CHAPITRE VIII

A 10 h 10, le sénateur Holden ouvrit la porte de l’antichambre où attendaient, outre quatre personnels, Marina Samson, et le Commander Kovask. Le vieil homme donnait des signes d’impatience irritée. Il fit signe au capitaine de vaisseau, le fit entrer dans son bureau, et l’apostropha derrière la porte fermée.

— Elle devait venir à 10 heures ?

— Je n’y comprends rien. Peut-être un retard.

— Ou bien, elle aura voulu prévenir Mervin.

— Je m’en occupe, dit Kovask.

— Je suis obligé de commencer. Tant pis, elle attendra son tour. Ne trouvez-vous pas ça curieux ?

— Si.

Dans l’antichambre, il demanda à Marina d’appeler le numéro des bureaux de Mervin.

— Demandez mademoiselle Ciprelle Erwing.

— Comment dites-vous ?

— Ciprelle.

Marina pouffa et n’avait pas réussi à maîtriser son fou rire, lorsqu’elle obtint la communication. Kovask lui prit le combiné des doigts.

— Puis-je parler à la señorita Ciprelle Erwing ?

— La señorita n’est pas encore arrivée, dit une voix de fille jeune. Mais elle ne va pas tarder.

Songeur, il raccrocha.

— Elle n’était pas à son bureau, n’a même pas prévenu qu’elle ne viendrait pas ce matin. Je vais aux nouvelles.

— J’attends avec impatience la fille qui porte un tel prénom, fit Marina à voix basse.

Sur le palier de Ciprelle Erwing, Kovask ne sonna qu’une fois, puis entreprit d’ouvrir la porte. Celle-ci n’offrit aucune difficulté. Le verrou n’était pas tourné, et n’importe quel passe aurait permis d’entrer dans l’appartement. Cela l’intrigua.

La pauvre fille était dans la salle de séjour. Elle s’était pendue à l’aide de la ceinture d’un peignoir éponge. Cette ceinture était accrochée au tuyau du chauffage central, qui passait au plafond de la pièce. Le corps était froid, et il estima qu’elle était morte depuis la veille, peut-être peu de temps après son passage. Il retrouva la convocation qu’il lui avait remise. Sur le divan, une visionneuse de films attira son attention. Il la mit en route. La nature du film qui se présenta sur le petit écran le surprit. Des filles nues, très belles, se livraient entre elles à des audaces sexuelles inouïes. Une multitude de gros plans insistaient sur les techniques utilisées.

Il coupa la visionneuse, ouvrit la porte d’un placard, y trouva d’autres bobines. Toutes, du même style. Et toujours des femmes entre elles. Il les vérifia rapidement toutes, en transparence. Déjà, les titres suffisaient à décrire le contenu.

Dans la cuisine, il trouva la bouteille de whisky, et le niveau avait considérablement baissé depuis la veille. Il y avait aussi deux verres et, à tout hasard, il les essuya, car l’un d’eux conservait ses empreintes. Depuis la porte de la cuisine, il étudia la position du corps, la chaise renversée. Il la redressa pour grimper dessus, et examiner le tube du chauffage. Ce qu’il avait soupçonné se vérifiait. La peinture avait été usé par un frottement assez fort, celui de la ceinture coulissant autour, tandis qu’on hissait le corps de la malheureuse secrétaire pour donner l’impression qu’elle s’était suicidée.

Puis il se baissa pour regarder sous le divan, vit la trace qu’avaient laissé les pieds sur la poussière. Ciprelle Erwing n’était pas une ménagère méticuleuse. Lorsqu’elle rentrait, elle préférait boire, manger et regarder des films cochons, plutôt que de passer le balai. On avait eu besoin du divan pour l’opération de pendaison. De la chaise également. Le corps n’étant pas encore rigide, rien de plus facile. Puis, on l’avait hissé depuis cet échafaudage. Cela laissait supposer une personne seule, et de musculature moyenne. Kovask estimait qu’il aurait pu charger Ciprelle sur ses épaules, lui attacher le nœud coulant autour du cou, et laisser retomber son poids, sans laisser de marque sur le tube.

Il chercha encore d’autres indices, mais n’en trouva aucun. Il lui fallait quitter les lieux. La police conclurait certainement au suicide, dû à l’affolement causé par cette convocation devant la commission sénatoriale.

Au San Cristobal, il y avait toujours des Américains vivant au Chili, qui attendaient leur tour. Marina Samson l’interrogea du regard.

— Elle ne viendra pas. Elle est morte.

