CHAPITRE IV

— Vous n’auriez pas dû revenir, señor. Mon mari ne sera pas content. Il a déjà beaucoup de difficultés, et vous allez lui en apporter d’autres.

Dans le taudis mi-planches, mi-adobes, flottait une vapeur qui sentait la pomme de terre. Une grande marmite cuisait sur une vieille cuisinière rouillée, certainement récupérée sur une décharge publique. Groupés autour d’une lampe à pétrole posée sur une petite table, les trois enfants du couple Varegas jouaient aux cartes. Kovask les trouva beaux, malgré leurs vêtements usés et leurs yeux tristes. Maria Varegas était une petite femme malingre, au visage allongé et maigre. Il lui manquait de nombreuses dents, et en parlant, elle mettait toujours la main devant sa bouche, pour cacher ce trou. Ses cheveux ternes glissaient par mèches lorsqu’elle secouait la tête.

— Je sais ce que vous attendez de Jorge, mais il ne dira rien. Parce qu’il a voulu continuer à travailler, les autres l’ont battu, poussé à la grève. Nous avions des dettes, et nous avons tout perdu. Les camions d’abord, puis tout le reste. Mon frère Carlos travaillait avec lui. Il a été fusillé par les soldats. Ils ont arrêté mon mari, mais l’ont relâché au bout de quelques jours.

Kovask prit son paquet de cigarettes, le lui tendit. Elle refusa d’un geste.

— S’il avait fait grève, nous n’en serions pas là. Mais il croyait à l’union populaire. Il continuait de ravitailler les magasins créés par le C.U.T., le syndicat unique des travailleurs. Il n’a même pas été payé. Et puis, ils l’ont agressé. Il ne pouvait plus travailler. Les camions sont tombés en panne, certainement sabotés par les autres transporteurs.

Elle secouait la tête, et une mèche s’obstinait à tomber sur sa joue droite.

— A partir de là, tout est allé très mal. Nous avions toujours eu du ravitaillement, puisque Jorge en transportait. Et puis, d’un coup, plus d’argent, plus rien à manger. Et la vie qui devenait terriblement difficile. Les prix doublaient, triplaient, et on ne trouvait pas grand-chose. Il y avait des gens à l’affût, pour vous racheter vos meubles, votre linge, pour une bouchée de pain. Nous avions construit une petite maison dans la banlieue nord. Il nous a fallu la revendre, ce qui a été tout juste suffisant pour rembourser le prêt. Et nous sommes venus ici.

L’aînée des enfants, une petite fille aux yeux magnifiques, se tourna vers eux comme pour reprocher à sa mère de se laisser aller à des confidences.

— Vous comprenez, señor, pourquoi je vous demande de vous en aller ? Je sais ce que vous voulez, et Jorge a tellement de haine dans le cœur qu’il est troublé par vos propositions. Mais vous attendez tout de lui, et ne lui donnerez rien. Que pouvez-vous pour nous ?

— Vous aider à quitter ce pays, murmura Kovask pas très à l’aise, se demandant s’il pourrait tenir ce genre de promesse.

Elle eut un petit rire :

— Vous mentez mal. Peut-être parce que dans le fond, vous n’êtes pas un mauvais homme. Quitter le Chili maintenant ? Il y a des centaines de milliers de gens qui voudraient en faire autant. Mais les frontières sont fermées, les soldats et les carabiniers patrouillent partout, et principalement dans les poblaciones. Comment avez-vous fait pour passer ? demanda-t-elle méfiante ?

— J’ai pris des précautions, répondit-il.

— Peut-être qu’ils vous ont suivi, et qu’ils attendent tapis dans l’ombre. Même dans ces endroits misérables, il y a des soplones pour dénoncer les autres. C’est tous les jours qu’ils viennent arrêter, perquisitionner. Ils rentrent dans ces taudis, et bouleversent tout. Parfois même la maison est inhabitable, car ils ont crevé les murs et les toits.

— Y a-t-il eu des morts dans le quartier ?

