CHAPITRE VII

Vergara aurait souhaité se boucher les oreilles alors que la voiture, un coupé Mercedes, ricochait de rocher en rocher avec un vacarme effroyable. Il y avait aussi les cris de la femme, un hurlement strident qui couvrait les bruits métalliques. Mais Vergara avait les deux mains occupées par les panneaux de signalisation qu’il se hâtait de transporter jusqu’à la camionnette.

— Vite ! dit Chiva, déjà installé dans son panier au bord du gouffre. Je n’ai jamais entendu chose pareille et j’ai peur que les habitants de la maison voisine n’accourent.

Ils en avaient longuement discuté de cette maison située un peu plus haut, à un kilomètre par la route, mais à cinq cents mètres par le sentier escarpé qui coupait tout droit.

— Tu avais dit qu’ils ne pourraient rien entendre…

— Maintenant, je n’en suis plus aussi sûr.

Vergara récupéra une dernière pancarte portant une flèche phosphorescente, la lança à la volée dans la camionnette, puis rejoignit le cul-de-jatte.

— Allons-y.

Il porta le panier jusqu’à l’emplacement repéré à l’avance, saisit la corde et donna une poussée avec le pied, tandis que Chiva s’écartait de la paroi des deux bras.

— Tu peux y aller. Vingt-cinq mètres, environ.

Le silence était revenu. Seules quelques pierres s’égrenaient encore et tintaient beaucoup plus bas contre la carrosserie. La femme ne criait plus.

— Je vois la voiture, cria Chiva.

Vergara laissait filer la corde, les deux jambes écartées, le buste rejeté en arrière. Rien de bien difficile. Il aurait supporté le double de poids. Jusqu’à présent, tout s’était bien passé, et ils n’avaient jamais eu d’ennuis. Le montant de l’argent trouvé dans les portefeuilles et les sacs à main approchait les cent mille pesetas, mais Chiva avait également récupéré quelques bijoux de grande valeur, des bagues et des bracelets, quelques transistors et plusieurs valises de vêtements luxueux qu’ils vendraient facilement dans les quartiers secrets de Grenade ou de Cordoue. Il y en avait pour au moins cent mille pesetas, disait Chiva. Encore un coup ou deux, et ils pourraient partir pour Cadix. Le coupé Mercedes allait rapporter entre trente et cinquante mille pesetas. Il commençait d’évaluer juste.

Une lueur extraordinaire monta soudain du ravin et il laissa filer un bon mètre de corde sous la surprise. En même temps, un ronflement suivit.

— Vergara !

Réalisant immédiatement, il tira frénétiquement sur la corde, ébloui par la clarté et abasourdi par le ronflement de l’incendie. La chaleur lui sauta au visage par bouffées brûlantes.

— Chiva !

— Ça va, mais fais vite. Le panier brûle.

Le réservoir avait dû exploser, et juste au moment où Chiva se trouvait à quelques mètres seulement de la voiture, pendu à son fil comme une araignée. En une seconde, Vergara se revit en train de promener la flamme d’une bougie sous une araignée, riant de la voir grimper à toute vitesse vers le plafond.

— Le fond va céder.

À la force du poignet, Chiva s’était hissé en partie au-dessus du panier. Vergara le saisit à deux mains, mais le panier, accroché aux jambes flottantes du pantalon suivit. Il dut le détacher à coups de pied, puis essayer d’étouffer les flammes.

— Porte moi dans la camionnette d’abord. Tu reviendras récupérer la corde. Pour le panier, tu le jetteras en bas. Nettoie ensuite toutes les traces.

Il insista :

— Le feu a pris en bas, tu comprends ? Il ne faut pas qu’on en découvre des traces en haut.

Vergara obéit, se servit de la lampe électrique pour nettoyer l’endroit.

— J’entends des voix plus haut, lui dit Chiva de la camionnette. Il faut partir.

Tendant l’oreille, il eut la certitude que plusieurs personnes descendaient vers eux par les raccourcis. Il courut à la camionnette, jeta la corde en vrac à l’arrière.