— Morte ? Mais comment ?

Il préféra ne pas répondre, gardant la primeur de la nouvelle pour le sénateur, qui le reçut entre deux personnes. La nouvelle le laissa impassible, du moins en apparence.

— Comment ?

— Pendue.

— Suicide ?

— Non. On l’a pendue. Peu de temps après mon départ. Une personne seule, pas très costaud.

— Mervin correspond à ce signalement ?

— Oui.

Holden s’assit derrière son bureau, la bouche crispée autour de son havane :

— Ils n’hésitent devant rien. Mais c’est la preuve que nous sommes sur la bonne voie.

A cause de son cigare, il parlait de côté, avec une expression comique.

— Malheureusement, dit Kovask, je ne vois pas comment arriver au but. Michaël Mervin bénéficie d’un sursis.

— Il faut continuer, fit le sénateur en scandant chaque syllabe du poing sur la table. On ne va pas se décourager pour autant. Au fait, vous avez pris vos précautions là-bas ?

— Ne vous inquiétez pas. J’ai l’habitude. Mais je me pose des questions. Qui pouvait savoir que miss Erwing serait convoquée ici ? Elle a quitté son bureau assez tard, et est morte peu après mon départ.

— Sûrement qu’elle a téléphoné à Mervin, pour lui demander conseil. Vous pensez bien qu’il a tout de suite compris le danger d’une telle comparution.

— Mais aurait-il commis lui-même le meurtre ? Je le vois mal se compromettre d’un seul coup, lui qui jusqu’à présent a été d’une prudence parfaite.

— Oui, dit le sénateur. C’est étrange.

Kovask regarda autour de lui d’un air attentif, et le sénateur suivit son regard.

— A quoi pensez-vous ? A des micros ?

— Exactement.

Sans plus attendre, il grimpa sur le bureau, pour examiner la suspension en bronze, mais ne trouva rien de suspect. De même dans la lampe de travail. Il dévissa le combiné, mais celui-ci ne recelait aucune pastille émettrice.

— Nos conversations seraient écoutées ? Je vous ai remis cette convocation hier matin. Dans le fond, ils auraient pu la liquider tout au long de la journée, et de façon plus satisfaisante, remarqua le sénateur. Maintenant, il y a cette fameuse convocation, et la police chilienne se posera quelques questions. Oh ! je ne me fais aucune illusion. L’affaire sera étouffée, et je ne crois pas qu’il serait très habile de ma part, de demander une contre-enquête.

— Toute une journée pour la liquider, dit Kovask. Pourquoi agir si tard ? Elle pouvait se faire renverser par une voiture, se faire abattre en pleine rue. Qui se serait étonné ? Non… Ils ont attendu le soir.

— A moins qu’elle n’ait pu téléphoner à Mervin.

— Lorsque je l’ai laissée, elle paraissait bien décidée à ne pas le faire.

Puis il changea complètement de conversation :

— J’ai besoin que vous interveniez auprès de la Junte, pour obtenir des renseignements sur une certaine Blanca Lascos, née dans cette ville le 20 juillet 1950, et qui a été arrêtée avant-hier dans une maison de campagne entre Valparaiso et ici. Elle est accusée d’appartenir au M.I.R.

Le sénateur fit la grimace :

— Le M.I.R. ? Vous voulez qu’un type comme moi se compromette pour un membre du M.I.R. ? Vous savez que ce sont les plus recherchés, et je crains qu’elle ne soit en mauvaise posture.

— Il faut savoir où elle se trouve, et au besoin obtenir qu’elle soit libérée.

— Vous êtes fou ?

— Ne disposez-vous pas de monnaie d’échange ? Vous n’avez pas quitté le sol des Etats-Unis les mains vides ?

L’œil du sénateur se fit rusé, et il haussa ses épaules massives.

— Bon, je vais voir ce que l’on peut faire. C’est la fille de Lascos ?

— J’ai promis de faire quelque chose. En échange, nous aurons certainement d’autres renseignements. Cet homme n’a pas tout révélé. Il doit garder quelque chose d’important. C’est un commerçant, ne l’oubliez pas, et il reste prudent.

— Laissez-moi maintenant, dit Holden. J’ai pas mal de travail.

Dans l’antichambre, Marina essayait de rassurer une grosse dame en manteau de fourrure, qui paraissait offusquée d’être convoquée par la commission.

— Mais enfin, je suis la veuve d’un général, et je dirige depuis des années cette institution privée, qui ne recevait que des jeunes filles de bonnes familles. Je n’ai rien à voir avec la politique, ni avec les événements actuels.

