CHAPITRE XIII

Vers 22 heures, la garde fut doublée à l’entrée du domaine. Depuis longtemps, tout de suite après la tombée du jour, Kovask et la Mamma étaient descendus de la colline, pour se rapprocher au maximum de Las Madrés. Depuis que Decker était arrivé, il régnait une grande animation dans la propriété, mais jusqu’à présent, aucun véhicule n’en avait franchi le seuil.

— Il faudra neutraliser les gars qui montent la garde, expliquait Kovask à voix basse. De façon que le car puisse pénétrer dans l’allée, et aille jusqu’aux bâtiments là où se font les préparatifs. Je suppose qu’ils vont attendre le creux de la nuit, pour acheminer les armes.

— Et les prisonniers !

— Souhaitons que nous les retrouvions vivants, fit Kovask pessimiste.

Profitant du passage d’un camion, ils traversèrent la route, pour se planquer dans le fossé, à quelques mètres du poste de garde. Si tout allait bien, le car devait se présenter vers 22 heures 30, selon ce qui avait été convenu avec le sénateur Holden. Vers 22 h 25, Kovask, suivi de la Mamma, rampa vers le petit pont qui enjambait le ruisseau. Il s’était muni d’une matraque, et derrière lui, la vieille dame le couvrait avec son petit automatique.

Alors que l’un des gardes restait à l’intérieur de la petite loge, l’autre venait souvent faire un tour sur la route, puis retournait sur ces pas. Lorsqu’il fut sur le retour, Kovask bondit, et lui porta un coup sur la nuque, le recueillit dans ses bras, et le laissa glisser dans le fossé. Rapidement, la Mamma lui attacha les mains et les pieds, le bâillonna.

Kovask adopta le pas lourd qui faisait crisser les graviers, de sa victime, pour approcher de la zone éclairée par une veilleuse discrète. Le second homme l’entendit, se retourna, mais ne réagit qu’avec une seconde de retard. Kovask l’assomma, lui prit sa mitraillette, sa compagne ayant dépouillé le premier de la sienne. Tout était réglé, mais encore fallait-il que le car soit à l’heure. Le Commander consulta sa montre avec inquiétude.

— Ecoutez, lui dit la Mamma en lui serrant le bras.

Cela pouvait bien être le bruit du moteur d’un car, mais aussi celui d’un camion. Mais lorsque le véhicule ralentit et fit un appel de phares, il n’y eut plus de doute.

— Venez.

La porte se replia en même temps que le Pullman s’immobilisait. La Mamma grimpa la première, salua d’un coup de tête les dix sénateurs bien installés dans leur confortable fauteuil, tandis que Kovask donnait la direction à suivre au chauffeur. Ce dernier loucha sur les mitraillettes, mais s’exécuta.

Ils roulèrent près d’un kilomètre, avant de déboucher entre les bâtiments, sur une zone très bien éclairée, où plusieurs véhicules stationnaient. Des Jeeps, des Dodges et des camions bâchés. Déjà, le sénateur se levait, et s’apprêtait à descendre. Une dizaine de personnes paraissaient sidérées par l’arrivée de ce car luxueux. Kovask repéra Decker en pantalon et blouson de velours.

Holden descendit, et marcha courageusement vers lui. Il portait un chapeau, un douillet manteau de demi-saison, et fumait son éternel cigare :

— Hello, Decker… Je suis venu un peu à l’avance avec mes collègues. Nous ne vous dérangeons pas ?

Derrière lui, les autres sénateurs descendaient avec ordre et calme. Les gorilles sud-américains qui entouraient le conseiller économique n’en revenaient pas. Que venaient faire tous ces vieux messieurs en un tel endroit ?

— C’est charmant… Mais que de véhicules Et tous militaires, hein ? On se croirait plus dans un camp clandestin d’entraînement que dans une propriété de plaisance. Pouvez-vous m’expliquer cela ?

Kovask et la Mamma fermaient la marche, mitraillette au poing, et il y eut un mouvement parmi les gorilles. Holden haussa le ton de sa voix de tribun, parla avec une netteté qui dut s’entendre à des centaines de mètres à la ronde.

— Je vous avertis que vous êtes ici sur un morceau de terre des Etats-Unis, et que je suis investi d’une mission officielle. Celle-ci me donne le titre de magistrat instructeur, et toute rébellion, tout geste de menace, pourraient être sanctionnés par une cour de justice. Decker, dites à ces hommes de déposer leurs armes.

Il y eut un moment de flottement, et parmi les sénateurs, certains regrettèrent leur escapade, mais tous avaient une attitude aussi déterminée que celle de leur président.

Decker, très pâle, mais le regard furieux, fit signe d’obtempérer, et Kovask et la Mamma allèrent faire la cueillette des mitraillettes et des pistolets.

— Maintenant, je veux voir votre cargaison. Commencez de faire descendre ces caisses.

— Elles sont ici avec l’accord de Washington, essaya de dire Decker.

— C’est possible. Mais je suis ici au nom du peuple américain également. Vous devez vous exécuter, ou je vous traduis devant la Haute Cour de Justice, pour rébellion.

