangereux. Vous pensez qu’ils détiennent aussi sa fille ?

— Très certainement. C’est une chance que vous ayez pu vous enfuir.

La Mamma fit une grimace comique :

— J’ai vraiment eu l’impression de compter pour du beurre pour eux. Ils n’ont même pas daigné me poursuivre. A croire qu’ils nous ignorent complètement.

— C’est fort possible, dit Kovask. Mais, dans ce cas, Luisna serait innocente, car elle sait que vous êtes ma collaboratrice. Nous allons rentrer à Santiago. Vous avez toujours votre chambre à l’hôtel ?

— Bien sûr. J’ai même téléphoné que je la conservais. Que vont-ils faire d’eux ?

— Lascos finira par avouer qu’il m’a révélé l’existence de cette propriété de Las Madrés, et peut-être vont-ils essayer de connaître nos intentions à ce sujet.

Il lui expliqua le plan qu’il avait imaginé avec le sénateur Holden, pour prendre Decker et Mervin en flagrant délit de trafic d’armes.

— Peut-être que ce n’est pas tout à fait négatif pour nous. Lorsque Decker recevra la convocation du sénateur, ils voudront prendre leurs précautions.

— Il y a deux jours, soupira la Mamma. Ils peuvent tout évacuer bien avant la nuit de vendredi à samedi.

— Vous estimez que je devrais précipiter les choses ? Je ne peux quand même pas faire passer plusieurs nuits à la belle étoile à une flopée de sénateurs d’un âge certain. D’autant plus que la composition de la commission n’est pas homogène. Si le sénateur Holden, le président, est intègre, et bien décidé à mettre en lumière le rôle de la C.I.A., certains sont réticents, et pensent que notre influence sur le continent sud-américain doit continuer à s’exercer de cette façon, avec pour base un anticommunisme militant, et une lutte attentive contre tous les éléments de subversion. Ils se moquent bien que le niveau de vie soit aussi bas, pourvu que notre grand pays ne se trouve pas face à un nouveau Cuba. Nous devons ménager ces gens-là, leur fournir des preuves flagrantes que Langley a largement outrepassé ses droits.

Ce fut au troisième barrage, à l’entrée de Santiago, que le chef de détachement fit des difficultés. La Mamma ne possédait pas de sauf-conduit, seulement son passeport américain.

— Cette dame travaille pour le sénateur Holden, président de la commission sénatoriale d’enquête. Elle se trouvait à Valparaiso, mais n’a pas trouvé de moyens de transports pour regagner la capitale. Je viens de faire l’aller et retour pour aller la chercher.

Mais l’officier restait intraitable. Il lança un appel-radio, et ils durent en attendre le résultat, après avoir rangé la Peugeot sur le bord de la route. Les camions qui ravitaillaient les marchés de Santiago étaient également arrêtés et fouillés. Ils assistèrent à plusieurs scènes pénibles. Un maraîcher fut frappé à coups de crosse, et sa cargaison éparpillée sur le sol. Lorsqu’il fut relâché, il avait une hémorragie nasale, et dut remplir ses cageots sous les quolibets de la troupe. Il renonça à pénétrer dans la ville avec sa cargaison endommagée, et préféra revenir chez lui. Deux jeunes gens, qui roulaient dans une vieille Jeep, disparurent pendant une demi-heure à l’intérieur d’un gros G.M.C. stationné plus loin. Lorsqu’ils en ressortirent, le crâne du garçon n’avait plus un cheveu, et la fille sanglotait nerveusement. La Mamma avait un regard féroce, qui n’annonçait rien de bon.

Enfin on s’occupa d’eux, et un sous-officier vint leur dire qu’ils pouvaient continuer.

— Je ne bougerai pas, dit Kovask, avant d’avoir reçu d’autres explications de l’officier responsable de ce contretemps.

Le sergent parut stupéfait. En général, les suspects filaient sans demander leur reste. Ennuyé, il alla chercher l’officier, qui mit un quart d’heure avant de venir, hautain et plein de morgue.

— Je n’ai rien à expliquer. Je fais mon devoir, c’est tout.

— Puis-je vous demander une chose ? fit Kovask avec une politesse glacée.