— Vous l’expliquerez au président, chère madame. Ce n’est qu’une simple formalité.

La grosse dame finit par s’asseoir. Marina soupira :

— C’est souvent ainsi. Le sénateur reçoit des gens à ménager, étant donné qu’il est président de la commission, mais ce n’est pas toujours facile. Vous partez déjà ? Nous ne nous sommes pas vus, hier au soir.

Kovask sourit :

— J’en suis désolé. Mais, je suis rentré tard.

Inquiet, il était allé dans la poblacion de Varegas, voulant savoir si l’ex-transporteur n’avait pas d’ennuis. Le Chilien avait voulu l’inviter à manger, et il n’avait pu refuser. Une façon délicate de le remercier pour ses dollars.

— Ce soir peut-être murmura-t-elle l’œil en coin.

— Pourquoi pas.

En descendant vers Valparaiso, il fut surpris de ne trouver aucun barrage à la sortie de la capitale. En revanche, l’accès du port était toujours sévèrement surveillé. Des hauteurs, il avait pu se rendre compte que la plupart des bâtiments de la flotte de guerre chilienne se trouvaient rassemblés dans la rade.

Ce fut la Mamma qui vint lui ouvrir.

— Luisna ne va pas mieux ?

— Oh ! que si. Elle est sortie. Hier au soir, elle a même voulu faire un petit tour en ville. C’est une fille indépendante.

Lascos arriva en bras de chemise, et l’air inquiet :

— Avez-vous des nouvelles de ma fille ?

— Le sénateur Holden s’en occupe. Il va savoir ce qu’elle est devenue aujourd’hui.

Il soupira, repartit vers la cuisine.

— Je lui laisse faire la cuisine. Ça le distrait, et il ne se débrouille pas trop mal. Vous avez du nouveau ?

— Oui, et c’est la tuile.

En quelques mots, il lui expliqua pourquoi. La Mamma comprit l’importance de la situation nouvelle créée par la mort de Ciprelle Erwing.

— Nous avons affaire à des gens décidés. Sur quelle base allez-vous repartir ?

— Je suis venu ici pour ce faire. Lascos nous cache sûrement quelque chose.

Elle hocha son visage lourd :

— Ça, c’est certain. J’essaye de lui tirer les vers du nez, mais il joue les naïfs. Et depuis que sa fille est arrêtée, les pères accablés. Jusqu’ici, il se moquait bien d’elle.

— Je vais le rejoindre.

Installé devant la table de bistrot en marbre, Lascos hachait finement de la viande, des légumes, et sur le feu dans une casserole, des cholgas s’ouvraient. Il s’agissait d’énormes moules à la chair délicieuse.

— Je vais les farcir, dit Lascos, d’après la recette d’une vieille bonne chilote que j’ai eu dans le temps. J’espère que cette jeune femme me rapportera du vin blanc.

Kovask s’assit en face de lui :

— Lascos, écoutez-moi. J’ai retrouvé la fille aux lunettes et aux grosses jambes. Elle travaille chez ce Michaël Mervin qui vous achetait des confiseries étrangères.

L’oignon que hachait le petit épicier faisait pleurer les yeux, et il dut s’écarter un peu.

— J’ai retrouvé cette fille, mais malheureusement pour peu de temps. Elle devait se présenter devant le sénateur Holden ce matin. Elle n’est pas venue.

Lascos releva la tête. Il essayait vainement de maîtriser le petit toupet de cheveux qui se hérissait sur son crâne, mais n’y parvenait pas.

— Elle a refusé de venir ?

— Elle n’a pas pu venir, car elle est morte. Etranglée.

Un tressaillement parcourut le corps replet de l’épicier, qui dut s’arrêter de hacher son mélange ; ses mains tremblaient.

— Etranglée, fit-il avec horreur. Vous en êtes certain ?

— Il y a eu Heinrich d’abord. Maintenant, cette fille. Nous sommes dans une impasse, Lascos.

— Je savais que ce serait impossible. Jamais je n’aurais dû vous écouter. Ils sont forts, très forts. Vous n’y arriverez jamais, et j’ai tout perdu. Mon magasin, ma fortune, ma fille.

Kovask eut soudain une illumination. Il se souvint que Lascos passait pour aimer l’argent, et qu’il poussait cet amour jusqu’à une certaine avarice.

— Oh ! je ne m’inquiète pas pour vous, Lascos. Votre fortune est certainement à l’abri ?

