La porte ne s’ouvrit pas tout de suite, et le silence de l’immeuble, feutré comme il se doit, rendait cette attente encore plus inquiétante. Mais Lascos finit par se montrer.
— Vous avez du retard, dit-il, et je craignais le pire.
— Et vous n’avez pas songé à utiliser le viseur optique ?
— Si, mais ils pouvaient se trouver à l’angle du couloir. Venez.
Evidemment, il n’avait même pas entrebâillé un volet, et une pénombre triste éclairait les meubles cachés par des housses. Le petit épicier se dirigea vers une baie, regarda à travers les persiennes métalliques.
— D’ici, on découvre toute l’avenue, et la rue qui la coupe juste en face. Tout à l’air tranquille, mais on ne sait jamais. Il y a des soplones partout en ce moment. Moi-même, j’ai été dénoncé deux fois, par des concurrents jaloux. Heureusement que je jouissais de hautes protections… Enfin, jusqu’à aujourd’hui.
Il se retourna vers la grosse femme, regarda d’un air soupçonneux cette silhouette épaisse, ce visage basané, sur lequel un chapeau en paille noire ajoutait une. ombre voilant le regard.
— Je me demande si j’ai raison de vous croire.
— Même après l’attentat qui est arrivé à Heinrich ?
— Oui bien sûr, soupira-t-il… Mais enfin, j’ai rendu de grands services à tout le monde. La Junte, et vos compatriotes.
— Chez nous, aux yeux de bien des gens, Nixon n’est plus responsable de ces actes. La C.I.A. lui impose ses actions, et il ne peut ensuite la désavouer. Mon service a opté pour le législatif, je vous l’ai déjà dit. Il nous faut des preuves, contre ce service de renseignement.
Lascos fit quelques pas dans la pièce sombre :
— Je comprends, mais ça ne veut pas dire que je sois véritablement en danger.
Il l’écœurait. Après un moment de panique, il essayait de se rassurer, donnait à sa personne plus d’importance qu’elle n’en avait en fait, aux yeux des nouveaux maîtres du Chili. Mais, cela ne l’empêchait pas de regarder fréquemment dans l’avenue.
— J’ai eu tort de quitter précipitamment ma boutique. Tort de vous écouter. Après tout, ce sont peut-être des marxistes qui ont fait sauter Heinrich… Ou alors, il avait commis une faute.
— Dans ce cas, pourquoi ne pas l’enfermer dans l’un des deux stades qui servent de camp de concentration ?
Il ne répondit pas. La Mamma ouvrit son sac, et il sursauta, croyant qu’elle allait prendre son arme, mais elle en sortit une boîte de cigarillos.
— En voulez-vous un ?
— Merci.
Il la regarda avec curiosité. Et si elle n’était pas américaine ? Elle parlait très bien l’espagnol, ressemblait à une métisse, à une Chilote même, ces femmes originaires de l’île de Chiloe dans le Sud, et qui s’engagent comme bonnes à tout faire dans la capitale.
— Je crois que je vais rentrer, dit-il.
— Vous vivez seul, Lascos ?
Surpris, il hésita une seconde :
— Oui, tout seul. J’ai une vieille femme qui s’occupe de mon ménage, mais je ne la vois jamais… Je suis veuf.
— Sans enfants ?
Il tressaillit :
— Une fille… Mais, je ne la vois pas.
— Vous êtes en froid ?
— Depuis longtemps… Des années. Je vous en prie, ne me parlez pas d’elle.
— Pourquoi ? Vous la détestez ?
— Elle a voulu vivre sa vie. Dès l’âge de dix-sept ans… Il y a cinq ans de cela. Je ne l’ai jamais revue. Elle fréquentait des voyous, des jeunes excentriques à cheveux longs. Et puis elle est partie dans les Andes former une communauté agricole avec les autres, mais j’ai eu des échos. Ils cultivaient de la marijuana, et suivaient un entraînement paramilitaire.
— Elle appartient au M.I.R. ?[1].
— Je n’en sais rien, et je ne veux pas le savoir, cria Lascos. Laissez-moi tranquille avec ça.
— Vous l’a-t-on déjà reproché ?
— Je ne répondrai pas.
Elle tira tranquillement sur son cigarillo, tandis qu’il retournait à la fenêtre, posait ses deux mains grassouillettes sur la vitre.
— Si vous étiez vraiment sûr de votre sécurité, vous ne resteriez pas à attendre leur arrivée, dit-elle. Vous feriez mieux de parler. Vous aviez de fréquents contacts avec la C.I.A. ? En quel endroit ? Connaissez-vous des noms, des adresses ?
