La sœur examinait chaque vêtement qu’elle sortait de la valise en carton bouilli, le plaçait sur la pile après un hochement de tête. De temps en temps, son regard noir et intelligent se posait sur le fauteuil roulant de Chiva, comme si elle trouvait sa présence insolite.
Vergara sortit les billets qu’il avait préparés et les tendit à la deuxième sœur qui assistait à la scène, immobile de l’autre côté de la table.
— Deux mille pesetas, dit-il. C’est tout ce qu’il possède.
Durant la dernière partie du voyage, les deux amis avaient discuté âprement au sujet de l’argent qu’ils donneraient au couvent. Chiva refusait qu’il donne plus de mille pesetas, mais Vergara craignait que son ami ne soit mal traité s’il ne donnait pas davantage. De plus, il l’avait forcé à cacher quelques billets sur lui.
— Très bien, dit la sœur. Mais l’ennui, c’est ce fauteuil. La plupart de nos protégés sont démunis de tout et ne possèdent pas de tels instruments.
Chiva crispa ses mains sur les roues de son fauteuil et regarda fixement devant lui.
— C’est le cadeau d’une personne très riche de la région de Murcie, dit soudain Vergara. Elle est très bonne et a promis de venir voir mon ami prochainement. Très certainement, elle fera un don au couvent.
Le cul-de-jatte tourna la tête vers lui et eut envie de sourire. Vergara venait de lui faire un clin d’œil rapide. Heureusement qu’il avait eu cette idée. Les deux sœurs échangèrent un regard, puis celle qui avait pris l’argent inclina la tête.
— Eh bien ! je pense qu’elle sera contente de voir que son protégé se trouve si bien parmi nous. Comment se nomme cette personne ?
Puis elle se hâta d’ajouter :
— Nous pourrions lui donner des nouvelles de votre ami.
— Mais il s’en chargera lui-même, puisqu’il a appris à écrire. La personne en question se nomme Doña Isabel Larega, Sein Pedro de Salinas, pas très loin de Murcie.
Une lueur amusée illumina l’œil de Chiva. Doña Isabel était la propriétaire d’une fonda crasseuse, une vieille femme laide comme une chouette et maligne comme le diable. Elle comprendrait vite, si les sœurs lui écrivaient au sujet de Chiva, et se chargerait de leur donner le change.
— Signez ici, dit la sœur.
Vergara lut le texte imprimé de la décharge, mais ne signa pas tout de suite.
— Si un jour mon ami désire sortir d’ici pour vivre à nouveau dans le monde ?
La sœur pinça ses lèvres déjà minces.
— Nous sommes le refuge des déshérités et, en général, ils se trouvent très bien chez nous et ne désirent pas retrouver la vie misérable qui fut la leur.
— Je comprends très bien, dit Vergara, mais peut-être pourrai-je le reprendre avec moi plus tard, lorsque ma situation se sera améliorée. J’ai de solides espoirs.
— Il suffira que vous reveniez le chercher. Vous ou une personne que vous désignerez par lettre. La présence de votre signature, dont nous aurons un modèle, nous suffira.
Vergara regarda Chiva. Ce dernier inclina la tête et il signa avec soin. Après quoi, il eut hâte de partir. La main de Chiva serra fortement la sienne et il sortit du couvent, remonta à son volant sans se rendre compte de ce qu’il faisait. Lorsqu’il se retrouva sur la route de Séville qui, au-delà de cette ville conduisait à Cadix, il crut avoir rêvé les derniers événements. Il y avait eu quelques difficultés au sujet de Tico, le canari, mais Chiva avait promis de s’en occuper personnellement et de fournir sa nourriture. La nuit, le petit oiseau restait au-dehors dans un coin abrité du couvent.
Lorsque la nuit fut totalement venue, il décida de chercher un coin pour manger un morceau et dormir quelques heures. Il se mit alors à penser à Odile Roy et plus rien ne put l’en distraire. Il continua de rouler sur cette route à grande circulation où le moindre contrôle policier pouvait le mettre en danger.
