CHAPITRE VII

Comme tous les soirs, Ciprelle Erwing attendait que toutes les employées aient quitté les bureaux, pour passer une dernière inspection des lieux. Elle avait l’entière confiance de Michaël Mervin à ce sujet, et en profitait pour fourrer son nez dans les petits secrets des dactylos et des secrétaires. Parfois, elle découvrait une lettre d’amour, qu’elle lisait sans vergogne, une photographie, qu’elle examinait avec soin. Il lui était arrivé de découvrir des livres, ou des revues pornographiques, qu’elle feuilletait, l’œil trouble. Une des filles avait un jour oublié une boîte de préservatifs dans un tiroir, et Ciprelle en avait chipé un, qu’elle avait emporté chez elle. Etonnée, elle l’avait déployé, puis après quelques hésitations, gonflé légèrement. Durant plusieurs jours, elle avait conservé cette figuration obscène du sexe mâle, avant de la crever, à coups d’aiguille rageurs.

Tous les soirs, elle vidait les corbeilles à papiers, étudiait les carbones, pour être certaine, qu’ils n’avaient servi qu’à des besognes courantes. Mervin comptait sur elle, pour que personne ne vienne regarder d’un peu trop près ses activités secrètes. Persuadée que nul n’avait commis d’indélicatesse, elle alla fermer à clé le photocopieur, et enfila sa veste fourrée. D’ores et déjà, elle avait établi le plan de sa soirée. Il y aurait d’abord le bain, qu’elle prendrait avec une grosse quantité d’Opalys, et où elle mijoterait un bon moment. Ensuite, elle se préparerait un bon petit repas en puisant dans ses réserves. Tout en fermant les portes à clé, elle composait son menu. Comme entrée, il y aurait une bonne terrine de lièvre, dont la boîte attendait dans le réfrigérateur. Puis, elle se ferait une énorme omelette aux champignons et aux crevettes. Pour terminer, elle battrait de la crème fraîche, qu’elle mangerait avec des biscuits fourrés au chocolat.

Tout en marchant de son pas tranquille dans les rues de Santiago, elle se laissa aller à une langueur sensuelle, en imaginant la suite de sa soirée, lorsque, revêtue de cette merveilleuse robe de chambre vaporeuse et si sexy, elle s’installerait sur son divan, pour suivre sur une visionneuse, les péripéties de ces films danois, dont elle possédait tout un stock. Oui, ce serait une très bonne soirée.

Elle n’habitait pas très loin de son travail, un appartement de deux pièces, dans un immeuble moderne. Une fois chez elle, elle ferma son verrou à double tour, alla tout de suite faire couler son bain. En même temps, elle se versa un whisky bien tassé sur des glaçons, pour se mettre dans l’ambiance, l’emporta à la salle de bains, où elle commença de se dénuder devant la glace, qui garnissait l’intérieur d’une porte de placard.

Ciprelle Erwing avait atteint l’âge de trente ans. Longtemps, elle avait méprisé son corps lourd, aux formes flasques, mais depuis quelques années, elle lui trouvait un certain charme. En fait, ce n’était pas elle qu’elle regardait dans le miroir, mais une autre personne, qui certes avait de gros seins un peu mous, mais néanmoins acceptables, la taille empâtée, les hanches plus que rondes, et des plis graisseux au ventre. Mais Ciprelle en était arrivée au point où elle ne voyait plus ces défauts, et était pleine de désirs pour son image. Se détachant avec peine de cette contemplation, elle se glissa dans la mousse abondante et bleutée de sa baignoire, ferma les yeux de volupté. Au bout d’un moment, lorsque sa main fit glisser la savonnette sur sa peau, elle avait déjà franchi un autre degré dans la distanciation entre elle et son corps. C’était une autre main qui la caressait, appartenant à un être flou, ni homme ni femme, une main experte.

Elle hésita entre rajouter de l’eau chaude ou sortir de son bain, pour préparer son repas, opta pour cette dernière tentation, pensant qu’elle aurait toute la soirée pour se consacrer à la volupté. Mais elle n’oublia pas d’enfiler sa robe de chambre vaporeuse, et si sexy, une fois bien essuyée. Une folie, que ce vêtement aérien, et elle revoyait l’étonnement de la vendeuse, son regard appuyé sur son corps lourdaud. Mais elle s’en était moquée. Elle voulait cette merveille, se promettant une foule de joies troubles, lorsqu’elle la revêtirait. Et d’ailleurs, depuis, lorsqu’elle l’enfilait, elle était une autre femme, une de ces créatures de rêve, qui évoluaient dans les magazines féminins, si belles, si sensuelles, presque inhumaines.