La première des caisses ouvertes contenait des grenades à main. Et puis, au fur et à mesure, les sénateurs éberlués allèrent de surprise en surprise. Des M 16, des lance-roquettes, des bazookas, des mitrailleuses, des milliers de munitions apparaissaient. Et puis, dans l’une des caisses un cadavre. Celui de Lascos.

Kovask se pencha sur le visage bouffi du petit épicier, écarta ses vêtements :

— Sénateur ?

Suivi de ses collègues, Holden approcha. Silencieux, ils découvrirent les traces horribles de tortures, qui n’épargnaient aucune partie du corps. Un des sénateurs alla jusqu’au car, revint avec un appareil de photographie équipé d’un flash. Il prit plusieurs clichés des armes, et du cadavre de Lascos.

— Où sont les autres ? demanda Kovask les dents serrées à Decker.

Le conseiller désigna un autre camion, et ce fut derrière les caisses qu’ils trouvèrent Blanca Lascos et Luisna Palaz. Vivantes, mais dans un état de prostration inquiétant. Pourtant, Luisna fut la première à réagir. Trompant la surveillance de Kovask, elle bondit sur une mitraillette. Un des gorilles hurla, mais il était trop tard. La rafale crépita, étendant plusieurs corps. Le Commander réussit enfin à désarmer la jeune femme.

— Non, Luisna, il faut être patiente. Ils seront tous jugés.

— Tu sais bien que non, cracha-t-elle.

— Si. Pour ceux-là, ils seront obligés. Pour les autres, les Américains, nous y veillerons tous.

— Ils nous ont battues, violées, je ne sais combien de fois, torturées. J’ai vu mourir Lasnos dans des conditions épouvantables, que jamais, je ne pourrai oublier.

Holden s’approcha de Kovask :

— Il faut soigner ces malheureuses, avertir l’ambassade, le ministère de l’Intérieur chilien, Il ricana :

— Je serais heureux de voir la tête de l’amiral Coruna. J’espère qu’il va venir en personne.

Alan Decker semblait avoir repris quelque courage, lorsqu’il apostropha le président de la commission :

— Sénateur, vous avez tort de tout mettre au grand jour. Le prestige de notre pays ne s’en relèvera pas.

Holden le regarda dans le blanc des yeux :

— Je suis mieux placé que quiconque, et surtout mieux que vous, monsieur, pour parler du prestige des U.S.A. Taisez-vous. Même vos paroles sont une insulte à notre pays.

Kovask surveilla Decker du coin de l’œil, car l’homme paraissait prêt à tout. Mais il finit par se dominer :

— Je demande le bénéfice de la loi sur la collaboration avec la justice.

Surpris, Holden attendait, son cigare au coin de la bouche.

— Ici, je ne suis pas le patron. Je ne fais qu’exécuter les ordres.

— Et qui, vous donnait ces ordres ?

— Bénéficierai-je de l’indulgence du tribunal, si je donne son nom ?

— Je m’en porte garant.

Les gorilles suivaient la conversation avec difficulté, bien que la plupart aient quelques rudiments d’anglais.

— C’est Michael Mervin qui avait organisé ce camp clandestin. Tous les deux, nous appartenons à une section spéciale et peu connue de la C.I.A.

Holden approuva de la tête :

— Parfait. Je vous demanderai de signer ces aveux. Il vous en sera tenu compte, j’y veillerai.

En même temps, il clignait victorieusement de l’œil à l’adresse de Kovask, qui n’éprouvait que de l’écœurement. La Mamma s’occupait des deux filles avec douceur, mais qui pourrait faire quelque chose pour elles ? Les membres du commando spécial secouraient leurs compagnons abattus par la rafale de mitraillette. Il y avait deux morts, et deux blessés graves.

— Nous allons avoir beaucoup de travail, dit le sénateur.

Kovask alla téléphoner, passant outre les exclamations, les fausses déclarations d’innocence. Le ministère de l’Intérieur répondit, par la bouche d’un jeune officier, qu’on allait aviser.

En dépit de cette indifférence affectée, l’amiral José Coruna arriva le premier en voiture blindée, flanquée de motards de la marine, et d’une Jeep-radio. L’entretien entre lui et le sénateur fut particulièrement orageux, mais Holdent ne faiblit pas d’un pouce. L’amiral dut repartir furieux. Peu après arrivèrent des ambulances. Kovask veilla à ce que Luisna et Blanca soient dirigées vers une clinique américaine dépendant de l’ambassade. Puis arriva l’ambassadeur, avec ses attachés, ses conseillers, ses secrétaires. Tout un monde de fonctionnaires éberlués, qui juraient leurs grands dieux que jamais ils ne s’étaient doutés de ce qui se passait dans l’immense propriété louée à Decker.

Par téléphone, Kovask s’assura que Mervin se trouvait toujours à l’hôtel San Cristobal. Un secrétaire de la commission sénatoriale le rassura sur ce point.

Plus tard, Holden fit signe à Kovask :

— Vous avez votre voiture ? Je me sens fatigué.