L’autre parut choqué, mais inclina la tête.

— Avez-vous fait un stage au Southern Command ? Le sénateur Holden est de plus en plus intéressé par les résultats que ces fameuses écoles de Panama obtiennent. Dans l’esprit de ses créateurs, à l’origine, il était question d’action psychologique, de méthodes nouvelles basées sur la compréhension et l’entente entre les peuples. Il sera certainement passionné par votre témoignage.

L’officier chilien se mordit les lèvres, puis tourna les talons. Kovask démarra lentement pour franchir les chicanes.

— Un jour, dit la Mamma, un jour c’est tout ce continent, qui flambera de haine, et nous nous retrouverons avec un nouveau Viêt-Nam, mais d’une dimension colossale. Il est regrettable que Nixon ait été réélu. Des tas de salopards se sont sentis encouragés par cette décision de l’électorat.

— Il n’est pas certain qu’il termine son nouveau mandat, dit Kovask. Et je suis un de ceux qui le souhaitent.

Le lendemain matin, lorsqu’il se présenta comme d’habitude devant le sénateur Holden, ce dernier le considéra d’un œil froid :

— Ne m’avez-vous pas conseillé de me reposer hier au soir ?

Etonné, Kovask inclina la tête.

— Pour se reposer, il faut dormir n’est-ce pas ? Nous sommes bien d’accord ? A mon âge, le sommeil est léger, et si on nous réveille, la nuit est pour ainsi dire fichue. Vers 2 heures, j’ai été réveillé par quelqu’un du ministère de l’Intérieur, qui désirait savoir si une certaine Cesca Pepini faisait bien partie de mon entourage. Voilà de quoi réveiller un homme fatigué.

— Je suis navré, fit Kovask. Cette dame ne possède pas de sauf-conduit.

— Dans ce cas, pourquoi se balade-t-elle en pleine nuit ? D’abord ce n’est pas de son âge. Vous savez, que j’ai évité de peu l’expulsion, et qu’à la prochaine incartade, elle sera embarquée de force dans un avion ? Que s’est-il passé cette nuit ?

Le récit fidèle de Kovask parut l’assombrir. Il alluma son premier cigare avec un calme trop parfait.

— C’est la tuile, quoi ! Ils vont avoir le temps de vider les caves de Las Madrés, et mes amis sénateurs ne trouveront rien là-bas. Ne pouviez-vous cacher ce Lascos ailleurs ?

— Je le croyais en parfaite sécurité.

— Et cette fille ? Amie, ennemie ?

— J’ai confiance en elle.

— Qui vous a trahis alors ?

— Je l’ignore. En fait, je crois savoir comment les choses se sont passées. Il y a quatre ans, je suis déjà venu dans ce pays, et j’ai eu affaire à un attaché d’ambassade. Il a dû rédiger un rapport sur mes activités. Un type comme Decker n’a eu aucune difficulté à se renseigner sur moi. Le nom de Luisna Palaz devait figurer dans ce rapport. Il suffisait de la retrouver.

Soudain, Holden se rappela de quelque chose, et prit El Mercurio sur son bureau.

— La mort de Ciprelle Erwing fait un petit article de dix lignes. Dépression nerveuse conduisant au suicide.

— Mais, s’écria Kovask, pourquoi ne pas en profiter pour convoquer Mervin à ce sujet ? Vous le harcelez, concentrez tous vos efforts sur lui. Pendant ce temps, Decker pourrait se rassurer.

Holden caressa son menton volontaire :

— Ce n’est pas une mauvaise idée. Je peux le chambrer ici toute la journée, l’inviter à déjeuner. Il ne pourra ni contacter les autres, ni téléphoner.

— Pendant ce temps, je surveille la propriété. Tout peut se jouer sur ces quelques heures, avec un peu de chance.

Sans plus attendre, Holden prit la fiche de Michaël Mervin, et une convocation.

— Allez la lui porter. Mes ordres sont que vous ne le quittiez plus dès que vous l’aurez trouvé. Mettez lui bien dans la tête que je dirige une juridiction exceptionnelle de haute autorité, et que vous êtes pour l’occasion délégué dans les fonctions d’officier de police. Ne perdez plus un instant.