— Desserre les freins, ordonna-t-il à Chiva. Je vais pousser. Il ne faut pas qu’ils entendent le moteur.

Il sauta au volant en marche, colla son visage au pare-brise pour mieux y voir.

— S’agit pas de faire la cabriole à notre tour.

— Quelle poisse ! dit Chiva. Je suis sûr qu’il y en avait pour plus de cinquante mille, dans cette bagnole.

— Ça a pris d’un coup ?

— Je sentais bien une odeur d’essence. Et puis la carrosserie a glissé. Il y a du silex dans le coin. Le frottement a dû produire une étincelle. Tout s’est enflammé d’un coup. Comme si quelqu’un prenait une photographie au flash.

Vergara le regarda en coin.

— Une photo ?

— Ma première pensée… Mais bien sûr que non.

Il se retourna, observa la route.

— Tu peux mettre le moteur en route, si tu veux. Mais pas les phares. Je vois encore la lueur de l’incendie. Dans un kilomètre, tu prendras à gauche.

— À gauche ?

— Un chemin qui rejoint la route de Cordoue. Il faut éviter le patelin. Les secours vont monter et nous les croiserions.

Une fois dans le chemin, Vergara voulut allumer les phares.

— Pas encore. Sur la grande route, seulement.

— Nous rentrons chez nous ?

Depuis une semaine, ils vivaient dans leur trou de mine avec le butin ramassé dans les voitures. Lorsqu’ils déménageraient, la camionnette serait remplie à ras bord.

— Nous attendrons la fin juillet, disait Chiva. La circulation sera si importante qu’on ne fera pas attention à nous. On vendra une partie à Grenade et l’autre à Cordoue.

Ils rentrèrent sans encombre, et les buissons se refermèrent derrière la camionnette, masquant l’entrée de la mine. De la route, on ne pouvait se douter de leur présence et ils pouvaient même faire de la lumière.

— J’ai soif, dit Chiva.

Vergara alla chercher une bouteille d’apéritif et de l’eau fraîche. Il plaçait les bouteilles dans une vasque naturelle qui recevait les eaux d’écoulement. Tout au fond se trouvait le puits, communiquant avec une autre galerie qui ouvrait de l’autre côté de la montagne sur la vallée du rio Jandula.

— À la rigueur, si on nous attaquait, nous pourrions filer par-là, avait expliqué Vergara après une longue exploration jusqu’à l’autre extrémité. On peut descendre dans la vallée et se cacher parfaitement durant des semaines.

Chiva haussait les épaules.

— Pourquoi veux-tu qu’on nous traque ? Tu te crois encore à l’âge où nous jouions aux gendarmes et aux voleurs ?

Ils burent la liqueur tout en réfléchissant.

— Le premier coup dur, dit Chiva en examinant les jambes de son pantalon que les flammes avaient léché. J’ai bien failli y rester, et si tu ne m’avais pas remonté à toute vitesse… Dommage. C’est peut-être un avertissement, mais, sur les quatre voitures que nous avons envoyées dans le décor, il est normal que l’une flambe. C’est même extraordinaire qu’il n’y en ait pas eu d’autres. Et je me demande…

Vergara tirait doucement sur sa cigarette.

— On devrait peut-être y flanquer le feu une fois qu’on a fini. Ainsi on pourrait les vider complètement, comme un œuf. Il ne resterait que la coquille qu’on ferait brûler. Je crois qu’on pourrait doubler le rapport, en faisant ainsi.

— Il nous faudra faire plusieurs voyages alors, pour aller vendre toute la marchandise.

— Tu as raison, reconnut Chiva. Ce serait imprudent.

Prenant la lampe, il éclaira la cage de Tico accrochée à la paroi. Le canari s’ébroua un peu, mais se rendormit lorsque la nuit revint. Ils préféraient le laisser lorsqu’ils partaient en expédition.

— Demain, nous allons descendre au ravitaillement, dit Chiva. Nous partirons de bonne heure, achèterons en plusieurs endroits et ne rentrerons qu’à la nuit. Nous allons nous tenir tranquilles pendant une bonne semaine et sans bouger d’ici.