L’épicier se pencha vers son travail, commença de faire de petits tas de farce.

— Il est même possible que vous l’ayez transférée dans un pays étranger ?

L’autre releva vivement la tête, inquiet.

— Peut-être aux U.S.A. ?

— C’est-à-dire… J’ai fait certains placements dans votre pays en effet.

— Importants ? fit négligemment Kovask.

— Assez, oui… Mais pourquoi ?

— La Junte voudrait faire geler certains avoirs par notre gouvernement… Pour lutter contre les opposants réfugiés à l’étranger… Il ne faudra pas que cela vous arrive. Mais il y a peut-être un moyen de l’éviter.

— C’est que j’ai cent mille dollars là-bas, souffla Lascos avec une grimace.

Kovask hocha la tête :

— C’est quand même une somme qui vous permettrait de bien repartir, si vous choisissez notre pays… Vous aurez aussi besoin d’appuis, pour obtenir un permis de séjour. Alors, pourquoi ne pas jouer franc jeu avec nous ?

Les yeux noirs se troublèrent, et Lascos cilla à plusieurs reprises.

— Je ne comprends pas.

— Mais si. Vous ne nous avez pas tout dit sur vos activités, vos relations. Je suis sûr que vous avez conservé le plus gros morceau pour vous. Afin de voir venir. Peut-être que vous pensiez même négocier ces renseignements, une fois à l’abri ?

— Oh ! vous vous trompez. J’ai dit tout ce que je savais sur mes activités à l’Union régionale des commerçants… La description de cette fille qui est morte… Le nom de Mervin sur mes livres.

Kovask ne répondit pas, alluma paisiblement une cigarette sans le quitter du regard.

— Je vous jure que vous vous trompez.

— Voyez-vous, Lascos, il m’aurait été désagréable d’utiliser votre fille comme monnaie d’échange. Au contraire, je ferai tout ce que je pourrai pour la sortir des griffes des militaires. Mais pour les cent mille dollars, ne comptez pas sur la même indulgence. Au contraire, si vous me laissez dans l’ignorance, je m’efforcerai de vous créer des difficultés telles que vous mettrez des années pour rentrer dans vos fonds. C’est bien compris ?

Stupéfait du ton employé, Lascos resta immobile, figé. Ce fut Kovask qui se leva, pour couper le feu sous les cholgas qui commençaient à griller, faute de jus.

— Vous m’avez compris ?

— Vous vous trompez señor, je ne sais rien d’autre, fit tristement Lascos, et j’en suis désolé.

— Vous prenez votre ton d’épicier du temps où, avec l’arrière-boutique pleine à craquer, vous vous excusiez de n’avoir rien à vendre au prix normal. Mais là, il s’agit de cent mille dollars, ne l’oubliez pas. Allez, videz votre sac. Je vais même plus loin, Lascos. Si vous persistez dans cette attitude, je vous rejette à la rue, comme un malpropre. Les carabiniers auront vite fait de vous retrouver. Ou les hommes de la C.I.A. Ce qui ne m’empêchera pas d’essayer de sauver votre fille, qui est beaucoup plus estimable que vous.

Lascos le suivit d’un regard flou. Kovask cessa d’aller et venir, s’assit à nouveau en face de lui :

— De quoi s’agit-il ?

— Señor, gémit Lascos.

— Vite. Je dois rentrer à Santiago.

— C’est grave, señor… Je sais que la vie de ma fille est suspendue à ce secret. Ils n’hésiteront pas. Votre sénateur ne pourra rien faire pour elle, car ils vont la garder en otage. Mervin y veillera personnellement, dès qu’il apprendra son arrestation. Et il doit déjà être au courant.

— Vous connaissiez Mervin ? s’étonna Kovask.

— Oui. Je n’ai donné son nom qu’à contrecœur, et avec précautions. Mais je l’ai rencontré à plusieurs reprises.

— Dans quelles circonstances ?

— Un mois avant le putsch. Nous avons été une vingtaine de responsables de l’économie chilienne réunis dans une propriété, au nord de Santiago, dans la banlieue d’Aconcagua.

— Des noms, je vous prie.

— Il y avait Heinrich, oui, celui qui a sauté… Corres, le patron des bouchers, Palacio…

— Celui des transporteurs ?

