Chiva glissa la cigarette entre les lèvres de son compagnon, lui donna du feu. L’homme avait eu les deux bras broyés par une machine agricole, dans un vaste domaine du Sud. Il y avait six ans qu’il séjournait au couvent.
— Tu veux que je pousse ton fauteuil à l’ombre ?
— Non, dit Chiva, je me débrouille seul.
Il roula jusqu’à l’ombre de la terrasse d’où l’on découvrait le tout petit village.
— Et tu crois que ton copain reviendra te chercher au mois d’août ? dit-il brusquement.
— On se connaît depuis toujours, et il n’a jamais manqué une seule promesse.
— Moi, c’est mon frère qui devait venir me chercher, et je l’attends encore. Ils ne viennent jamais me rendre visite. Juste une lettre pour la Noël et un petit mandat.
Dans la cour intérieure, les débiles mentaux hurlaient sans arrêt. Ils n’étaient jamais admis sur la terrasse trop dangereuse.
— Pourquoi reviendrait-il, puisqu’il t’a conduit ici ? attaqua à nouveau le manchot. S’il t’aime tant, il n’avait pas besoin de se débarrasser de toi, même pour quelques semaines.
— Je l’aurais gêné. Il va régler une affaire et, lorsque tout sera prêt, il reviendra me chercher. Une petite signature et, hop, il m’embarquera dans son break.
— Quelle marque ?
— Ça, je ne n’en sais encore rien, mais ce sera une belle voiture, tu peux lui faire confiance.
— Et cette affaire importante, qu’est-ce que c’est ? fit l’autre en avançant son menton mal rasé.
Chiva trouvait qu’il se négligeait un peu trop. Il lui avait proposé de le raser aussi souvent qu’il le voudrait, mais le manchot semblait se complaire dans la crasse.
— Une affaire de gros sous.
— Pas de femme ?
Chiva rit.
— Certainement pas.
— Qu’en sais-tu ?
— Dernièrement, il en a connu une belle. Mais c’était une étrangère fortunée. Entre eux, c’était pas possible, tu comprends ?
— Je comprends.
— Alors, il n’est pas près de l’oublier. Moi, je suis en quelque sorte sa seule famille.
Le manchot ricana :
— Moi aussi, je suis la seule famille de mon frère, mais tu vois ce qu’il en fait de sa famille. Il la laisse pourrir ici, dans ce putain de couvent.
— On n’y est pas si mal.
— Attends que le fric que tu as laissé à l’entrée soit épuisé, et tu m’en donneras des nouvelles. J’ai pas un rond pour le tabac, pour rien. Le dimanche, je rôde autour des familles qui viennent visiter leurs infirmes comme un affamé. Les sœurs me surveillent pour me faire partir. Elles disent que je gêne.
Puis il s’éloigna, les manches de sa chemise coincées sous la ceinture de son pantalon, allant certainement mendier une cigarette ailleurs. Chiva haussa les épaules et ferma à demi les yeux. Tonio avait certainement vendu toute la marchandise et était à la recherche d’une petite boutique. Peut-être l’avait-il déjà trouvée.
— Discute le prix, mon vieux. Dix mille pesetas de gagnées seulement, c’est déjà beaucoup.
Il sourit. Vergara ne s’emballerait pas. Il réfléchissait, ne cédait jamais à un coup de tête.
— Alors, on rêve ?
Le manchot était revenu avec une cigarette roulée à la main entre les lèvres. Certainement, l’un des gnomes qui la lui avait faite. Ils se regroupaient tous les cinq derrière la statue de la madone, tout au bout de la terrasse.
— Ton copain, où est-il parti ? Dans le Sud ?
— Cadix.
— Chouette ville ! Avec les Américains, on y fait de bonnes affaires, paraît-il. Mais les filles y sont garces, toujours à cause d’eux. Ton copain va y bouffer tout son pognon.
— Ça risque pas.
— T’es bien sûr de lui, hein ?
— Comme d’avoir cinq doigts à chaque main. Tonio, c’est un frère. Depuis que nous sommes tout petits, il s’occupe de moi. On a travaillé ensemble, tous les deux.
— Tu travaillais, toi ?
— On curait des puits. Il me descendait au fond. Il aurait pu aller travailler dans la construction sur la côte… On a préféré foutre le camp.
Le manchot fit changer sa cigarette d’un coin de bouche à l’autre d’un coup de langue habile.
— Et vous aviez une combine ?
— T’es bien curieux, manchot.
— Que veux-tu que je fasse, sinon discuter ? C’est ton copain qui t’a payé ce fauteuil ? Il n’est pas fauché. Ça vaut au moins sept mille pesetas, un truc pareil.
— Plus tard, j’y ferai adapter un petit moteur pour me balader.
— Te balader ? Dans le couvent ?
Chiva ne répondit pas. Il comprenait que l’autre fût mauvais, aigri par l’abandon et par son infirmité. Le manchot n’avait plus aucune sorte d’espoir en l’avenir.
— Ton copain, pourquoi il l’a acheté avant, le fauteuil ? Pour mieux faire passer la pilule, non ?
— Pour que je puisse me déplacer dans le couvent.
— C’est mieux que les boîtes à savon et le fer à repasser. Il va t’écrire, ton copain ?
— Je ne sais pas, dit Chiva. Il n’aura peut-être pas le temps.
— N’ont jamais le temps… Et puis, un beau jour, ils oublient jusqu’à votre existence, s’étonnent presque lorsqu’on leur annonce votre mort…
Chiva continuait de sourire. Comme si Vergara pouvait l’oublier un jour.