— Non, il n’y en a pas eu. Ce sont les soldats qui le disent, et l’affirment, et si on dit le contraire, on peut être arrêté. Mais le curé a procédé à onze enterrements, et encore, il ne parle que de ceux qui ont voulu passer par son église. Pas des autres.

La porte s’ouvrit, et Jorge Varegas entra. Il ne parut pas surpris de voir Kovask. Sans un mot, il se débarrassa d’un morceau de plastique, qui lui servait d’imperméable, s’approcha de la cuisinière pour tendre ses mains. Ses vêtements mouillés se mirent à fumer. Il devait être grand, mais se tenait un peu courbé. Il avait toujours les yeux mi-fermés, comme pour cacher la flamme intense de son regard. Des rides verticales tranchaient son visage en parts terreuses.

— Tu rentres tard, dit-elle.

— La benne est tombée en panne. Personne n’est venu, et nous sommes revenus à pied. On nous a arrêtés deux fois, et fouillés. Ils empêchent les paisano de venir en ville. Beaucoup s’enfuient des estancias, que les anciens propriétaires veulent reprendre.

Kovask s’approche de lui, pour tendre son paquet de cigarettes. Varegas en prit une, et la fuma avec une sorte d’avidité.

— J’ai réfléchi, dit-il. Je crois que nous n’avons plus rien à perdre maintenant.

— Jorge, cria sa femme, pense aux enfants !

Il parut ne pas entendre.

— Il faut que je parle. Vous ferez ce que vous voudrez ensuite.

— Nous vous ferons sortir de ce pays. A bord d’un bateau, qui relâchera dans le port de Valparaiso.

— Valparaiso ? Avec toute la flotte militaire ? Avec tous ces marins, qui sont les pires de tous ?

— Justement. Nous attirerons moins l’attention. Mais nous reparlerons de tout ça plus tard.

— Bien sûr, fit la femme, avec agressivité. Pour vous, c’est le moins important. Vous allez le presser comme une éponge, et puis ne plus vous préoccuper de nous tous.

— Tais-toi.

Il ne l’avait même pas regardée, n’avait pas crié, et elle se tut aussitôt.

— Il reste un peu de vin, dit-il, sers-nous deux verres.

Les gosses avaient déserté la petite table, disparu dans la pièce voisine plongée dans l’obscurité. Ils s’assirent en face l’un de l’autre.

— J’ai rencontré Palacio aujourd’hui. Il s’est présenté de lui-même devant le président de la commission sénatoriale venue de mon pays.

— De lui-même, répéta Varegas. Il n’y était pas obligé ?

— En principe, cette commission ne doit recevoir que des Américains. Ceux-là ne peuvent refuser de comparaître, mais les Chiliens n’ont pas à répondre. Ceux qui le font viennent librement.

— Ils ont conseillé à Palacio de se présenter. Il était toujours bien nourri ?

— Toujours.

— Et qu’a-t-il dit ?

— Pas grand-chose. Qu’il n’avait jamais eu de contacts avec la C.I.A. Mais je ne le crois pas. Peu de temps après, il est allé rendre visite à un certain Michael Mervin. Vous le connaissez ?

— Je l’ai rencontré plusieurs fois. Mais appartiendrait-il lui aussi à la C.I.A. ?

— Nous n’en avons pas la preuve. Il a pu créer un service indépendant. Où l’avez-vous rencontré ?

— Mais au siège du Syndicat des transporteurs. Beaucoup de cargos font relâche à Antofagasta, au nord, à près de quinze cents kilomètres d’ici. Il faut des camions, pour aller chercher la marchandise. Mervin traitait pour les expéditeurs.

— Avez-vous bénéficié de contrats ?

— Quelquefois, mais la plus grosse partie allait à Palacio et aux autres évidemment, surtout pour les containers. Je n’étais pas équipé pour leur transport. Je devais me contenter du vrac.

— Si nous en venions à ces cent mille dollars ?