— Beaucoup d’autres. Je peux vous en établir une liste. Mais, ce n’est pas le plus important. Mervin nous a parlé. Il nous a dit, que le régime Allende approchait de sa fin, mais qu’il faudrait le renverser, et empêcher les masses populaires de réagir. A cette époque-là. Mervin avait l’air de douter des militaires. Il pensait que jamais ils n’oseraient aller jusqu’au bout, que bien des officiers resteraient fidèles. Il fallait que nous soyons vigilants, et il comptait sur nous.

— De quel droit ?

— Parce que nous avions touché des fonds, et il nous l’a rappelé cyniquement. Par la suite, les événements ont tourné différemment, mais tout était basé sur une insurrection des quartiers centraux. Nous devions recevoir des armes, des munitions. A cette époque, on ignoraitque les carabiniers abandonneraient si vite Allende. Ils devaient être nos premières victimes.

— Bigre. Et vous avez accepté ?

— Sans enthousiasme, oui. Mais nous l’avons fait.

— On vous à livré des armes ?

— Non. Le 11 septembre est arrivé, et a surpris tout le monde. Je crois même, que Mervin a été pris de court. Mais, je les ai vues dans le sous-sol de cette grande maison de campagne. Des milliers d’armes.

— Et à qui appartient cette propriété, à un Chilien, je suppose ?

— Non. A un Américain.

Kovask réprima une joie féroce :

— Mervin ?

— Non. A un certain Alan Decker.

— Que fait-il ?

— Il travaille à l’ambassade. Comme conseiller économique.

C’était trop beau, et Kovask se montra soupçonneux :

— Comment le savez-vous ?

— Je me suis renseigné. J’ai des amis dans le coin. Pour nous rendre dans cette propriété, ils nous ont regroupés à Vina del Mar, sous prétexte d’un banquet offert par Mervin, au nom des Chambres de commerce. Il y avait un car qui attendait devant la porte du restaurant. De là, nous sommes partis à la nuit tombée. Mais je connais bien la région d’Aconcagua, puisque ma femme est de là-bas. Je me suis repéré aisément, et par la suite, j’ai téléphoné à des amis, pour avoir confirmation de l’endroit exact où nous avions été réunis.

— Quelles étaient ces armes ?

— Des mitraillettes, des grenades à main, des mitrailleuses légères, et des mines pour les automitrailleuses des carabiniers. Toutes ces armes provenaient de Panama. Il y avait des caisses qui portaient des inscriptions. D’ailleurs, Mervin n’avait aucune crainte. Il pensait que nul ne viendrait fouiller la propriété d’un homme jouissant de l’immunité diplomatique.

— Vous pensez que ces armes y son toujours ?

— Certainement. Voyez-vous, Mervin a dû ensuite se mettre d’accord avec les généraux, et il est possible que ceux-ci aient déconseillé d’armer des gens comme moi.

— Les représentants de la classe moyenne, ricana Kovask.

— C’est ça… Tiens, j’oubliais de vous dire qu’il y avait aussi un médecin, représentant un club médical, un dentiste, des fonctionnaires, et même un curé.

— Et puis, que s’est-il passé ?

— On nous a ramenés à Vina del Mar, où nous avons retrouvé nos voitures.

— A qui deviez-vous distribuer ces armes ?

— A des amis sûrs.

Kovask se leva pour regarder par la fenêtre. Luisna venait d’arriver en voiture, et discutait avec la Mamma, en désignant ses massifs de fleurs.

— Dites-moi comment parvenir à cette propriété.

— C’est facile, car elle est sur la route qui conduit à la frontière. Dans un vallon perdu. On l’appelle Las Madrés. Je ne sais pourquoi. Vous trouverez facilement.

Puis il se mit à sangloter, la tête entre ses mains.

— Comment ai-je pu ?… Je viens de condamner ma petite fille… Je suis un misérable.

— Et de sauver cent mille dollars, dit Kovask sèchement. Ne jouez pas les Tartuffe. Votre fille, vous vous moquez de son sort dans le fond de vous-même.

— Vous êtes odieux, lança Lascos… Vous ne voulez pas la sauver…

— Si, je le ferai. Mais pour elle, pas pour vous.

Il quitta la cuisine, vit les deux femmes dans le hall.

— Tu t’en vas déjà ? demanda Luisna déçue.

— Je dois regagnez Santiago. Cesca, veillez sur Lascos. Il ne faut pas qu’il bouge d’ici.

— Ça a marché alors ?

— Oui, mais il peut le regretter dans l’heure qui suit, et je ne veux pas que cette nouvelle piste m’échappe.

Luisna le raccompagna jusqu’à la voiture :

— Quand reviendras-tu ?

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