Il s’isola sur l’un de ces petits chemins qui partent en direction de la sierra, paraissent vite s’épuiser et se perdre en une sorte de piste pour mulets. Il mangea un morceau de pain et de saucisson, but plusieurs gorgées de vin, chercha ensuite le sommeil. Chiva et Odile le hantaient dans cette nuit silencieuse vide du plus petit bruit. Il n’y avait même pas d’insectes dans la pierraille.
Lorsqu’il s’éveilla, c’était l’aube. Il se rasa tant bien que mal, essaya de trouver une chemise un peu plus propre que les autres, ouvrit l’une des valises luxueuses et trouva ce qui lui convenait. Un polo très léger de couleur bleue.
Trois heures plus tard, il pénétrait à nouveau dans les rues étroites du village, immobilisait la camionnette sur la petite place. Les mains dans les poches, faussement désinvolte, il s’approcha de l’auberge, jeta un coup d’œil à l’intérieur. Une grosse femme balayait le sol en terre battue autour de quelques tables en bois. Il fit cliqueter le rideau en perles lorsqu’il entra.
— Je peux avoir du café ?
La grosse femme le regarda fixement, puis disparut dans sa cuisine et revint avec une grosse cafetière et un bol.
— Du lait ?
— De vache ?
— De chèvre.
— Non, merci. Je… La Française est toujours ici ? Celle qui est arrivée hier à midi.
— Elle dort.
Vergara regarda l’escalier.
— Il faut que je la voie.
— Lorsqu’elle descendra.
Il ne dit rien, but son café et posa l’argent sur la table. Puis il se leva, se dirigea vers l’escalier.
— Vous ne pouvez pas monter maintenant. La señora dort encore.
— Quelle chambre ?
Mais la grosse femme se buta et il sut qu’il n’en tirerait rien. Il monta les escaliers et découvrit un couloir sur lequel donnaient quatre portes. Il frappa à la première et ouvrit. Il n’y avait personne et le lit était défait. Dans un rayon de soleil, dansaient des poussières. Il recommença à la seconde, mais ne put ouvrir.
— Odile. C’est moi, Vergara.
Mais il n’entendit rien. Une porte s’ouvrit dans son dos et il vit son visage.
— Vous êtes revenu ?
— Odile.
— N’entrez pas. Laissez-moi le temps de me recoucher.
Le poids de son corps faisait glisser la porte et elle ne pouvait plus résister.
— Partez, dit-elle. Dès hier au soir, j’ai pu envoyer un message à mon ami. Des gardes civils m’ont interrogée. Ils vont revenir ce matin. Si vous restez ici, ils vous arrêteront.
— Laisse-moi entrer.
Elle céda et il referma la porte derrière lui. Odile était nue devant lui. Il tendit les bras, sentit sa peau chaude sous ses mains.
— Tonio, il faut partir.
Il la poussa vers le lit, tomba sur elle. Les bras d’Odile se refermèrent sur lui.
— Il faut que tu partes maintenant. Dans une heure, il sera trop tard…
Ce fut les mots qu’il entendit ensuite, lorsqu’il sortit d’une courte somnolence. Il chercha les lèvres d’Odile pour l’empêcher de parler et la sentir à nouveau devenir consentante.
— C’est de la folie… Tu as gâché toutes tes chances… Celles de Chiva. Je n’ai pas parlé de lui pour éviter une identification rapide… plus tard peut-être… Je ne sais pas. J’ai parlé de deux hommes. Mais les gens du village avaient vu la camionnette. L’aubergiste aussi. Il faut que tu partes vite.
— Chiva n’est plus avec moi.
Elle le fixa avec stupéfaction.
— Ne te fais pas de souci pour lui. Il est bien pour le moment. Nous avons décidé de nous séparer.
— Où est-il ?
Vergara secoua la tête.
— Non, ça je ne peux pas…
Elle souriait.
— Malgré tout, tu es revenu ?
— Tu ne m’attendais pas ?
— Les hommes que j’ai connus ne m’ont pas habituée à tant de courage.
Il haussa les épaules.
— C’est facile. Je savais que tu ne me repousserais pas, alors où est le courage ?
Elle le renversa, lui caressa l’épaule.
— Ton ami doit être heureux de te savoir en vie.