— En fait, il s’agissait de marks. Trois cent mille marks allemands. Ici, cette monnaie est très prisée. Peut-être parce qu’il y a beaucoup d’Allemands dans ce pays. Mais j’ai vu l’argent sur la table. Des billets neufs, dont les séries se suivaient. Rien de plus facile à retenir. Il suffisait de se souvenir du premier et du dernier numéro.

— Et vous vous en souvenez ?

La femme de Varegas apporta les deux verres d’un vin épais. L’ex-camionneur y plongea tout de suite les lèvres.

— Vous pouvez en boire, dit-il, en voyant que Kovask ne prenait pas son verre. Il n’est pas mauvais.

— Tout à l’heure. Pourquoi n’avez-vous pas eu droit au partage ?

— Il a été décidé que l’argent serait gardé en réserve, pour soutenir la grève. Il a même été décidé qu’on pourrait tout de suite en distribuer le tiers. Comme premier secours. Premier secours, ricana-t-il, à des gens qui pour la plupart sont très riches. J’ai demandé qu’un effort soit fait pour les petits transporteurs. Ils ont fait de vagues promesses.

— Mais vous n’étiez pas en grève à ce moment ?

— C’était au début. Beaucoup hésitaient, pas mal de gros. Et puis, d’un coup, je me suis retrouvé seul.

— Qui avait apporté l’argent ?

— Une fille. Je ne l’avais jamais vue, et je ne connais pas son nom. Elle l’avait dans une serviette. Nous étions en réunion extraordinaire, et Palacio paraissait attendre quelque chose. C’était cet argent. Il est resté sur la table plus d’une heure. Chacun a pu le toucher. J’ai été le seul à découvrir que les numéros se suivaient. Je me suis amusé, au cours de la conversation, à le mettre en tas. Vous comprenez, dans ces réunions, j’étais un peu le parent pauvre. Quand il fallait des bières, des sandwiches, c’est à moi qu’on s’adressait. De même, pour aller chercher des dossiers, un papier, ou de quoi écrire. Je servais de larbin. Personne ne s’est donc étonné que je range l’argent sur un coin de table. Bien sûr, on me surveillait, des fois que l’envie me prenne d’empocher une liasse, mais ils ne se sont pas doutés que je notais les numéros de cette façon. A tout hasard.

— Vous ne savez rien de cette fille ?

— Non. Absolument rien.

— La reconnaîtriez-vous, au besoin ?

— Je crois. Elle n’était pas très belle, avec un corps massif, de grosses jambes. Des lunettes aussi.

— A-t-elle parlé ?

— Juste avec Palacio, pour lui demander un reçu.

— De quelle sorte le reçu ?

— Un papier bleuté imprimé. Elle possédait un carnet à souches. Palacio a rapidement compté, puis a signé. La fille lui a remis une feuille, jaune celle-là. C’est tout.

Kovask but un peu de vin, fut surpris par sa force et son bouquet. Le climat du Chili permettait d’obtenir des crus honorables, contrairement aux vins argentins, qui ne varient jamais d’une année à l’autre, et restent assez médiocres.

— Ensuite ?

— Nous nous sommes séparés. A partir de là, j’ai été contacté par la C.U.T., pour ravitailler les magasins qu’elle avait créés un peu partout.

Les commerçants dissimulaient leurs stocks, commençaient à vendre au marché noir. La centrale syndicale a décidé de se passer d’eux.

— Vous n’étiez pas communiste pourtant ?

— Je ne l’ai jamais été, mais mon beau-frère, qui travaillait chez moi comme salarié, faisait partie du syndicat. C’est lui qui s’est débrouillé pour nous obtenir du fret. Au début, nous avons été payés rubis sur l’ongle, puis terminé.

— Vous avez continué quand même ?

Varegas parut gêné d’abord, puis il haussa les épaules :

— Après tout, je n’ai rien fait de grave, c’est humain. J’avais toute l’essence que je voulais, et je pouvais récupérer du ravitaillement. Suffisamment pour nourrir ma famille. C’est pourquoi j’ai continué.

— Et votre syndicat ?

