CHAPITRE XII

Revenu à Santiago vers 19 heures, Kovask était en train de se raser, lorsque le sénateur frappa à sa porte. En robe de chambre et cigare aux lèvres, le vieil homme paraissait en très grande forme. Il pria le Commander de poursuivre sa toilette, et s’assit sur le rebord de la baignoire.

— Toujours calme, du côté de Las Madrés ?

— Toujours. Activité normale.

— Qui surveille le coin ? Cette dame noctambule ?

— Oui. Nous avons aménagé un poste de guet, et nous disposons d’un matériel suffisant. Lunettes équipées d’infrarouge d’abord. Nous avons aussi disposé quelques détecteurs acoustiques tout autour de la propriété, qui nous renseignent sur les mouvements de véhicules. Ceux-ci sont rares.

— Pas vu Alan Decker ?

— Non, pas encore.

Une fois rasé, Kovask se dénuda pour passer sous la douche, et le sénateur eut le temps d’admirer sa musculature, et ses nombreuses cicatrices.

— Vous êtes un baroudeur, hein ? Pourquoi faites-vous ce métier ?

— Je ne sais plus, mais ce que je sais, c’est que je ne le ferai pas encore longtemps. Du temps de la guerre froide, nous luttions contre un ennemi puissant, d’égale force. Maintenant, nous nous attaquons aux faibles, aux peuples qui veulent vivre libres et manger à leur faim. Tout est différent, et laisse un goût de cendres dans la bouche.

— Mervin était mort de fatigue, lorsque je l’ai abandonné à minuit. Ces jeunes technocrates ne tiennent pas le coup. Dans le fond, cette mise en scène n’a pas été inutile, et à plusieurs reprises j’ai cru qu’il allait flancher. Notamment pour la question des marks, et de ses relations avec des responsables de l’économie chilienne. Si ça durait trois jours, il finirait par plaider coupable. Et nous allons reprendre ce matin à 9 heures. Même cinéma, excepté le rendez-vous que j’ai avec Alan Decker dans l’après-midi.

— Pourvu qu’il vienne, lança Kovask sous la douche.

— Oh ! il viendra. Par curiosité d’abord, par désir de savoir ce que devient son ami Mervin. Je vais les confronter tous les deux.

— Et vos amis sénateurs ?

— Ceux qui sont présents ici seront prévenus ce soir. Comment nous amenez-vous là-bas ?

— J’ai retenu un car Pullman. Faut-il prévoir des boissons, une hôtesse en minijupe ?

— N’exagérons rien. Nous n’allons pas à une partie de plaisir.

Kovask sortit de la douche, se frotta énergiquement avec une serviette.

— Il faudra même prendre quelques précautions, pour éviter quelques réactions violentes isolées.

— Decker ne ferait pas tirer sur des sénateurs ! s’indigna Holden. Il n’est pas fou à ce point.

— N’oubliez pas qu’il abrite dans sa propriété des spécialistes formés dans notre zone du Panama. Des gens qui sont dangereux, et conditionnés pour l’attaque et la défense.

— Evidemment, un incident serait très désagréable. Et vous n’êtes que deux pour vous y opposer. Rien de nouveau, au sujet de Lascos et de cette fille, votre amie ?

— Non. Je compte sur Decker pour nous renseigner sur eux. De même que sur Blanca Lascos.

— Que ferez-vous de tous ces gens, pour leur permettre de quitter le Chili, à bord d’un cargo, qui arrivera aujourd’hui ou demain à Valparaiso ?

Le serveur apporta le petit déjeuner, et le sénateur accepta une tasse de café.

— Ce sont tous des témoins importants. Je pense forcer la Banque Allemande pour le Chili à nous fournir quelques explications. En la menaçant de mesures de rétorsions financières. Ce qui est d’ailleurs très réalisable. Toutes les banques de ce pays vont avoir besoin de beaucoup d‘argent, pour relancer l’économie. Je ne sais pas si la Banque Internationale leur accordera un prêt. Ils seront obligés de se retourner vers les sociétés privées de notre pays. Et n’oubliez-pas que j’appartiens à la commission de contrôle des activités financières.

