Chiva lui tapota le bras et il réagit vivement.
— Tu t’endors ?
— Crevé. Si on s’arrêtait un peu ?
— Pas encore. Nous devons avoir parcouru deux cents kilomètres auparavant, et nous sommes loin du compte.
Vergara soupira. Dès qu’ils auraient trouvé un coin, il se jetterait sur sa paillasse et dormirait au moins dix heures. Comme pour lui donner du courage de tenir le coup, Chiva sortit la liasse des billets.
— Combien as-tu dit ?
Le cul-de-jatte se mit à rire.
— Tu le sais bien, mais c’est pour le plaisir de l’entendre encore une fois, hein ?
— Un chiffre pareil ! s’exclama Vergara.
Trente mille pesetas. Il y avait aussi de l’argent français. Des billets marqués cent. Au moins une vingtaine, mais je les ai laissés.
— Tu as aussi laissé des pesetas ?
— Hélas ! oui ! Près de six mille. Mais c’est plus prudent. La prochaine fois, je prendrai aussi de l’argent français. Nous l’échangerons facilement lorsque nous aurons meilleure apparence.
Vergara souriait.
— Bah ! la prochaine fois !… On vit un an avec trente mille pesetas et en ne se refusant rien.
— On vit un an ! Autrefois, nous aurions vécu un an. Maintenant, ce n’est plus la même chose, et nous recommençons dans une semaine. Il faut que d’ici à la fin des vacances, nous ayons récupéré au moins deux cent mille pesetas.
— Deux cent mille, s’étrangla Vergara, mais nous serons trop riches !
— Non. Ensuite, nous irons à Cadix et nous achèterons une boutique.
Vergara se gratta la tête.
— Pour vendre quoi ?
— Des oiseaux, des poissons, des petits animaux. Les Américains de la base de Rota nous les achèteront.
— Des animaux ? C’est une bonne idée, ça. Il y aura des tas d’oiseaux dans les volières qui chanteront toute la journée.
— Tu feras les livraisons et, moi, je surveillerai la boutique. Pour moi, on achètera un fauteuil roulant. Avec des roues caoutchoutées et du nickel partout.
À son volant, Vergara, en proie à une excitation joyeuse, trépigna d’impatience.
— On en fait même avec un petit moteur. Tu pourrais aller te promener dans la ville, aller passer une heure ou deux à la terrasse d’un café, et, pendant ce temps, je resterais à la boutique.
— Tu crois que je pourrais conduire une de ces voiturettes ?
— Et comment ! J’en ai vu la réclame sur un journal. Elles sont très pratiques et confortables. Avec une boutique qui communique avec le trottoir, tu peux aller et venir sans difficulté. Puis tu rejoins la rue et tu files. Par exemple, il te faudra faire attention aux feux rouges. Mais tu auras toutes les commandes sous la main. Il y a des places ombragées par les palmiers, à Cadix. Tu seras très bien là-dessous pour boire une bière bien fraîche.
Chiva essuya les larmes qui encombraient ses yeux.
— Nous serons des commerçants très honnêtes, délirait Vergara. On ne vendra pas les oiseaux à des prix excessifs sous prétexte que les Américains sont riches. Non, le juste prix. Nous entretiendrons des relations amicales avec les voisins. Le matin, très tôt, j’arroserai la boutique et le trottoir pour la fraîcheur. Juste en face, il y aura peut-être un petit bar pour aller prendre le café et deux croissants. En sortant, je dirai au garçon : mon associé va arriver. Préparez-lui son café au lait. Autant de lait que de café, c’est son goût. Pendant que je reviendrai au magasin, toi, tu traverseras la rue. Les oiseaux chanteront comme des perdus et Tico encore plus fort.
Chiva alluma deux cigarettes, lui en tendit une. Durant une minute ou deux, ils restèrent silencieux, fixant la nappe jaune de lumière qui flottait devant la camionnette.
— Nous pourrions faire changer le moteur. Le garagiste m’a dit qu’il nous ferait un prix.
— Plus tard. Et même, une fois à Cadix, nous la revendrons, et nous achèterons une petite voiture française plus confortable. Mais auparavant, il nous faut l’argent de la boutique.
— Bien, reconnut Vergara. Et où allons-nous ?
— Vers Linares. Nous ferons quelques achats, puis nous irons dans la montagne. Il y a un Parador dans le coin réservé aux étrangers. Nous n’aurons que l’embarras du choix. Une route difficile, à virages dangereux. Nous ne pouvions pas mieux trouver. Nous étudierons le terrain deux ou trois jours.
Vergara s’étonna :
— Pourquoi attendre si longtemps ?
— Au fur et à mesure, nous devons prendre des précautions de plus en plus grandes. Songes-y. Une voiture de touristes étrangers qui tombe dans un ravin, c’est triste ; deux, c’est encore plus triste ; mais trois cela devient troublant. Surtout si nous nous limitons aux voitures de sport.
— Je comprends. Il faut fignoler.
— Voilà. Trouver mieux. Là-haut, nous aurons tout le temps de réfléchir à nos projets.
— Tu crois que la clientèle des Paradores est très riche ?
— Non, familiale souvent, mais il y a toujours des exceptions, des excentriques. Et pour visiter le coin, il n’y a que ce Parador comme hôtel convenable.
— Dis-moi, dans la Ferrari, ils étaient deux. Un type brun et une fille ?
Chiva pinça ses lèvres.
— Tu ne m’as pas dit…
— Ce sont des choses qu’il ne faut pas évoquer. Je suis descendu au fond du ravin. Lui avait été éjecté et je ne l’ai trouvé qu’à dix mètres de là. Mais il avait jeté sa veste à l’arrière de la voiture, à cause de la chaleur, et son portefeuille regorgeait de billets. Le sac de sa femme également. J’ai pris dans les deux.