Vergara soupira :

— Ce sera long.

— Prudent aussi. Notre dernier coup devra être le meilleur et nous avons besoin de l’étudier.

— Le dernier ! s’exclama Vergara.

— Le dernier. Nous aurons suffisamment d’argent pour partir à Cadix.

— Acheter la boutique et les oiseaux ?

— Nous devons nous contenter du minimum. Aller plus loin serait tenter le diable. Et puis, si les affaires ne marchent pas… Rien ne nous empêche, depuis Cadix, de partir en vacances. Pour nos voisins, nous serons allés nous promener une semaine ou deux.

— Tu veux continuer ?

— Une fois par an… Un joli petit coup, de quoi récupérer le petit supplément qui nous permettra de vivre largement.

Au lever du jour, ils descendaient vers Andujar où ils feraient leurs premiers achats. Jamais ils ne retourneraient deux fois chez le même commerçant, et Chiva notait soigneusement les endroits où ils avaient déjà acheté.

— En route pour Martos, maintenant. Nous déjeunerons dans le coin, resterons tranquillement à la terrasse jusqu’au soir avant de rentrer.

Il prit un poste à transistor volé dans une voiture et l’alluma. Grenade donnait les informations locales. Ils les écoutaient tout en roulant dans la fraîcheur agréable du petit matin, lorsqu’un commentaire les impressionna. Le speaker parlait des accidents nombreux dus à l’afflux des touristes dans cette partie du pays.

« Hier soir, une voiture de sport, encore une, est tombée dans un ravin après avoir manqué un virage. De la Mercedes qui a entièrement brûlé, on a retiré les corps complètement calcinés de deux personnes. Nous rappelons qu’en moins de quinze jours c’est le quatrième accident du genre dont ont été victimes des étrangers, et toujours à bord de voiture de sport. Les précédentes étaient une Ferrari, une Fiat, une Alpine et, cette nuit, une Mercedes. Une telle série noire est assez incroyable, et l’on se demande si on doit uniquement l’attribuer à l’imprudence des chauffeurs étrangers qui ne connaissent qu’imparfaitement nos routes. »

Ce fut tout. Le speaker parla d’autre chose, et les deux hommes restèrent silencieux jusqu’à ce que les informations locales soient terminées.

— Tu crois qu’ils se doutent de quelque chose ? demanda Vergara.

— Ce type-là n’exprimait certainement qu’une opinion personnelle, mais la police a bien à faire en ce moment pour se livrer à une enquête serrée.

— Hier soir, tu parlais d’un dernier coup. Est-ce bien indispensable ?

— Oui. Indispensable pour ce que nous voulons faire. Mais ce sera le dernier. Seulement nous n’allons pas attendre une semaine. Il faut l’exécuter puis filer.

— Aujourd’hui ? Mais nous n’avons rien préparé. Nous avons épuisé les endroits dangereux et…

— Tu oublies la route que nous empruntons pour rentrer chez nous dans le trou de mine.

Vergara leva le pied de l’accélérateur.

— Mais n’est-ce pas dangereux ?

— Non. Tu as remarqué l’écriteau en bas de la route, au croisement qui mène au Parador ? Certains soirs, on y accroche un panneau sur lequel est écrit « No hay cuartos ». Les types du Parador téléphonent à un gars qui habite dans le bas, et qui va accrocher le panneau quand l’hôtel est au complet, ce qui, ces jours-ci, arrive vers les six ou sept heures.

Son ami comprenait vite.

— On fait disparaître le panneau ?

— Voilà. Il montera plusieurs voitures. Nous aurons peut-être notre chance.

— Plusieurs voitures ? C’est dangereux.

— Non. Nous allons attendre près de la pancarte. Dès qu’une voiture de sport aura pris le chemin du Parador, nous remettrons le panneau.

— Et si c’est une voiture de fauchés ?

— Tu interviendras avant le panneau.

— Ils vont me voir.