— Les marks utilisés par Mervin par l’intermédiaire de Ciprelle Erwing devaient venir de cette banque. Il suffirait qu’il vous communique les bordereaux relatifs aux retraits. Nous les comparerions avec les numéros des billets relevés par Varegas ?

— Au fait, comment assurez-vous la protection de ce témoin très important ?

— J’évite au contraire d’attirer l’attention sur lui. Palacio et les autres membres du syndicat l’ont oublié depuis longtemps. Ils l’ont ruiné, obligé à chercher un emploi. Pour eux, il n’existe plus. Jamais ils ne se sont doutés qu’il avait eu l’idée et le temps de relever les numéros des billets de banque.

Le sénateur se leva :

— Je pars à l’attaque de la forteresse Mervin.

Elle s’effrite peu à peu. J’espère qu’il a très mal dormi, et que la fatigue aidant, il lui sera difficile de supporter une deuxième journée de question.

— Mais, vous-même, sénateur, comment faites-vous ?

— Moi ? J’aime ce travail. La passion de faire toute la lumière me soutient, et jamais je ne me porte aussi bien que lorsque j’ai une grande affaire à résoudre.

Mervin n’était pas encore prêt, lorsque le sénateur pénétra dans l’antichambre, où Marina vérifiait son maquillage dans un miroir de poche.

— Vous êtes toujours belle, mon petit. Qu’avez-vous de nouveau à me proposer ?

— Un monticule de courrier. Beaucoup de lettres personnelles, et certainement anonymes, comme tous les matins.

Holden les lisait toutes, en emportant même dans sa chambre, lorsqu’il n’avait pu dans la journée ouvrir celles qui attendaient dans la corbeille. La plupart dénonçaient des gens peu connus, et il ne pouvait tout vérifier. Pourtant, l’une d’elles attira son attention, car elle mettait directement en cause Palacio. Il fut surpris de la dernière phrase. Jusque-là, son correspondant essayait de prouver la collusion entre la C.I.A. et le dirigeant syndical, mais à la fin, l’inconnu ajoutait que la femme de Palacio, Inès Palacio, n’était autre que la maîtresse de Michaël Mervin, lequel avait lui-même des accointances avec le service secret américain.

Holden déposa la lettre de côté. Marina introduisait justement Mervin. Plus pâle que la veille, le visage moins rond, et les yeux incertains derrière les lunettes. Mais dès qu’il fut en présence du sénateur, il se recomposa son personnage.

— Bien dormi, Mervin ?

— Non. J’ai trop bu de café hier au soir, et je n’ai pas l’habitude.

— Ce soir, nous prendrons du décaféiné, fit allègrement Holden.

Mervin eut un haut-le-corps.

— Vous comptez me garder encore ce soir ?

— Oui, mais demain samedi, vous pourrez vous reposer. Cette nuit, j’ai épluché vos dossiers, et j’ai retrouvé votre carnet de rendez-vous. Pouvez-vous me dire qui vous désignez par les initiales I.P. ? Vous rencontrez cette personne dans le courant des après-midis, le mardi généralement, ou bien le vendredi.

— Il s’agit de la vie privée, et je ne peux pas mettre en cause l’honneur d’une femme.

— Et je vous en félicite, fit Holden sans ironie. Mais, ne s’agirait-il pas de la femme de Palacio, Inès ?

Mervin sursauta, rougit, puis pâlit :

— Vous êtes un démon.

— Non, j’ai beaucoup de chance. Ainsi, vous entretenez des relations adultères avec la femme d’une de vos relations, presque un ami. Que penseriez-vous de sa réaction, si jamais il apprenait son infortune ? Ces Chiliens sont assez susceptibles sur leur honneur.