Dans l’antichambre, Marina qui lui avait paru boudeuse lorsqu’il était entré, paraissait plus détendue :

— Que se passe-t-il ? Le sénateur me paraît énervé.

— C’est la dernière bataille, dit Kovask. Mais vous en saurez plus long dans quelques jours.

— Vous ne me faites pas confiance ?

— Je suis tenu au secret par le sénateur, mais il ne vous laissera certainement pas dans l’ignorance de ce qui se prépare.

Elle fit une moue désabusée, et n’insista pas.

Les bureaux de Mervin étaient ouverts depuis peu, lorsque Kovask arriva. Il se présenta à l’employée de la réception, comme envoyé de la commission sénatoriale, et produisit un effet profond sur les gens présents.

— Je désire voir monsieur Mervin.

— Il n’est pas encore arrivé.

— Son bureau est bien par là, dit-il en se dirigeant vers la pièce en question.

Une jeune fille en minijupe essaya de le rattraper, et de s’opposer à son intrusion, mais il avait déjà ouvert la porte, s’installait dans le fauteuil des visiteurs.

— J’attendrai ici. Laissez la porte ouverte. Je vous mets en garde contre toute tentative pour avertir votre patron. Il est citoyen américain, et le fait d’être appelé à comparaître devant une juridiction aussi importante lui fait obligation de se montrer coopératif, sous peine d’une condamnation pour outrage à magistrat.

Interdite, la jeune fille recula, et dès lors il y eut un silence de mort dans les bureaux. Plusieurs visiteurs se présentèrent, et parurent surpris par l’atmosphère étrange qui régnait dans les lieux.

Marvin arriva un peu avant 10 heures, découvrit que la porte de son bureau était ouverte, et qu’un visiteur l’attendait. Il fit quelques réflexions cinglantes à son personnel, mais la réponse chuchotée qu’il obtint parut le calmer.

Pâle mais décidé, il se présenta devant Kovask, qui se leva et s’inclina :

— Commander Kovask, faisant actuellement fonction d’officier de police auprès de la commission sénatoriale d’enquête. Voici une convocation pour vous.

Il jeta un coup d'œil au papier :

— Vous êtes bien Mervin Michaël, célibataire, né à Boston le 10 août 1938, résidant actuellement à Santiago, exerçant la profession de représentant exclusif des Chambres de commerce du Continent Nord ?

— C’est bien moi, dit Mervin avec un sourire crispé. Je suis heureux de vous connaître, Commander.

C’est à peine s’il s’intéressa à la convocation.

— Je vous remercie. Je me rendrai devant la commission dès que mon emploi du temps…

— Cette convocation est impérative, et peut être assimilée à un mandat d’amener. Si vous refusez de m’accompagner, je devrai en établir le constat, et la commission en tirera les conclusions, demandera votre expulsion au gouvernement chilien, en direction des U.S.A.

— Mais c’est incroyable !… De quel droit, en territoire étranger ?

— Je vous rappelle qu’il s’agit d’une juridiction spéciale, et qu’en tant que citoyen américain, vous ne pouvez vous dérober. Si vous le voulez bien, nous partons.

— Un instant… Il faut que je règle un certain nombre de questions… Que je téléphone.

— Le président de la commission a bien insisté sur ce point. Je ne dois vous laisser communiquer avec personne. Sauf pour quelques détails d’ordre professionnels. Vous pouvez donner des ordres à votre personnel, puis nous partirons. Mais je dois vous accompagner partout.

— Voulez-vous dire que je suis en état d’arrestation ?

— N’avez-vous jamais lu les conditions dans lesquelles un citoyen devait obéir aux intimations d’une commission d’enquête ? Ce n’est pas une arrestation. Si vous acceptez de comparaître, vous devez vous soumettre à ces impératifs. C’est tout. Libre à vous de risquer l’expulsion, qui d’après les accords entre Washington et Santiago serait immédiate.

Pour la première fois, le visage bon enfant de Mervin parut se défaire, et une lueur de panique palpita une seconde derrière les verres des lunettes. Il parut réfléchir, puis se redressa, prêt à la lutte :

— Très bien, allons-y. Je ne sais de quoi on m’accuse, mais il me sera facile de prouver que tout cela n’est qu’une monstrueuse erreur. Je ne vous cache pas que les suites pourraient être graves, pour tout le monde.