Dans sa cuisine, elle disposa son couvert, se demanda si elle boirait du vin ou non. Il lui montait rapidement à la tête, l’endormait, et elle préféra se servir un autre whisky, mais avec de l’eau pétillante, celui-là.

Elle en avait bu une gorgée, lorsqu’on sonna. Elle crut que c’était le téléphone, et Mervin au bout du fil, mais non, c’était bien la porte. Alors, elle décida de ne pas ouvrir. Elle ne connaissait personne, et Mervin lui téléphonait toujours, s’il avait à lui parler.

Seulement, on insistait, et bientôt elle pensa que l’on avait coincé le bouton pour l’obliger à ouvrir. Qui pouvait bien venir l’importuner à cette heure ? Pas la concierge, car celle-ci savait que Ciprelle détestait qu’on la dérange, et s’arrangeait toujours pour la voir dans le hall de l’immeuble.

Furieuse, elle fit quelques pas, puis pensa qu’elle ne pouvait ouvrir ainsi, à moitié nue. Elle savait, pour s’être longuement admirée devant son miroir, que le tissu ne cachait rien des aréoles de ses seins, et de la tache brune de sa toison. Elle trouva une robe de chambre en éponge, qu’elle enfila sur l’autre.

L’homme qu’elle découvrit sur son palier, lui parut venu d’un autre monde. Il était grand, et ses cheveux clairs, presque blancs, formaient une sorte d’auréole, autour de son visage bronzé. Il avait une expression austère, presque sévère.

— Mademoiselle Ciprelle Erwing ?

Non sans étonnement, Kovask, qui l’avait suivie depuis son bureau, avait découvert son étrange prénom, sur la plaque de sa porte. Avant de sonner, il était allé dans un bar, remplir les espaces blancs de la convocation de la commission sénatoriale, que lui avait signée le sénateur Holden.

— Oui, c’est moi.

Contrairement à son attente, cette fille avait une voix musicale très agréable. Une voix qui, au téléphone, pouvait donner le change, et laisser espérer qu’on avait affaire à une vénus lascive.

— Commander Serge Kovask. Je suis le collaborateur du sénateur Holden, le président de la commission sénatoriale d’enquête, qui vient d’arriver dans ce pays.

Elle parut stupéfaite.

— Je suppose que vous en avez entendu parler ?

— Oui, bien sûr, mais…

— Puis-je entrer ?

Ciprelle parut paniquée, puis s’effaça, pour qu’il puisse pénétrer dans l’appartement. D’un seul coup d’œil, il estima que le goût de cette vieille fille était catastrophique, et qu’elle s’environnait de meubles et d’objets d’une laideur à faire frémir. Il s’installa dans le fauteuil en similicuir qu’elle lui désignait.

— J’ai eu l’air de vous surprendre, avec cette commission sénatoriale. Me suis-je trompé ?

— J’en ai entendu parler, mais… Enfin, j’avais l’impression que cela ne me concernait pas. Je ne fais pas de politique, je travaille dans les bureaux de monsieur Mervin, et…

— Je vous comprends bien, mais je suis porteur d’une convocation. Elle est signée du président.

Il prit une enveloppe dans sa poche, et la lui tendit. Tout en ayant l’air de regarder ailleurs, il remarqua que ses doigts tremblaient en défaisant le papier. Elle le lut à plusieurs reprises.

— Mais pourquoi ?

— Je l’ignore, dit Kovask froidement.

— Suis-je obligée de m’y rendre ?

— Je suis ici pour vous mettre en garde contre tout refus de votre part. Vous n’ignorez pas que ces convocations sont impératives, et qu’une commission a des pouvoirs équivalents à n’importe quelle juridiction américaine.

— Mais nous sommes dans un pays étranger.

— Justement. La commission a vu ses pouvoirs renforcés à ce sujet sur les ressortissants américains. Vous pouvez évidemment vous abstenir de comparaître, mais dans ce cas, vous seriez poursuivie, et la sanction pourrait aller jusqu’à vous enlever la nationalité américaine, et vous priver de votre passeport.