Un moment de panique s’empara de Mervin. Il serra les poings, comme s’il allait se jeter sur le sénateur.

— Vous… Ce serait ignoble !

— Donc, vous reconnaissez les faits ?

— J’ai rencontré Inès par hasard… Nous avons sympathisé.

— Elle vous fournissait des renseignements sur son mari ? Ainsi, vous pouviez mieux l’avoir à l’œil ? Car Palacio était vraiment la colonne vertébrale de votre action. La grève des transporteurs, il fallait la provoquer, la faire durer le plus longtemps possible, dans un pays tout en longueur, mal équipé en voies ferrées. Je sais que c’est un procédé écœurant, mais peut-être serai-je obligé d’utiliser cette information.

— Vous condamnez Inès à mort. Palacio est un violent, un sournois, qui ne lui pardonnera jamais…

— Je peux m’adresser à elle, dit suavement Holden, lui demander de me fournir des preuves contre vous. Entre un mari puissant, dangereux, riche, et un amant menacé d’inculpation, qui choisira-t-elle ?

— Vous n’êtes qu’un fouille-merde, cria Mervin, un vieux con sadique et obsédé ! Mais méfiez-vous, sénateur, ne me poussez pas à bout. Il pourrait vous arriver un malheur…

La porte s’entrouvrit, et Marina passa sa tête effrayée dans l’ouverture.

D’un geste furieux, le sénateur la renvoya. Il tapa du poing sur la table :

— En voilà assez, Mervin. Ces menaces sont indignes de vous. De même que vos injures.

— Vous n’avez pas le droit de tripoter dans ma vie privée, répliqua l’autre.

— Je ferai ce qu’il me plaira. Inès Palacio peut aider la justice. Que croyez-vous qu’il va se passer, Mervin ? Regardez ce tas de lettres anonymes. Les gens savent que vous êtes ici, et que je vous interroge. Du coup, ils se sentent soulagés, et envoient des lettres anonymes.

Mervin haussa les épaules.

— Oui, je sais. Des lettres anonymes demeurent sans valeur. Mais chacune apporte une petite indication, au milieu de bien des exagérations, et plus le temps passera, plus les gens deviendront audacieux. Je ne désespère donc pas d’avoir bientôt d’autres preuves accablantes contre vous.

— Pour le moment, vous n’avez rien, dit Mervin d’une voix tremblante, car le raisonnement du sénateur l’inquiétait.

Tout son empire pouvait se défaire en quelques jours, et ils seraient nombreux à lui tirer dessus.

— Voulez-vous prendre quelque chose ? demanda Holden, pour que le calme revienne complètement.

— Non, pas pour l’instant.

— Je ne vous cache pas que je vais faire pression sur la Banque Allemande, pour qu’elle me communique tous les bordereaux concernant votre compte. Ils ne pourront me les refuser. Ils vont avoir besoin d’argent, et je peux leur fermer le robinet. Je préfère mettre les choses au point franchement. Vous savez que cette conversation est enregistrée sur plusieurs magnétophones. Je n’en retrancherai rien. Ni mes petites ruses parfois sordides, ni vos insultes.

— Cette banque ne peut trahir son secret professionnel.

— Elle le fera, soyez-en certain. Craignez-vous quelque chose ?

— Simplement au point de vue fiscal, se hâta de dire Mervin. Mais vous connaissez le montant de mes débits et crédits à cette banque. Deux millions de dollars. Croyez-vous que ce soit suffisant, pour saboter, comme vous m’en accusez, l’économie d’un pays comme le Chili ?

— Ne me prenez pas pour un naïf, répondit le sénateur. Outre l’argent, il y a tout le reste, les contrats que vous pouviez faire obtenir, les renseignements que vous pouviez fournir, pour réaliser de bonnes affaires, des coups de bourse, des spéculations. En fait, je vous accuse d’avoir gangrené une foule de gens par des moyens différents, les obligeant à se sentir vos débiteurs.