Lascos gardait le dos tourné. Sans plus attendre sa réponse, elle sortit de la pièce, alla jeter un coup d’œil à la cuisine. Dans le réfrigérateur débranché il n’y avait que de la nourriture pour chats. Elle eut un sourire. Il n’y avait rien d’autre dans les placards, juste quelques bouteilles de vins chiliens, et de Champagne français. Elle retourna dans le living.
— Il est inutile que je m’attarde ici, dit-elle. Cela peut devenir dangereux. Vous allez rester ?
— Je ne sais pas.
— De toute façon, il n’y a rien à manger, je vous le signale. Juste du vin. Si vous voulez m’accompagner, c’est le moment. Vous êtes venu avec votre voiture ?
Il inclina la tête.
— Il vaudrait mieux partir.
— Où ?
— Nous verrons.
— Toutes les issues de la ville sont surveillées. Nous ne pourrons aller bien loin.
— Vous avez un laissez-passer, non ? Pour vous rendre dans votre maison de campagne, pour aller vous ravitailler à Valparaiso ? Vous êtes un privilégié du nouveau régime.
— Justement… Ils peuvent m’arrêter…
— Donc, vous hésitez entre moi et eux, mais vous n’êtes pas tout à fait certain de leur appui.
— Regardez.
Un Dodge bâché remontait la rue en face, venant vers la résidence de luxe.
— C’est quand même rare dans le coin, fit Lascos en avalant sa salive. Il n’y a ici que des gens favorables aux militaires.
Le camion s’arrêta, et des soldats en descendirent. La Mamma fila dans la chambre voisine, regarda par une autre fenêtre. Il y avait un autre camion dans l’avenue.
— Venez, dit-elle, ne perdons pas de temps.
— Mais qu’allons-nous faire ?
— Nous verrons plus tard. Il faut sortir d’ici.
Il la suivit en trottinant derrière elle, puis fit demi-tour, pour aller chercher son imperméable fourré.
— Comment sauraient-ils ? gémit-il. Ils viennent peut-être pour quelqu’un d’autre.
— N’attendez pas d’en avoir la confirmation.
Dans le couloir elle se dirigea vers la montée d’escalier. Ils le grimpèrent jusqu’au troisième, longèrent les portes palières. L’immeuble s’étendait sur une grande longueur, comportait plusieurs appartements par étage.
Elle appuya sur une sonnette.
— Mais vous êtes folle !
Puis il se raidit. Un brouhaha montait du rez-de-chaussée, des bruits de bottes.
En même temps, la porte s’ouvrit sur une bonne d’opérette, en robe noire, tablier en dentelle et coiffe dans ses cheveux noirs. Un visage d’Indienne.
— Il n’y a personne, dit-elle. La señora et le señor sont sortis.
— Tant mieux, dit la Mamma en la repoussant à l’intérieur de l’appartement.
Comme la métisse allait crier, elle lui écrasa la bouche de sa main.
— Trouvez-moi de quoi l’attacher.
— Vous n’y pensez pas, protesta Lascos scandalisé. Ce que vous faites là est honteux.
La Mamma entraîna la bonne dans l’intérieur de l’appartement, trouva enfin une vaste penderie servant de dressing-room, lui parla froidement à l’oreille :
— Si tu bronches, je te tue. Nous sommes recherchés par les soldats, et prêts à tout. Assieds-toi sur ce tabouret.
Terrorisée, l’Indienne obéit. La grosse femme trouva des collants dans un tiroir, et lui attacha bras et jambes avec. Avant de lui mettre un bâillon elle lui demanda qui étaient ses patrons.
— Le señor Calvez est recteur de la faculté catholique… La señora l’accompagne toujours depuis les événements.
— Elle est sa collaboratrice ?
— Oui… Elle participe à l’épuration. Son frère appartient à la nouvelle administration. Elle est chargée de prendre les inscriptions. Tous les étudiants doivent s’inscrire à nouveau.
Elle lui bâillonna la bouche. Lascos se tenait toujours dans le hall luxueux, l’oreille contre la porte.
— Je crois qu’ils sont à l’étage au-dessous, bégaya-t-il.
— Nous allons attendre.