— Dois-je l’interpréter comme une menace à mon égard ? riposta Kovask sèchement.

Mervin se concentra, puis sourit :

— Non, Commander, pas la moindre menace.

Dix minutes plus tard, il s’installait aux côtés de Kovask dans la Peugeot. Et, tout de suite après, le masque tombait :

— Vous jouez une partie difficile Commander. Si vous croyez m’avoir par ce biais, vous faites erreur. Vous ne pouvez rien prouver contre moi, et vous le savez bien.

Kovask conduisait calmement, sans paraître se soucier des paroles de son compagnon.

— Vous tournez autour de moi depuis votre arrivée, mais vous n’avez rien trouvé. Me prenez-vous pour un enfant de chœur ? Je suppose que vous allez essayer de fouiller mes bureaux ? Je vous le dis à l’avance, peine perdue. Quand certaines personnes apprendront que vous avez usé de ce procédé envers moi, vous le regretterez.

— Donc, je ne me suis pas trompé tout à l’heure. Vous m’avez bien menacé dans l’exercice de mes fonctions. Je vous conseille un peu plus de retenue, Mervin. Vous donnez l’impression d’un rat pris au piège.

— Tout cela découle d’un abus de pouvoir, et je le prouverai. Je suis un citoyen américain libre de ses actes. Mais si on m’accuse de faire ici un travail occulte, ce n’est pas à moi qu’il faut demander des comptes.

Il ricana :

— Vous avez eu tort, Commander. Oh ! je sais que depuis des années vous luttez contre nous. Vous avez déjà eu beaucoup de chance, mais elle ne durera pas, car vous venez de vous attaquer à plus fort que vous. Jamais vous ne pourrez nous abattre.

Kovask s’immobilisa à un feu rouge, désigna la portière :

— Vous pouvez toujours descendre, et refuser de m’accompagner, mais je vous ai prévenu. Du moment que vous acceptez de me suivre, essayez de vous comporter plus dignement.

Mervin dut avoir l’impression de recevoir une gifle, car il se tassa sur son siège, regardant droit devant lui. Jusqu’au San Cristobal, il n’ouvrit plus la bouche.

Lorsqu’ils pénétrèrent dans l’antichambre, Marina se leva machinalement. Deux visiteurs attendaient leur tour, et elle désigna une autre porte.

— Le sénateur vous prie d’attendre quelques instants. Ce ne sera pas long. Il vous demande, si vous désirez déjeuner.

— Inutile, dit Mervin. C’est déjà fait.

— Le sénateur vous informe, que votre audition risquant d’être longue, il serait peut-être plus prudent de vous alimenter.

Surpris, Mervin regarda la jeune femme, puis Kovask. Ils venaient de pénétrer dans un tout petit salon, donnant sur le jardin de l’hôtel.

— Faites-moi apporter un jus d’orange, dans ce cas.

Kovask quitta la pièce, en compagnie de la jeune femme, qui paraissait bouleversée.

— Que se passe-t-il ? C’est bien lui, Michael Mervin ? Le sénateur a l’air d’attendre beaucoup de cette confrontation.

— Moi aussi, dit Kovask. Faites-lui apporter son jus d’orange. Je suppose que le sénateur a annulé ses autres rendez-vous ?

— Il a renvoyé les personnes attendues devant le sénateur Mac Gregor. Je ne comprends plus rien à cette histoire.

Il la suivit du regard, appréciant le gracieux mouvement de ses hanches, et la beauté de ses jambes. Holden vint raccompagner son visiteur, lui adressa un signe interrogatif, auquel Kovask répondit par une inclinaison de tête. Une des deux personnes en attente pénétra dans le bureau du président.

— Donnez-moi ce jus d’orange, dit-il à la jeune femme. Je vais le lui porter moi-même.

— Mais pourquoi ?

— Depuis qu’il a eu sa convocation en main, il ne doit plus communiquer avec qui que ce soit. Sauf moi et le sénateur Holden, évidemment.

Vexée, elle haussa les épaules, et alla s’asseoir derrière son bureau.

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