Mervin eut un sourire amusé, pour la première fois depuis la veille.

— Dites qu’à moi tout seul, j’ai renversé Allende. Il fallait quand même autre chose que de l’argent et quelques prébendes. Notamment des armes, et des hommes décidés.

Le sénateur comprit à temps que c’était un piège auquel il aurait pu se laisser prendre. Mervin reprenait l’offensive, et essayait de savoir s’il en savait beaucoup plus.

— D’autres ont dû s’en charger, se contenta-t-il de dire, et ceux-là, je finirai par les trouver. Au cours de la semaine prochaine, très certainement.

Il constata que Mervin paraissait soulagé. Fouillant dans ses papiers, il en sortit une fiche :

— Tous les mois, vous faites un voyage à Washington. Voilà qui est tout de même curieux. Vous travaillez pour des villes comme San Francisco, Vancouver, Anchorage, Seattle, Los Angeles, toutes situées sur la côte Ouest, pour éviter le canal de Panama, et vous ne vous y rendez que très rarement. Vous leur préférez Washington ? On s’y ennuie beaucoup, si vous voulez mon avis personnel.

— Je rencontrais des gens intéressants dans la capitale.

— Des appuis ?

— Si vous voulez.

— Des élus ? Des fonctionnaires, des membres du gouvernement ?

— Parfois oui, mais toujours pour des affaires saines et légales.

— Pouvez-vous me donner des noms ?

— Non, je refuse. Je ne tiens pas à ce que vous ennuyiez des gens qui m’ont rendu service.

— Je note votre refus, dit le sénateur, mais rien que cela m’autorise à vous faire inculper officiellement. Demain, des agents du F.B.I. peuvent être ici pour vous prendre en charge.

— Tant pis, dit Mervin têtu. Ces gens-là n’ont pas commis de délits.

— Alliez-vous à Langley quelquefois ?

— Qu’y serais-je allé faire ?

— Oui ou non ?

— Non.

— Vous mentez, dit Holden. Cette nuit, j’ai téléphoné à Washington, et j’ai eu la preuve du contraire.

Mervin soupira :

— Vous savez bien, que tôt ou tard, un Américain vivant à l’étranger, est contacté par la C.I.A. ? Parfois, simplement pour un détail, pour expliquer les raisons de son voyage.

— On peut refuser de comparaître, à moins que la demande ne passe par un magistrat.

— Eh bien ! disons que je suis un bon citoyen, et que je n’ai pas jugé utile d’exiger la voie légale !

— Tiens donc, s’irrita faussement Holden. Vous faites des manières pour comparaître devant moi, et vous n’avez rien à refuser à la C.I.A. ?

— Je n’ai pas fait de difficultés, puisque je suis ici.

— Je peux vous repasser la bande enregistrée hier matin. Vous protestiez assez vivement.

— La C.I.A. ne m’a jamais retenu aussi longtemps.

— Vous savez que vous êtes libre de partir, mais vous savez également que je peux vous faire expulser. Parlez-moi de ces rencontres avec des gens de la C.I.A. Donnez-moi des noms ?

— Je ne m’en souviens plus, et, chaque fois, je rencontrais quelqu’un de différent.

— Un spécialiste de l’Amérique du Sud ?

— Je suppose.

— N’en êtes-vous pas un vous-même ? A quelle époque avez-vous fait un stage au Southern Command ?

— C’est faux. Je n’ai jamais fait de stage là-bas.

— Attention, vous témoignez sous serment. Ne l’oubliez pas.

Mervin prit son mouchoir, et s’essuya le visage.

— A propos, dit Holden, vous donnerez une liste des affaires dont vous avez besoin à ma secrétaire. Linge de rechange, rasoir, etc.