Tranquillement elle se dirigea vers une glace monumentale au cadre doré, s’examina avec attention. Elle ôta son chapeau, son manteau. Puis après réflexion, la veste de son tailleur. Le corsage à fleur ne convenait pas tellement, mais peu importait. Retournant dans le dressing-room, elle fouilla partout, puis chercha la cuisine. Elle y trouva un tablier qui pouvait aller, mais dont les brides joignaient difficilement autour de ses hanches larges. Lorsqu’elle revint, Lascos parut hébété de la voir ainsi déguisée.
— Allez avec la bonniche, et pas de bruit.
On sonna impérativement une dizaine de minutes plus tard, et elle attendit quinze secondes avant d’ouvrir. Deux soldats, armés de mitraillettes, se présentèrent.
— Qui habite ici.
— Le señor Calvez, recteur de l’université catholique.
Ils parurent impressionnés, mais jetèrent un coup d’œil dans le hall.
— Vous n’avez vu personne ? Un petit homme assez gros ?
Elle secoua la tête :
— Personne. Je suis en train de faire mon ménage.
— Il faut que nous fouillions partout.
— Le señor ne sera pas content. Et surtout la señora.
A ce moment-là un sergent arriva, et lut le nom sur la plaque de cuivre. Il entra dans une colère subite, rabroua les deux hommes et s’excusa.
— Dites au señor Calvez qu’il s’agissait d’une erreur.
— Je n’y manquerai pas, dit-elle.
La porte refermée, elle rejoignit le couple. Lascos était vert de peur.
— Ils nous cherchent ?
— Non. Ils vous cherchent. Jusqu’à présent, nul ne sait que nous sommes ensemble.
Elle lui fit signe de la suivre, le conduisit au salon. Elle lui tendit une bouteille de Cutty Sark après l’avoir débouchée :
— Buvez une gorgée ou deux, cela vous fera du bien.
Il obéit, et elle dut lui arracher la bouteille, la remit en place.
— Qu’allons-nous faire ?
— Attendre.
— Ils ne partiront pas tout de suite.
— Pourquoi pas ? Ils penseront avoir reçu un faux renseignement. Ils n’ont pas de temps à perdre.
— Mais qui peut savoir que j’ai les clés de cet appartement. Qui ?
— Cherchez à qui vous en avez parlé.
Il la suivait, tête basse, et soudain gémit :
— Ma femme de ménage. Je l’envoyais ici, pour faire du ménage.
— Imbécile ! Vous ne pouviez pas le dire, que cette planque était grillée ?
— Mais il y a vingt ans qu’elle travaille pour moi.
— Et je suppose qu’elle s’est enrichie à votre service ?
De le voir si ahuri, elle éclata de rire :
— Non ? Alors, ne vous étonnez pas de sa réaction. Ce n’est même pas de la trahison. Juste un équitable retour des choses.
— Elle va dévaliser mon appartement, gémit-il.
— Pourquoi ? Elle a eu une grande satisfaction aujourd’hui. Cela lui suffira peut-être.
Depuis la fenêtre, ils purent assister au départ d’un premier Dodge.
— Mais les autres ? s’impatienta-t-il.
— Essayez de garder votre sang-froid. Ils finiront par s’en aller.
— Ma voiture est certainement repérée.
— Exact. Allons interroger notre petite bonne.
Lorsqu’elle les vit entrer, elle crut sa dernière heure venue. La Mamma en rajouta, en sortant son pistolet de son sac.
— Je vais te poser une question. Mais n’en profite pas pour appeler au secours, lorsque je t’aurai retiré ton bâillon.
La petite battit des paupières, et la Mamma détacha le cordon qui lui sciait les lèvres.
— Combien de voitures possèdent tes patrons ?
— Deux.
— Ils les ont prises toutes les deux ce matin ?
— Non. Juste celle de Monsieur. Une BMW.
— L’autre ?
— Une Volkswagen. Elle est au sous-sol.
— Les clés ?
— Dans la chambre de la señora.
— Allez-y, Lascos. A vous de jouer.
— Mais c’est du vol… Vous ne savez pas qu’ils fusillent sur-le-champ tous ceux qui roulent au volant d’une voiture ne leur appartenant pas.
— Je le sais. Et ce n’est pas pour freiner le vol des véhicules, mais pour liquider tous les anciens fonctionnaires du régime Allende, qui utilisaient une voiture de fonction. Mais nous allons en prendre le risque.
Il disparut, revint avec un trousseau de petites clés.
— Parfait, dit la Mamma. Comment descendon au sous-sol ?
— Par l’ascenseur, répondit la jeune fille.
— Pas de gardien ?
— Non. Il faut faire basculer la porte avec un appel de phare.
— Tu connais le code ?
— Trois appels.