Sa voix se fit rêveuse.
— Il y avait de jolies mallettes en cuir, plusieurs éventrées, et il en sortait de beaux vêtements, de la lingerie fine. J’ai eu de la chance, la voiture avait failli rester accrochée plus haut. Je n’aurais jamais pu me traîner jusque-là.
— Elle était jolie, la femme ?
— Tais-toi, murmura Chiva.
Il déplia la carte, alluma la lampe-torche.
— L’ennui, c’est si nous rencontrons des motards. À cette heure, ils doivent être rudement empoisonnants. Il vaudrait mieux laisser la nationale dans quelques kilomètres pour prendre le comarcale. Nous arriverons quand même à Linares.
— Et la garde civile ?
— En pleine nuit ? Ils dorment.
Vergara fuma plusieurs cigarettes sans voir le temps passer. Il songeait à la boutique pleine d’oiseaux, de poissons rouges et de petites tortues. Ils traversèrent plusieurs villages déserts, parvinrent bientôt dans les faubourgs populaires de Linares. Chiva s’étonna qu’il y eût tant de monde dans les rues.
— Il y a des mines de plomb dans la région, lui expliqua Vergara. Je le sais, car j’ai un cousin qui y travaille. C’est très dur, paraît-il, mais assez bien payé.
Chiva examinait les hommes qu’ils rencontraient. Ni plus pauvres ni plus opulents qu’ailleurs.
— Ça doit être comme partout. Et puis, dans ces villes, il faut se loger, payer des tas de suppléments.
— Mon cousin n’est pas très heureux, je crois, dit Vergara.
— Tu travaillerais ici, maintenant, si on t’offrait une place ?
Vergara hésita à peine.
— Non. Pas maintenant.
— Tu préfères les oiseaux, hein ?
Ensemble, ils éclatèrent de rire. La traversée de la ville s’opéra sans incidents et ils se dirigèrent vers la grande nationale classée estrada à trafic international.
— Dix-huit kilomètres à faire, annonça Chiva, mais c’est dangereux. Ça doit grouiller de flics, dans le coin.
Il n’était que trois heures trente du matin, l’heure où la circulation s’apaisait. Ils roulèrent sérieusement, crispés, mais tout se passa bien.
— À droite, et dès que tu trouves une place on s’arrête.
Garés dans une ancienne carrière, ils dormirent profondément jusqu’à ce que la chaleur les réveille, vers dix heures. Chiva ouvrit la portière, se laissa glisser au sol et se traîna vers un groupe de buissons. Lorsqu’il revint, Vergara s’étirait.
— On peut faire du café. En faisant flamber un peu d’essence dans une boîte de conserves. Nous mangerons et puis nous irons en reconnaissance. Tu vois la route qui monte au Parador.
Il la voyait, étroite, difficile, empêtrée dans de nombreux lacets.
— Pas possible de faire le coup de « travaux ».
— Quoi alors ? s’inquiéta Vergara.
— Regarde les bordures.
Elles consistaient en pierres espacées, peintes en blanc.
— Nous achèterons de la peinture.
Complètement reposés, ils dévorèrent leur déjeuner, puis Vergara s’installa au volant. Chiva examinait les pierres peintes avec attention.
— Tous les soixante centimètres environ. Elles jalonnent. Il suffit de quelques branches de buis pour cacher la route, tracer un nouveau virage. Encore plus facile qu’avec les pancartes. Et, pour s’en débarrasser, on les fiche dans le ravin.
— Facile, répéta Vergara.
Ils n’osèrent monter tout en haut jusqu’au parador.
— Il y a un sanctuaire, dit Chiva. Et une belle vue. Tiens, tu peux tourner là-bas.
Les yeux de l’infirme, au regard aigu et rapide, repérèrent tout de suite le trou d’ombre parmi les buissons, alors que Vergara faisait demi-tour sur le terre-plein.
— Un instant.
Il pointa le doigt vers le trou d’ombre.
— Va voir. Je crois que c’est l’entrée d’une mine abandonnée.
Vergara descendit de camionnette, écarta les buissons et disparut. Il resta absent cinq minutes.
— Une galerie de mine en parfait état encore.
— La camionnette pourrait y rentrer ?
— On en mettrait deux.
— Porte moi là-bas.
Il y avait plusieurs années qu’on ne travaillait plus dans la galerie.
— Plomb, certainement.
Vergara sentit le courant d’air.
— Il doit y avoir un puits dans le fond.
— Allons voir.
Le puits, protégé par un garde-fou efficace, s’enfonçait dans la terre. Une échelle de fer rouillée dépassait de quelques barreaux.
— On verra plus tard.
— Plus tard ?
— Tu ne vois pas que c’est le coin idéal ? La région est intéressante. Inutile de perdre du temps à chercher les bons endroits pour fuir à deux cents kilomètres. D’ici, nous pourrons travailler dans un rayon de cinquante kilomètres, nous planquer le temps nécessaire, puis recommencer dans la direction opposée. Cent kilomètres entre deux coups. Et puis il y a le reste.
Vergara ne comprenait pas.
— Il n’y a pas que l’argent, mais des objets de valeur. Si on peut les cacher ici. Ce n’est pas deux cent mille, mais quatre cent mille que nous gagnerons rapidement.
— Mais c’est dangereux, ça…
— Non, j’ai bien réfléchi. Des pilleurs d’épaves de voitures, ça existe, non ? Il disparaît toujours quelque chose avant l’arrivée des secours. Pourquoi pas nous qui sommes les premiers sur place ?