— Mais vous m’avez promis que demain…

— Vous ne serez pas autorisé à quitter votre chambre.

— Ne me poussez pas à bout, sénateur. Je peux refuser de répondre, et entreprendre une grève de la faim.

— D’accord. Un avion sanitaire de la Navy vous prendra en charge. Vous serez bien soigné.

Mais je vous le déconseille. Je suis un acharné, et jamais je n’abandonne une tâche que mes collègues sénateurs m’on confiée par un vote de confiance. Ne l’oubliez jamais. Nous allons faire une pause, pour prendre quelque chose. Alors, pas de café ?

— Je préfère une eau minérale.

A midi, le sénateur fit servir un véritable repas, au lieu des sandwiches de la veille, et Mervin mangea d’assez bon appétit. Holden se contenta d’un steak, et d’un verre de bordeaux. Lorsqu’ils reprirent, Mervin se sentit lourd et ensommeillé. Les questions de Holden l’irritaient, et à plusieurs reprises, il se coupa dans ses réponses. Chaque fois le sénateur le lui faisait remarquer, ce qui accroissait son trouble. Il finit par admettre de ce fait qu’il avait également séjourné dans d’autres villes de l’Amérique du Sud.

— Rio de Janeiro, durant deux ans. La Paz également, Montevideo. Des pays qui ont connu de grosses difficultés, qui vivent sous des régimes non démocratiques. Voilà qui est curieux. Pourquoi l’Uruguay surtout, où le niveau de vie ne cesse de se détériorer chaque jour ? Vous deviez faire de très mauvaises affaires là-bas.

— C’est pourquoi je n’y suis resté que six mois.

— Pour vous installer ici, où un gouvernement démocratique, mais de gauche, ne pouvait guère encourager votre travail ?

— Vous n’ignorez quand même pas que le fait pour des cargos de ne pas franchir le Canal représente un gain considérable pour les affréteurs, et non seulement en argent, mais en temps gagné.

— Je l’admets, mais vos affaires n’ont guère été brillantes durant cette période. Vous avez dû faire beaucoup de promesses, pour la période qui suivrait la fin du régime Allende ?

— C’est vrai. Mais mon travail ne porte ses fruits qu’à long terme. C’est peut-être difficile, mais c’est comme la publicité de bouche à oreille. On reconnaît que c’est quand même la plus rentable, et la plus sûre.

— Avez-vous des amis ? De véritables amis ?

— Je crois que oui.

— Ici, dans cette ville ?

— Bien sûr. Mais si je vous donne des noms, vous allez les importuner.

— Pas s’ils sont Chiliens.

Mervin secoua la tête :

— Non, inutile.

— Vos relations avec l’ambassade ?

— Excellentes.

— Avec le nouveau conseiller économique Alan Decker ?

Cette question, Mervin aurait pu s’étonner qu’il ne la lui pose pas, et en tirer des conclusions pessimistes. Mais en la posant, il s’efforçait de paraître indifférent.

— Oui. Nous sympathisons.

— Je dois le rencontrer aujourd’hui d’ailleurs, dit le sénateur. Mais, je ne crois pas que vous soyez passé par l’ambassade, pour parvenir à vos fins. Qui connaissez-vous encore à l’ambassade ?

— A peu près tout le monde, mais de façon superficielle. Je suis obligé d’assister à toutes les réceptions évidemment, mais ce n’est pas dans ce milieu que je choisis mes amis.

Vers 17 heures, Marina lui téléphona que Alan Decker venait d’arriver.

— Un instant. Faites-le patienter.

Il posa encore une question à Mervin, puis passa dans l’antichambre, prit un air jovial, et avança la main tendue vers le conseiller économique. Decker avait un visage taillé à la hache, une corpulence de joueur de baseball, le regard intelligent, mais méfiant. Il parut déconcerté par l’accueil du sénateur à la réputation de vieux dur à cuire.