Les yeux, de couleur incertaine, s’agrandirent derrière les lunettes. Kovask éprouvait un étrange sentiment en face de cette fille au corps informe et sans charme. Un sentiment qui n’était peut-être que de la pitié.

— Quand dois-je y aller ?

— Demain matin, à 10 heures.

— Ne puis-je faire remettre ce rendez-vous ? Il faut que je voie mon chef.

Puis elle rougit violemment, comme si elle venait de commettre une gaffe impardonnable :

— Je veux dire mon patron. M. Mervin. Je suis sa secrétaire particulière, et comme il n’arrive jamais avant 10 heures à son bureau…

Sans s’en rendre compte, elle faisait le bonheur de Kovask. Mieux valait que Mervin ne soit pas au courant de cette convocation.

— Ne pouvez-vous téléphoner chez lui ?

— Je… Oui… Il n’est peut-être pas chez lui en ce moment…

Vraiment, elle était désemparée, et ne savait comment faire. Il jugea préférable de la rassurer, et sourit :

— Ne vous mettez pas dans un tel état. Il y a des dizaines d’Américains qui reçoivent des convocations. Il est à peu près certains que tous ceux qui habitent ce pays en recevront une.

— Vous croyez ?

— Bien sûr. Cela n’a rien d’infamant. On vous posera quelques questions, et ce sera fini.

— Est-ce que mon… patron en a reçu une ?

— Je l’ignore. Peut-être avez vous eu connaissance de certains faits, prononcé quelques paroles qui laissent penser que vous avez quelque chose à raconter ?

— Moi ? Mais je ne connais personne.

— Vos collègues de bureau. Vous savez que la commission reçoit des lettres anonymes ?

Elle parut se détendre, haussa les épaules avec un sourire méprisant.

— Si ce n’est que ça… Oui, vous avez raison. C’est certainement quelque chose dans ce goût-là.

— D’ailleurs, mieux vaudrait pour vous ne pas l’ébruiter. Ainsi, vous décevriez ceux où celles qui ont voulu vous nuire.

Bien qu’un peu méfiante, elle approuva de la tête.

— N’en soufflez pas mot, même à votre patron. Vous verrez bien ensuite l’attitude qu’il vous faudra adopter.

Ne rien dire à Mervin ? C’était presque impensable. Mais, d’autre part, elle ne savait vraiment pas où le toucher avant l’heure de cette convocation. Elle avait bien quelques numéros où l’atteindre, mais elle se souvenait que, le 11 septembre, effrayée par les événements, et ne sachant que faire dans les bureaux vides de tous leurs employés, elle avait vainement tenté de l’obtenir au bout du fil.

— Oui, bien sûr, murmura-t-elle, machinalement.

Il fit mine de se lever, mais elle voulait en savoir plus, se rassurer complètement.

— Je vous offre un whisky ?

— Oh ! je ne voudrais pas vous déranger.

— Pas du tout.

Très vivement, elle était allée à la cuisine, revenait avec deux verres, des glaçons, une bouteille. Dans l’un des verres, il y avait déjà du Cutty Sark.

— J’étais en train de boire, lorsque vous avez sonné, fit-elle un peu gênée. A votre santé.

Ils levèrent leur verre.

— Comment se passent ces ?… Ce sont des interrogatoires, en fait.

— Si vous voulez, mais le sénateur Holden est un homme très courtois, très galant, lorsqu’il a affaire à une dame. Ne vous inquiétez pas à l’avance.

Elle réfléchit :

— J’ai lu quelque part que c’était un homme obstiné, et très intègre.

— C’est exact. Il accomplit sa tâche avec passion, mais cela n’exclut pas l’humanité nécessaire. N’imaginez ni un inquisiteur, ni un juge sévère. Il est plutôt débonnaire, vous demandera si l’odeur du cigare ne vous dérange pas, vous fera servir des rafraîchissements, si vous en désirez. Il ne faut pas vous inquiéter.

— Bien sûr.

D’un trait, elle vida son verre, alors que Kovask n’en avait bu qu’une gorgée.

— Un peu, encore ?

— Non, merci. Je dois encore porter un certain nombre de convocations.

Elle parut étonnée :

— Vous m’avez bien dit commander ? C’est un grade d’officier supérieur, n’est-ce pas ?

— Et vous êtes étonnée que je sois devenu simple planton, fit-il avec bonne humeur.

Elle joua la confusion.