— Je vous raccompagne.

— Votre amie, la vieille dame ?

— Elle a tenu à accompagner ces deux jeunes femmes. Elle veillera à ce qu’on les soigne, et saura interdire l’accès de leur chambre aux indésirables.

— Bien. Allons-y.

Tout au long de la route, ils restèrent silencieux, et que ce ne fut que dans Santiago que le sénateur releva la tête, qu’il avait tenue inclinée, son menton écrasant son nœud de cravate :

— Vous m’avez dit dernièrement, que vous ne pensiez pas rester longtemps encore dans ce métier.

— Oui, c’est vraiment mon intention.

— Je vous approuve. Je me demande si nous arriverons jamais à purger notre grand corps de toutes ses maladies honteuses.

— Merci pour tout. Je vous verrai demain matin comme d’habitude. Une sévère journée nous attend. Ça va grenouiller de partout. Washington, Santiago, la presse internationale. Evidemment, pour le moment, le secret absolu, mais tout sera révélé au grand jour. Mervin ne sait pas ce qui l’attend. Bonsoir.

Lorsqu’il descendit de sa chambre, Kovask constata qu’une grande activité régnait dans l’hôtel. D’abord, celui-ci était surveillé par de nombreux carabiniers, qui refoulaient la foule des journalistes, du moins de ceux qui n’avaient pas été expulsés par la Junte. Il y avait aussi, plus loin, quelques curieux timides.

Dans l’antichambre, Marina Samson paraissait bouleversée, elle aussi.

— Enfin, allez-vous me dire ? Il y a tant de bruits qui courent… Que s’est-il passé cette nuit ? Le sénateur joue les mystérieux…

— Vous le saurez bientôt, promit-il avec un sourire indéfinissable. Mais sachez déjà que nous avons fait une grande lessive. Mervin est cuit, Decker aussi. Nous n’avons plus qu’à découvrir certains complices, comme le tueur de la pauvre Ciprelle Erwing.

La laissant sur sa faim, il pénétra chez le sénateur. En face de Holden, Mervin, effondré sur sa chaise, ne lui accorda même pas un regard.

— C’est le panier aux crabes. Washington ne cesse d’appeler. J’ai dû déléguer un des sénateurs pour répondre spécialement. Les Chiliens sont bougrement embarrassés. Sans l’appui de la C.I.A., sans la désorganisation de l’économie, jamais ils n’auraient pu abattre Allende et l’Union Populaire. Ils avaient plus de quarante pour cent des voix. Jamais la droite n’a fait un tel score.

Kovask s’approcha de lui, l’entraîna vers la fenêtre, pour que Mervin ne puisse entendre.

— A-t-il avoué le meurtre de Ciprelle Erwing ?

— Nous n’en sommes pas encore là.

— Vous souvenez-vous, lorsque l’autre jour, je cherchais des micros dans votre bureau ? Nous n’en avons pas trouvé, mais nous avions oublié une chose : ceci.

Le sénateur se retourna, et regarda son bureau.

— Je ne comprends pas.

Mervin ne faisait même pas attention à eux, ruminait sa défaite d’un air lointain.

— Le téléphone, dit Kovask. Un vieux truc. Il est calé pour ne pas reposer complètement sur son socle. Avec un amplificateur ou un magnéto branché ailleurs, on capte tout ce qui se dit ici.

— Mais, fit Holden bouleversé, cet ailleurs ne peut-être…

— Oui, dit Kovask.

Pour la première fois, le sénateur parut désemparé. Il porta la main à ses yeux, attendit quelques secondes avant d’accompagner Kovask jusqu’à l’antichambre. Lorsqu’elle les vit entrer, Marina commença de sourire, mais Kovask décrocha son téléphone, souleva le support, vit le petit fil qui s’enfonçait dans le bois de la table, rejoignant un magnétophone à bande longue durée.

— Voilà ! C’est elle qui transmettait à Mervin ce qui se disait ici. Elle qui a su que Ciprelle Erwing devenait dangereuse. Et comme ce soir-là Mervin ne pouvait s’en occuper, elle encore qui a étranglé la pauvre fille avant de la pendre.

Holden eut un geste d’horreur :

— Non, pas ça.

— Elle doit sortir d’une école de la C.I.A. Elle s’est trahie l’autre soir.

Il se tourna vers elle :

— A moins que vous aussi n’ayez besoin de films érotiques, pour vous donner des idées. Ce sont vos paroles exactes. Pourquoi cet « aussi », qui vous a trahie ? Parce que vous aviez vu les films cochons que Ciprelle Erwing se projetait, lorsqu’elle était seule. Donc, vous êtes allée chez elle.

— Pour l’amour de Dieu et de la justice, répondez Marina ! s’écria le sénateur Holden.

Mais, le silence de la jeune femme persistant, il tourna lentement les talons, rentra tristement dans son bureau. Kovask posa sa main sur l’épaule de la jeune femme.

— Vous devrez répondre de cet assassinat d’un témoin important de cette affaire. Je vais prévenir la police chilienne. Vos chers amis de la police chilienne !

FIN
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