— Ils faisaient pression sur moi, et me convoquaient. Je n’y allais pas toujours. Ils étaient furieux, me menaçaient, disaient que j’étais un traître, un jaune, un mauvais patriote, que la plupart des partis, de droite bien sûr, avaient déclaré que nul n’était tenu d’obéir à un Président qui avait failli à sa mission. Mais moi, le companero Allende me plaisait assez. J’ai refusé. Et puis un soir, ils m’ont attendu pas loin de mon garage. J’étais seul, et ils avaient des barres de fer. Ils m’ont laissé pour mort, à cause d’un coup sur la tête. Mais je n’avais rien d’autre de cassé. Impossible de conduire. Mon beau-frère faisait ce qu’il pouvait, jusqu’à ce que son camion tombe en panne, puis le mien.

Impossible de trouver les pièces de rechange. Carlos mon beau-frère m’a quitté pour travailler directement avec les véhicules de la C.U.T. C’est pourquoi il a été fusillé, parce qu’il conduisait un véhicule qui ne lui appartenait pas. Le reste vous vous en doutez. La grande dégringolade, et nous voilà ici. Encore heureux que j’aie trouvé cette place d’éboueur.

Kovask lui tendit ses cigarettes, et ils restèrent silencieux. A côté, les enfants chantonnaient une étrange mélopée indienne. La femme, debout devant son fourneau, leur tournait le dos.

— Palacio n’a pas cherché à vous nuire depuis ?

— Non. Pourquoi le ferait-il ? Il m’a ruiné, et pour lui c’est plus important que de m’avoir pris la vie. De plus, il ignore que j’ai relevé les numéros des billets allemands. Il se fout complètement de moi. Mais vous même, señor, comment m’avez-vous retrouvé ?

— J’ai fait une enquête sur le syndicat des transporteurs. Normal, puisqu’il est l’un des principaux artisans de la chute du régime. J’ai obtenu le nom des membres, et j’ai appris que sur huit, sept étaient toujours en place, et très prospères. Qu’ils bénéficiaient des faveurs de la Junte.

— Sauf moi.

— Voilà. Je vous ai fait rechercher. On m’a dit que vous habitiez ici maintenant. Rien de plus difficile.

— Et vous pensiez, qu’il y avait une raison à ma déchéance ?

— J’ai soupçonné quelque chose, mais je n’en savais pas tellement plus.

Varegas regarda ses mains boursouflées.

— C’est dur, le métier. Après le putsch, il a fallu travailler jour et nuit, sou la surveillance des carabiniers, pour vider les rues de toutes les saletés. Nous manquions même de pelles, et nous devions prendre les ordures à pleines mains. Je dois avoir pris une sorte d’eczéma. Mais je ne peux me permettre de me faire soigner. Ils me traiteraient de tire-au-flanc.

— Vous êtes prêts à quitter ce pays ?

— Oui, mais je ne voudrais pas vivre dans le vôtre. Des gens comme nous y seraient trop malheureux. Peut-être que le Mexique…

— Comprenez-moi bien, Varegas, les numéros des billets c’est bien, c’est même très important, mais il me faudrait aussi le nom de cette fille. Il y a une hypothèse. Il est possible qu’elle travaille pour Michaël Mervin, mais ce n’est pas sûr. Pour cela, il faudrait que nous puissions aller ensemble là-bas, pour que vous jetiez un coup d’œil.

— Je travaille toute la journée, señor.

— Ne pouvez-vous prétexter le besoin de soigner votre eczéma ?

— Je ne serai pas payé.

— Je peux vous donner de l’argent. Pour vous dédommager.

Mais il sentait Varegas très fier, et craignait de l’avoir blessé.

— Vous allez collaborer avec moi, il est juste que vous soyez payé pour votre peine.

— Je n’en fais pais une question d’argent. Et puis, si vous prouvez que le Syndicat des transporteurs a reçu de l’argent de la C.I.A., est-ce que cela me vengera de Palacio ? Ce sera un règlement de compte entre votre commission et la C.I.A., mais ça ne changera rien dans ce pays.

— C’est vrai, reconnut le Commander. Mais je peux vous aider à sortir de ce ghetto.