— Ces convocations sont personnelles, et ne regardent que la commission, et les personnes appelées à comparaître. Il vaut mieux que le gouvernement chilien les ignore.

— Bien sûr. Mais les autres sénateurs interrogent-ils ?

— Evidemment. Mais ils ont leur propre planton. Moi, je suis attaché au président.

Il posa son verre sur une affreuse petite table basse en plastique imitant l’acajou.

— Maintenant, il faut que je parte.

— Comment dois-je m’habiller ? fit-elle, ne trouvant pas autre chose pour le retenir.

Kovask sourit de cette question enfantine.

— Mais comme vous voudrez. Le sénateur n’est ni un censeur, ni un maître des élégances.

— Je ne sais pas où… Ah ! oui, à l’hôtel San Cristobal… C’est un palace, n’est-ce pas…

— On vous guidera depuis la réception. Ne vous inquiétez pas.

— Bien, je vous remercie.

Il se dirigea vers la porte, assez content de lui. Cette fille était bouleversée, et peut-être garderait-elle le silence jusqu’à demain 10 heures. C’était le plus important. Pour la suite, il faisait confiance au sénateur Holden, pour lui faire avouer tout ce que justement elle cherchait à cacher.

— Dormez tranquillement, et ne vous inquiétez pas. Tout ira très bien.

Sur le point de lui recommander de ne chercher à avertir personne, il préféra s’abstenir, de crainte de lui mettre la puce à l’oreille. Ciprelle referma la porte derrière lui, s’appuya un instant contre, ne sachant plus où elle en était.

Ensuite, elle se précipita sur la bouteille de whisky, et s’en servit une copieuse rasade, qu’elle avala d’un trait. Puis, elle emporta le plateau à la cuisine, constata qu’elle n’avait guère d’appétit. Elle ouvrit un bocal d’olives fourrées aux anchois, et les grignota distraitement, tout en réfléchissant.

— Tant pis, dit-elle, il faut que je le mette au courant.

Elle alla au téléphone, forma un des numéros que lui avait donnés Mervin. La sonnerie sonna dix fois avant qu’elle ne raccroche. Au numéro suivant, une voix anonyme lui répondit qu’on ignorait où se trouvait M. Mervin.

— Il ne doit pas passer ?

— Je l’ignore.

— Dites-lui…

Mais son chef lui avait recommandé de ne jamais laisser son nom, ni d’adresse.

— Je rappellerai.

— Bien, señora.

Le troisième numéro lui permit d’entendre une voix de femme rauque et équivoque.

— Michael ? Une éternité que je ne l’ai pas vu. Que devient-il, ce petit polisson ?

D’entendre traiter son chef de petit polisson la choqua et la révolta. Elle qui lui trouvait des airs et les capacités d’un Kissinger ! Elle raccrocha brusquement, mais n’obtint pas de meilleurs résultats avec les numéros qui lui restaient. Elle eut l’impression d’avoir joué aux cartes, à la bataille, par exemple, et d’avoir perdu bêtement tout le jeu.

— Dix heures demain, 10 heures.

Elle alla boire un autre whisky, termina le bocal d’olives, et attaqua celui des cornichons. Mais se souvenant de la terrine de lièvre, elle l’ouvrit, se blessa au doigt, et la vue de son sang l’énerva. Maladroitement, elle se fit un pansement. Elle confectionna des sandwiches avec du pain en paquet, les empila sur une soucoupe, avec des cornichons.

Puis découvrant qu’elle portait cet horrible peignoir en éponge, elle s’en débarrassa, le piétina. De se retrouver à moitié nue la réconforta, et embrasa son corps d’une chaleur trouble. Elle emporta les sandwiches, le whisky, et alla chercher sa visionneuse. Longtemps, elle hésita devant les titres de films, choisit celui qui s’intitulait « Les Ravageuses ». Elle en connaissait le contenu sur le bout du doigt. Cette histoire de lesbiennes en folie, qui enlevaient des jeunes filles pour les séduire la comblait d’aise, éveillait dans ses fibres les plus secrètes, des désirs inavoués. Tout de suite, les scènes étaient gratinées, et elle haletait, tout en mastiquant d’une mâchoire bovine, les yeux fixes. Le whisky inondait son cerveau, et le besoin de volupté le reste de son corps. Sur le tout petit écran de la visionneuse, des filles nues, échevelées et déchaînées, ne formaient plus qu’un seul tas. La caméra fit quelques gros plans, et Ciprelle voulut immobiliser l’image, mais comme elle le faisait trop souvent, le film fondit, et elle fut obligée d’aller chercher une autre bobine, et de rembobiner les deux morceaux. Elle prenait les sandwiches, sans même s’en rendre compte.