— Ne parlons pas de lui, mais de toi. Il faut que tu partes maintenant.
— À cause de lui ?
— Lui, je m’en fous. Ce que je veux, c’est te savoir en vie, libre. Chiva, tu penses à lui ?
Vergara quitta le lit.
— Tu as raison.
— Écoute, je vais rentrer en France. Mais je reviendrai un jour.
Il sourit en secouant la tête.
— Je ne crois pas.
— Il le faut. Pourquoi ne nous reverrions-nous pas ?
— Pour que tu te rendes compte que je suis Vergara le puisatier, Vergara l’assassin, Vergara le pauvre ? Non…
S’approchant de la fenêtre, il regarda à travers la fente que laissaient les volets mal fermés.
— Personne. Qu’as-tu dit à la Guardia Civil ?
— La grosse femme en bas devait s’inquiéter que je sois sans bagages et elle les a alertés. Ils sont venus dans la soirée et m’ont posé quelques questions. J’ai dit que j’avais eu un accident dans la région de Grenade et que deux hommes m’avaient recueillie à bord de leur camionnette. J’ai joué la demi-folle, enfin celle qui est encore choquée après un accident. Ils m’ont dit que j’étais très loin de Grenade, m’ont demandé mon nom. J’ai parlé de mon ami, puis j’ai fait semblant de me rappeler de quelques détails. Ils doivent revenir ce matin.
Elle commença de s’habiller.
— Je vais t’accompagner.
— La grosse femme en bas aura des doutes. Déjà, elle ne voulait pas que je monte.
Puis il revint à la fenêtre, pris d’un pressentiment. Il y avait deux gardes qui examinaient la camionnette.
— Hier, ils étaient trois, souffla Odile dans son cou. Je ne vois pas le chef.
— Il doit fouiller à l’arrière de la camionnette. Maintenant, ils savent que je suis suspect.
— La grosse femme ?
— Oui.
Il la repoussa parce qu’elle voulait sortir avec lui, puis la reprit pour l’embrasser.
— Tu n’aurais jamais dû revenir, dit-elle les larmes plein ses yeux.
— Ne t’inquiète pas. Jamais…
En quelques bonds, il fut en bas de l’escalier. La grosse femme se tapissait dans la cuisine. Elle protégea son gros visage de ses malins épaisses, mais il ne l’approcha pas.
— On peut passer par-là ?
— Non. C’est une cour sans issue.
C’est alors qu’il aperçut le fusil accroché dans un coin, en partie caché par une armoire. Il alla le prendre, sourit. Un fusil de chasse à deux coups.
— Les cartouches ? On chasse le sanglier, ici, hein ? Chevrotines…
Le regard de la grosse femme le guida vers un buffet. Il ouvrit deux tiroirs avant de découvrir la boîte. Il puisa dedans, arma le fusil, glissa le reste des cartouches dans sa poche.
Le fusil au creux du bras gauche, il se planta derrière le rideau de perles. Les trois gardes civils demeuraient invisibles. Il se baissa et vit leurs bottes derrière la camionnette. Le contenu de celle-ci devait surprendre les policiers.
Les fils de perles glissèrent silencieusement sur lui tandis qu’il avançait vers la place. Tout au fond, il y avait un groupe d’hommes, à distance respectueuse des policiers. Des gens du village qui sauraient rester indifférents.
Il marchait lentement, et les trois policiers n’avaient pas encore découvert sa présence. S’il pouvait les surprendre et les désarmer, il pourrait filer.
Son premier objectif fut le platane le plus proche, un arbre au tronc énorme qui pouvait en dissimuler deux comme lui. Il s’écrasa contre les bosses, sourit en pensant aux seins durs d’Odile. Il se retourna vers l’auberge, crut l’apercevoir entre les volets de sa chambre. Puis il jeta un coup d’œil aux gardes civils. Les trois hommes, occupés à fouiller les valises et à examiner les objets de toute nature entassés dans le fond, ne se rendaient même pas compte de sa présence.