Comme la fille paraissait coopérante, la Mamma lui sourit :
— Tu aimes tes patrons ?
— Non. Ils prennent leurs domestiques dans un orphelinat tenu par les sœurs, et ne nous payent presque pas. Le peu qu’on gagne est versé sur un compte spécial, que nous ne pouvons toucher. Il faut l’accord de la supérieure du couvent. Tous les deux ans, ils changent de fille.
— Une sale Indienne révolutionnaire, fit Lascos avec mépris.
— Taisez-vous, mon vieux. Ils veulent vous tuer, et vous êtes encore de leur bord ? Vous m’étonnerez toujours.
— Vous n’êtes qu’une sale marxiste, et je me demande si vous travaillez vraiment pour votre pays… Les intérêts des U.S.A. ont été spoliés par Allende. Vous devez me mentir.
— Ne confondez pas les gros sous avec l’honneur d’un pays, mon vieux. Jusqu’ici, des tas de margoulins ont fait le cumul. Cela ne nous a guère réussis de par le monde. Mais je ne vais pas vous faire un cours de politique internationale.
Elle se tourna vers la petite :
— Je vais te bâillonner de nouveau. Pas que je manque de confiance en toi, mais pour tes patrons, tu passeras pour une victime.
— Allongez-moi sur le lit de la señora. Elle en sera malade, et je pourrai me reposer.
La Mamma la souleva sans effort dans ses bras, et la transporta dans la luxueuse chambre de sa patronne, la déposa sur le jeté de lit en dentelle. Les yeux de la petite Indienne brillaient d’une joie naïve et perverse à la fois.
— En route, mon vieux. Le temps que je me rhabille, dites, essayez de trouver d’autres vêtements dans la penderie du recteur. Avec un peu de chance, vous pourriez transformer votre silhouette.
Mais le recteur étant d’une bonne taille, il ne trouva qu’un chapeau, qui lui donnait un air cocasse.
— Non, dit la Mamma en le faisant sauter d’une pichenette, surtout pas, c’est encore pire.
Dans le couloir, il se serra contre elle, jusqu’à ce qu’ils atteignent le sous-sol. Ce dernier était très vaste, et contenait plusieurs dizaines de voitures.
— Il y a quelqu’un, chuchota Lascos.
Un soldat vérifiait chaque véhicule. Il ne les avait pas entendus.
— Je vais l’occuper. Sortez par la petite porte là-bas, et attendez-moi à proximité.
— Je vais me faire arrêter.
— Non. Du courage, bon sang ! Songez que vous mettez votre peau en jeu désormais.
Elle le laissa, se dirigea d’un pas lourd vers le fond du garage. Un moment, elle paniqua, ne sachant où se trouvaient les boxes des Calvez, puis découvrit qu’ils étaient numérotés comme les appartements. Le soldat la regardait venir, sans trop s’intéresser à elle.
— Bonjour, dit-elle. Vous avez trouvé ce sacré marxiste ?
— Pas encore. Il a dû quitter l’immeuble, ou n’y est jamais venu. Mais, je relève les numéros des voitures à tout hasard.
— Je peux prendre la mienne ?
— Laquelle ?
— La bleue, la petite Volkswagen.
— Au nom de qui ?
— Calvez. C’est ma fille, qui est mariée avec le recteur.
— Je vous en prie, señora, fit-il en rectifiant la position.
Une fois installée au volant, elle lança le moteur, trouva aisément la marche arrière. En dépassant le soldat, elle agita aimablement les doigts. Devant la porte basculante, elle actionna trois fois ses phares, et celle-ci se releva lentement. Dès qu’elle l’eut franchie lentement, elle se referma derrière elle.
Lascos surgit d’un bosquet, alors qu’elle ouvrait la portière droite, se laissa choir au fond du siège.
— Ou vous vous cachez complètement, ou vous vous redressez, lui dit-elle. Pas de demi-mesure pour attirer l’attention. Nous allons rouler vers le centre ville.
— Vous êtes complètement folle, fit-il avec une résignation forcée. Nous serons vite arrêtés.
— Ils patrouillent surtout dans les poblaciones. Pas dans les quartiers huppés.
— Nous ne pourrons pas sortir de toute façon.
— Il y a certainement un moyen. Creusez-vous la tête. Ça vous empêchera de claquer des dents.
Ils arrivaient dans le centre, embouteillé par les voitures. Tout paraissait normal, à l’exception des chars AMX postés à certains carrefours, et des patrouilles sur les trottoirs.