Elle n’avait que des films de scènes saphiques, et elle mit en place un de ceux qu’elle aimait beaucoup, et qui se déroulait dans un bain public, commençant par une imitation plutôt pâlotte du tableau d’Ingres, mais avec des audaces inouïes. Pour faire passer un morceau de pain un peu trop gros, elle avala un peu plus de whisky, mais elle s’étouffait, et dut aller boire un peu d’eau. Elle constata qu’elle titubait, plus ivre qu’elle ne l’avait pensé.

On sonna à la porte. Cette fois, il n’y avait aucun doute, c’était bien Mervin. En zigzaguant dans la pièce, elle alla ouvrir, souffla au nez de la visiteuse son haleine alcoolisée.

— Bonsoir, dit l’inconnue, une jolie fille brune, au sourire merveilleux.

Hébétée, Ciprelle ne put rien faire pour l’empêcher d’entrer. D’ailleurs, elle n’en avait pas envie, trouvait la nouvelle venue merveilleuse, et désirable en diable.

— Comme c’est joli chez vous !

Elle dégrafa son manteau de fourrure. Dessous, elle portait une robe à danser très courte, très décolletée. Ciprelle eut un vertige devant cette chair brune qui s’offrait, ces cuisses découvertes très hauts, ces seins qui gonflaient hors du corsage.

— Quel est ce bruit ?

L’inconnue se dirigea vers le divan, découvrit la visionneuse qui déroulait le film en arrière. Elle vit les scènes érotiques, mordit ses lèvres pulpeuses.

— Eh bien ! ma chérie, on se distrait toute seule, je vois !

Ciprelle affolée, voulut prendre l’appareil.

— Mais non, laisse, on va les regarder toutes les deux… Ce sera beaucoup mieux, non ?

— Qui… qui êtes-vous ? articula difficilement la grosse fille… Je ne vous connais pas.

— Mais si… Tu ne te souviens pas de moi, mais nous nous connaissons. Et puis, qu’importe. Viens t’asseoir ici, que nous repassions le film dans le bon sens. Tu en as d’autres ?

Ciprelle eut un geste maladroit et emphatique d’ivrogne :

— Des tas.

— Mais c’est parfait. Quelle bonne soirée nous allons passer. Viens, ma chérie.

Ciprelle se laissa tomber comme une masse, faisant rebondir le corps léger de sa visiteuse. Avec une audace dont elle ne se serait pas cru capable, la vieille fille posa sa main sur un genou très fin, sentit à travers le léger collant la chaleur de la cuisse, fit glisser sa main plus haut.

— Oh ! la petite polissonne…

Ce mot figea Ciprelle, lui rappela quelque chose de désagréable. Elle se redressa, le visage fermé, retirant sa main.

— Qu’y-a-t-il, ma chérie ?

— Mervin… Il faut que je voie Mervin, que je lui parle de cette convocation à comparaître.

— Mais, ma chérie, c’est lui qui m’envoie. Mais oui. Je t’assure. Il m’a dit : « va tenir compagnie à Ciprelle, et sois gentille avec elle ».

L’autre la regardait fixement.

— Il a dit Ciprelle ?

— Bien sûr.

— Non. Jamais, sanglota l’autre… Jamais il ne m’appelle par mon prénom. Il me dit toujours Erwing… Erwing…

La jeune femme haussa ses épaules nues, se leva et regarda autour d’elle. Dans la cuisine, elle vit une sorte de grosse ficelle sur un tas informe, le peignoir éponge, et ce n’était autre que la ceinture. Elle en prit une extrémité dans chaque main, revint vers le divan. Ciprelle était assise sur le bord, ses grosses jambes découvertes jusqu’en haut. Avec une grimace de dégoût, la visiteuse passa derrière elle, jeta vivement la ceinture autour du cou, et serra avec une force peu commune. Surprise, trop ivre pour se débattre, Ciprelle le larynx enfoncé, bascula en arrière. La jeune femme la repoussa de son genou entre les omoplates, jusqu’à ce qu’elle meure.

Загрузка...