Tranquillement, il put atteindre un deuxième platane et se rapprocher d’une dizaine de mètres. La camionnette n’était plus qu’à deux arbres de lui. Plus loin, les hommes du village le regardaient faire tout en feignant de discuter entre eux. Il ne savait pas s’il pouvait compter sur leur silence. Dans certains pays, on détestait la guardia civil ; dans d’autres, elle était toujours bien accueillie. Surtout chez les paysans riches, mais ceux-là n’avaient pas l’air de nager dans l’opulence.
Il n’attendit pas aussi longtemps pour se risquer vers un troisième platane. Le tronc n’en était pas très gros, comme si la présence des autres l’avait empêché de prospérer. Il se mit de profil et examina sa camionnette. De temps en temps, apparaissait sur la gauche la manche d’un des policiers. Il regarda plus loin et aperçut la jeep qui les avait conduits jusqu’ici. Jusqu’à présent, il ne l’avait pas remarquée et elle lui posait un problème. Même s’il les désarmait, ils pourraient le poursuivre. Peut-être arriverait-il à crever les pneus d’un coup de couteau ou, au pire, en tirant dedans.
Encore un arbre à atteindre puis il se démasquerait, serait sur eux avant qu’ils ne puissent prendre leur carabine. Seul le chef devait porter un pistolet plus facile à dégainer. Il respira plusieurs fois profondément, avant de se décider. Les trois hommes murmuraient sans arrêt, certainement au sujet du butin qu’ils inventoriaient.
L’un des gardes l’avait aperçu alors qu’il quittait le premier platane, à travers l’un des trous de la bâche. Son chef leur avait recommandé le calme.
— Il est armé.
— Laisse-le approcher. Cet homme est dangereux et je tirerai sur lui lorsqu’il sera suffisamment proche.
— S’il tire à travers la bâche, il risque de nous avoir tous les trois.
— Non, répondit le chef. Je le tuerai avant. Grenade nous a prévenus qu’il était dangereux. Des forces de police arrivent vers ici. Il n’a aucune chance de s’en tirer.
Ils parlaient comme dans un confessionnal, sans que leurs lèvres bougent.
— Il va quitter le platane.
— Je vois, dit le chef en prenant son pistolet.
Lorsque Vergara se lança en avant, le policier tira deux fois, crut qu’il avait manqué sa cible. L’homme continua sur sa lancée et atteignit le platane qu’il étreignit à pleins bras. Les trois gardes voyaient ses mains de chaque côté.
— Il a laissé tomber son fusil, dit l’un d’eux.
— Regardez. Les mains glissent le long du tronc.
— Je crois que vous l’avez eu, chef.
Le chef garda son pistolet à la main et quitta l’abri de la camionnette pour s’approcher de Vergara. Ce dernier était tassé au pied de l’arbre, et même dans la mort ses mains se cramponnaient aux énormes bourgeons du platane.
Un des gardes civils le tira en arrière avec beaucoup de peine pour lui faire lâcher prise. Le grand corps retomba sur le côté.
— C’était un assassin et un voleur. Mais où se trouve son complice ? Peut-être dans l’auberge ?
— Il va prendre la Française pour otage.
— Non, la voilà !
Odile venait de fendre le rideau de perles.
— Vous n’avez rien à craindre, señora, il est mort. Votre mari est prévenu et vient vous chercher. Nous venions vous l’annoncer lorsque nous avons vu la camionnette.
— Est-ce que le complice est dans l’auberge ? demanda un des deux gardes.
Mais la grosse femme apparaissait à son tour, le visage encore décomposé par la peur.
— Il était seul.
— C’est curieux, ça, dit le chef. Pourquoi est-il revenu, alors ?
Il se dirigea vers Odile pour lui poser la question, mais elle fit demi-tour et remonta dans sa chambre.
— Je ne comprends pas, dit la grosse femme. Il est monté là-haut, y est resté près d’une demi-heure. J’avais peur qu’il ne la tue.
— Il voulait certainement l’intimider, dit le chef, l’empêcher de parler, mais c’était trop tard. Lui et son complice sont recherchés dans toute l’Espagne depuis hier. Nous avions son signalement précis, ainsi que celui de la camionnette.
Puis, de son mouchoir, il essuya son front.
— Il y en a pour des centaines de milliers de pesetas, dans la camionnette. Et certainement aussi dans son portefeuille.