— Cher ami, désolé de vous déranger, j’ai un service à vous demander… Mais, auparavant, je veux vous faire voir quelqu’un que vous connaissez bien.

Les deux hommes se serrèrent la main avec réserve. Mervin paraissait inquiet, tandis que Decker essayait de paraître à l’aise.

— Comment allez-vous, Michaël ? Je ne croyais pas vous rencontrer ici.

— Je suis en train de lui poser quelques questions, fit Holden avec l’air de s’excuser. Mais, Decker, si je vous ai fait venir, c’est pour vous demander pourquoi vous louez cette propriété, Las Madrés, qui appartient à l’ambassade, et jouit d’un droit d’extraterritorialité.

La foudre tombant dans la pièce n’aurait pas provoqué autant de stupeur.

— Mais, dit Decker la voix traînante, je mets le domaine en culture, et je profite de la résidence pour me reposer. L’air est excellent là-bas. Très pur.

— Parfait, dit le sénateur en se frottant les mains. Voyez-vous, je cherche un endroit pour passer la journée de demain. Pour mes collègues et moi-même. Nous avons besoin d’un endroit calme et serein, à la campagne, et j’ai pensé que nous pourrions passer la journée là-bas.

— A Las Madrés ? demanda Decker abasourdi.

— Voilà… Nous ne vous dérangerons pas trop ?

— Mais pas du tout… Je vais m’occuper dès aujourd’hui de votre accueil.

— Comprenez-moi, Decker… Nous avons besoin de réfléchir un peu, après une semaine de travail, et de nous retrouver à l’abri des oreilles étrangères.

Le conseiller s’inclina civilement :

— Je crois que vous serez très bien là-bas.

Lui et Mervin évitaient de se regarder, mais Holden aurait été curieux de leur prendre le pouls en cet instant précis.

— Surtout, ne vous compliquez pas la vie. Prévoyez un repas très simple. Des grillades, par exemple. S’il fait beau, ce sera merveilleux.

Nous sommes tous d’un âge certain, et avons besoin de nous requinquer. Je peux vous faire confiance ?

— Bien sûr, monsieur le sénateur.

— Eh bien ! à demain ! Nous arriverons vers les 10 heures certainement…

— Je serai heureux de vous accueillir à la porte du domaine.

Holden le raccompagna jusqu’à la porte, très cordial, très enjoué. Decker ne paraissait rien y comprendre et Mervin, lorsque le vieil homme revint, essaya de lire sur le gros visage poupin les intentions secrètes de cet homme ahurissant.

Lorsque Decker sortit de l’hôtel, il se précipita vers sa voiture, démarra sans se rendre compte qu’il était suivi par la Peugeot de Kovask. Ce dernier le vit ensuite pénétrer dans l’ambassade, y rester une demi-heure.

La Chrysler de Decker réapparut ensuite avec trois autres personnes à bord. Kovask craignant de se faire remarquer, n’osa l’approcher de trop près, mais lorsque le véhicule roula en direction du nord, il fut certain que Decker regagnait en toute hâte sa propriété de Las Madrés. Pourtant, il le suivit jusqu’au bout, eut un regard insistant pour la colline où se planquait la Mamma depuis la veille, sous un abri de fortune, emmitouflée dans des couvertures chaudes.

Pendant ce temps, Holden suspendait son interrogatoire pour réunir les sénateurs, et leur annoncer brutalement qu’ils étaient tous conviés à une sortie nocturne pour le soir même.

— Je vous demande le plus grand secret, dit-il. Mais si mes renseignements sont bons, je vous promets une très belle surprise pour cette nuit. Ne mettez personne dans la confidence, ni vos secrétaires, ni vos collaborateurs. Vous êtes personnellement responsables du mutisme total sur cette promenade inattendue.

Tous se regardaient avec effarement, mais, connaissant les idées parfois fantasques de leur président, ils jugèrent inutile de poser la moindre question.

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