— On pourrait longer l’autoroute. Le plus longtemps possible. De toute façon, on ne peut la rejoindre. Il y a un grillage. Mais, peut-être, que nous pourrions passer à pied.
— Allons-y, guidez-moi. L’autoroute de quoi, au fait ?
— De Valparaiso.
— Il y a des cars ?
— Ils sont également contrôlés.
— Oui, à la sortie, mais plus loin ?
— On ne peut marcher sur l’autoroute, sans se faire remarquer.
Bientôt, elle roula sur la rue parallèle à la grande voie de communication. Il y avait effectivement un grillage élevé. Elle finit par se ranger sur le côté.
— On continue à pied.
— Regardez cette patrouille.
Une automitrailleuse française venait à leur rencontre, mais le chef de voiture levait la tête vers les immeubles modestes aux façades lépreuses, et ne leur prêta aucune attention. Après son passage, ils descendirent, continuèrent à petite allure. Lascos se retournait souvent, et elle lui demanda de se surveiller.
— Soyez naturel. Nous n’avons rien de clochards, ni de miséreux. Juste un couple qui se rend chez des cousins. C’est ça. Et pour bien faire, donnez-moi le bras.
Il lui donna l’impression de s’accrocher à elle comme à une bouée de secours, et elle ne pouvait s’empêcher de sourire. Plus loin, la rue faisait un angle droit, mais un sentier riverain continuait le long de l’autoroute. Lascos eut un mouvement de recul lorsque la grosse femme s’y engagea.
— Nous ne pourrons pas expliquer notre présence dans ce coin.
— Nous verrons bien. Dépêchons-nous.
Plus loin, elle remarqua que des ruisseaux franchissaient le grand axe routier, par des conduits assez gros. Ils auraient pu traverser en se courbant seulement, mais elle préféra descendre encore quelques kilomètres vers Valparaiso. Bientôt, les immeubles devinrent rares, et furent remplacés par des constructions légères, puis par des bidonvilles.
— Je vous en supplie, ça grouille de policiers et de soldats là-dedans.
A plusieurs reprises, ils avaient vu des véhicules de carabiniers et de parachutistes passer rapidement sur l’autoroute dans les deux sens, mais il y avait aussi bon nombre de voitures particulières, des camions et des cars. La vie économique reprenait automatiquement ses droits.
— On va traverser là.
— C’est un cloaque, dit-il, en se penchant sur 1’égout nauséabond qui s’enfonçait sous terre. Vous le faites exprès. Il y avait d’autres endroits plus praticables, mais non, vous choisissez le plus dégoûtant.
— Justement. Nul ne nous y accompagnera, ou ne nous y poursuivra. Allons, venez.
Avec répugnance, il essaya de protéger ses chaussures, mais bientôt, dut patauger dans dix centimètres de fange puante. De l’autre côté de l’autoroute, la Mamma découvrit la petite route qui serpentait à travers des terrains vagues et des jardins ouvriers.
— Il y a une cabane là-bas. Nous allons essayer de l’atteindre, sans nous faire remarquer.
— Pourquoi faire ?
— Y passer la nuit.
Lascos sursauta :
— La nuit ? Nous en avons pour six heures au moins. Nous n’avons rien à manger, rien à boire.
— Essayez d’oublier votre corps pour quelque temps. Mieux vaut être léger pour courir. Je vais d’abord me rendre là-bas, et je vous ferai signe ensuite qu’il n’y a aucun danger.
— Pourquoi ? fit-il méfiant.
— Parce que pour l’instant, je ne suis pas recherchée, moi, et que je possède un passeport américain.
— Pourquoi ne m’avez vous pas conduit à votre ambassade, hein, ricana-t-il ; puisque vous êtes si bien placée ?
— Ça grouille d’agents de la C.I.A. là-bas, et de plus, ils ne reçoivent aucun Chilien traqué. A tout à l’heure.
Elle traversa le terrain vague, atteignit la cabane à moitié en ruine. Elle n’apercevait personne, mais savait qu’il pouvait y avoir des dizaines d’yeux invisibles dans le secteur. Une fois sur place, elle agita brièvement le bras, et il la rejoignit, courbé en avant, presque à quatre pattes.
— Il y a un peu de foin séché. Allongez-vous, et reprenez vos forces.
— Mais, à la nuit, que ferons-nous ?
— Je vais y réfléchir, dit-elle, en allumant un de ses petits cigares à l’odeur tenace.
— Comment, s’indigna-t-il, vous n’avez même pas un endroit sûr où me conduire ? Mais qui êtes-vous donc, à la fin ?