— Je devrais aller témoigner dans votre pays ?

— Oui, ce sera obligatoire.

— Et ils me croiront ?

— Certainement, si nous étayons vos dires. Nous parlerons des billets, de cette fille. Mais il nous faudra rechercher l’origine de l’argent, obtenir aussi le témoignage de cette fille.

Varegas soupira :

— C’est un travail impossible.

— Non. Nous avons l’habitude.

Soudain, il y eut un coup de sifflet strident au-dehors, un bruit de galopade. Varegas se dressa d’un bond, faisant basculer sa chaise.

— Que se passe-t-il ?

— C’est le signal que les forces de l’ordre sont dans la poblacion, dit le Chilien. Il faudrait que vous partiez le plus vite possible maintenant. Vous risquez des ennuis.

Il y avait d’autres bruits de pas.

— Les gens qui ont quelque chose à cacher préfèrent filer. Vous n’allez pas sortir par là… Venez.

Kovask le suivit dans la chambre. A la lueur de la lampe, il vit les gosses sur un lit. Varegas désigna la fenêtre.

— Par là, vous pouvez arriver à filer. Méfiez-vous, il y a un grand fossé pas loin. C’est pourquoi les soldats ne s’y risquent pas. Mais vous verrez deux saules. Vous passerez facilement entre eux. Il y a des pierres qui dépassent de l’eau. Bonne chance, señor.

Kovask prit quelques billets dans sa poche, les lui fourra dans la main.

— Demain, alors ? Quel endroit ?

— Alameda, vers le chantier du métro. Je passerai à l’hôpital avant.

— Onze heures ?

— Entendu.

Une fois dehors, il fonça droit devant lui. La pluie continuait de tomber, mais de puissants phares éclairaient le bidonville, ceux des command-cars qui le cernaient par l’ouest. Il aperçut les deux saules, mais dut tâtonner pour percevoir les pierres qui permettaient de franchir le fossé large de trois mètres, et qui empestait. Il faillit tomber dedans, se rattrapa à temps. Mais ses souliers étaient pleins de boue lorsqu’il atteignit un petit chemin. Il dut marcher encore longtemps, avant de retrouver sa voiture de location, dans un quartier moins lugubre. De temps en temps, il tendait l’oreille, depuis que quelques coups de feu lui étaient parvenus.

Tout en conduisant sa Peugeot 304, il se demandait si la rafle de ce soir n’était pas destinée à le mettre dans une situation embarrassante, mais nul ne savait qu’il devait venir là.

Dans l’hôtel, il s’efforça de passer inaperçu, mais rencontra Marina Samson dans le couloir de son étage. Elle portait une robe légère pour le soir, qui découvrait ses bras, sa gorge et ses cuisses. Son sourire fut assez ironique :

— D’où sortez-vous, grands dieux, ainsi crotté ?

— Je ne sais pas si vous vous en doutez, dit-il, mais il pleut, et il y a des chantiers abandonnés un peu partout dans cette ville.

— Voulez-vous que je vous aide à réparer ces dégâts ? Nous pourrions ensuite aller souper.

Il consulta sa montre.

— Neuf heures seulement, dit-elle en lui prenant le bras. Nous avons tout le temps.

— Jusqu’à minuit, lui rappela-t-il.

— Le sénateur dîne en ville. Je suis libre. Vous savez que dans ces pays, ils servent très tard.

Dans la chambre, il passa dans la salle de bains pour se changer.

— Donnez-moi vos vêtements, demanda-t-elle de l’autre côté de la porte. Je vais sonner pour qu’on vienne les chercher.

— Vous ne craignez pas pour votre réputation ?

Elle ne répondit pas. Il sortit métamorphosé, et elle battit doucement des mains :

— Vous êtes magnifique. Avez-vous accompli une mission périlleuse ce soir ?

— Même pas, dit-il. Si nous allions dîner ?

Dans la grande salle de restaurant, ils choisirent une petite table à l’écart, et par son choix des plats, elle lui montra qu’elle avait un goût gastronomique très sûr.

— Il paraît qu’on danse au sous-sol, dit-elle. Irons-nous ?

— La dolce vita reprendra vite ses droits, remarqua-t-il.

— Oh ! ne soyez pas austère, pas ce soir. Nous ne pouvons nous priver de quelques plaisirs, parce que ce pays vit des événements graves.

Il ne répondit pas, se souvint de l’odeur des pommes de terre cuisant dans la pauvre baraque des Varegas. Peut-être, étaient-ils en train de subir la fouille des carabiniers ou des soldats. Il ne pouvait oublier tout ça.

— Songeur ? murmura-t-elle, en tartinant un bout de son toast de foie gras.

— Excusez-moi.

— Avez-vous découvert quelque chose d’intéressant ? Sur Juan Palacio ?

Il secoua la tête :

— Non. Dites-moi, ce nom de Mervin vous dit-il quelque chose ?

— J’ai vu sa fiche dans les papiers du sénateur. Un curieux bonhomme, non ?

— Il entretenait des relations suivies avec le Syndicat des transporteurs, et, aujourd’hui, il a reçu la visite de Juan Palacio.

Elle leva vers lui ses jolis yeux :

— Quoi d’étrange, puisqu’il s’occupe de commerce ?

— Palacio avait vraiment l’air chez lui.

— Parce que vous êtes entré dans les bureaux ?

— Bien sûr.

Il eut l’impression qu’elle en était estomaquée.

— Mais sous quel prétexte ?

— Oh, je suis ressorti assez vite. Emportant de la documentation. Mais je crois la piste intéressante.

— Serge, dit-elle, estimez-vous vraiment que le changement de régime soit une faute pour notre pays ?

— Je n’en sais rien, mais ce sont les méthodes qu’il faudrait revoir. Nous accumulons les bourdes, et je peux vous en rendre témoignage. Depuis que je fais ce métier, j’ai vu le travail de la C.I.A. : Asie du Sud-Est, Europe, Afrique, Amérique du Sud. Quel gâchis ! Sincèrement, je pense que la C.I.A. devrait passer en Haute Cour, d’un bloc, pour atteinte à l’honneur et au rayonnement de notre pays.

Elle sursauta :

— Oh ! tout de même. Vous exagérez pour me choquer ?

— Pas du tout. Ces gens-là sont en train de nous entraîner vers la catastrophe. Et très peu d’Américains s’en rendent compte.

— Sauf vous, et votre service ? fit-elle goguenarde.

— Oh ! mon service… Il n’est pas innocent, lui non plus. Je ne crois pas que mon chef reste encore longtemps à son poste. Lorsqu’il partira, je ne resterai pas non plus.

— Que deviendrez-vous ?

— Je l’ignore. J’essaierai de travailler pour des gens propres.

Plus tard, ils allèrent danser, boire une coupe de Champagne. Leurs relations devinrent très tendres, et comme il consultait d’un air inquiet sa montre, elle se mit à rire :

— Me prenez-vous pour Cendrillon, qui s’enfuit au premier coup de minuit ?

— N’est-ce pas ce que vous m’avez dit ce matin ?

— Si vous serrez vos bras bien fort autour de mon corps, peut-être que je ne pourrai vous échapper.

Dans l’ascenseur, comme elle lui tournait le dos, il ne put s’empêcher de poser sa bouche sur sa nuque, et puis sur ses épaules satinées. Elle frissonna.

— Qu’en penserait le sénateur, qui me croit sage ?

— Je crois qu’il nous approuverait, dit-il en accentuant son baiser sur le long cou élégant, faisant glisser ses lèvres vers la petite oreille rose.

Dans la chambre de Kovask, elle s’installa sur le canapé, les jambes croisées.

— Faites-moi un peu la cour, que je fonde, murmura-t-elle. J’adore qu’on me murmure des folies.

Il se mit à ses genoux, les embrassa tendrement, fit remonter ses lèvres le long du collant léger.

— Vous ne parlez pas beaucoup, remarqua-t-elle, la voix rauque. Pourtant, vos lèvres sont éloquentes.

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