— Pour les étrangers, tous les Espagnols se ressemblent. Tu laisses monter la voiture de sport, puis tu accroches le panneau. Là-haut, on leur dira que c’est une erreur, qu’il n’y a plus de place.

— S’ils les logeaient quand même ?

Chiva haussa les épaules.

— Admettons que non. C’est au retour que nous agirons. Tu vas acheter de la peinture. Nous ne rentrerons pas à la nuit, mais pendant la sieste. On peindra des pierres, on jalonnera la route. Avec des buissons coupés, tu barreras la vraie.

— Et puis nous partirons ?

— Tout de suite après.

— Les marchandises ?

— Nous allons remplir la camionnette.

Vergara secoua la tête.

— On ne peut pas tout faire cet après-midi. Si je dois encore te descendre en bout de corde… Je serai fatigué.

Son ami battit des paupières. L’argument avait son poids.

— Nous attendrons, mais cela risque de durer trois jours. Ils ne les trouveront que demain et il y aura des allées et venues. Espérons qu’ils ne découvriront pas notre cachette.

— Les pierres ?

— Tu les jetteras dans le ravin. Ils n’y attacheront pas, d’importance et, de toute façon, tu les jetteras aussi loin que possible du véhicule.

— Si j’ai le temps.

Chiva alluma deux cigarettes, lui en passa une.

— Ça ne te plaît pas ?

— Trop rapide, grogna Vergara. Jusque-là, nous avons été de vrais renards et personne ne se doute de ce que nous faisons. Ce soir, ce sera rapide, très rapide.

— Nous n’avons pas le choix.

— Si aucune voiture intéressante ne se présente ?

— Nous attendrons demain.

Puis Vergara jura.

— Les pancartes-travaux, nous n’en aurons plus besoin ? Il vaudrait mieux nous en débarrasser.

— Arrête-toi, et jettes-en deux dans le fossé. Plus loin, tu recommenceras, mais jamais plus de deux à la fois. On pensera qu’un cantonnier a bien mal fait son travail.

L’après-midi passa rapidement. Vergara peignit une quinzaine de grosses pierres rondes, du genre de celles qui jalonnaient la route escarpée et dangereuse jusqu’au Parador. Il les regroupa dans un seul endroit, alla dégager celles qui se trouvaient en place. Dans un temps aussi bref, il n’avait pas le temps d’utiliser les mêmes. Il suffirait de donner un coup de pied à chacune pour les faire rouler dans le ravin.

Chiva, soudain perplexe, chercha son regard.

— En agissant ainsi, nous prouvons que l’accident a été voulu. Il faudra remettre les pierres en place.

— Tu t’imagines…

— Parfaitement. Tu redescendras de la mine pour le faire. Même si des voitures passent, on ne te verra pas. Nous ne pouvons pas agir autrement.

— Ce sera très long.

— Non. Cette fois, je pourrai participer au travail. Pendant que tu guetteras en haut, j’enlèverai les pierres. Tu n’auras plus qu’à mettre les autres en place. Ne t’inquiète pas, tout ira parfaitement bien, comme les autres fois.

Vers neuf heures du soir, ils descendirent jusqu’au croisement.

— Le panneau est déjà en place, dit Chiva. Cache la camionnette et va l’enlever. Si tu vois une voiture ordinaire, tu te précipites pour l’accrocher et empêcher qu’elle ne monte.

Vergara alluma une cigarette et s’approcha d’un air nonchalant de la pancarte indiquant la route du Parador. Il décrocha le petit panneau : « No hay cuartos », et s’éloigna.

Pendant une demi-heure, plusieurs voitures passèrent sans même ralentir. Puis il aperçut une grosse voiture américaine qui ralentissait, et il se précipita pour accrocher le panneau. Un gros homme jura en anglais et appuya rageusement sur l’accélérateur.

Il dut faire deux fois l’opération et commençait de maudire Chiva lorsqu’il aperçut la voiture de sport qui approchait. Il s’aplatit dans le fossé en n’osant pas regarder. Lorsqu’il aperçut les feux arrière dans le petit chemin étroit, il n’en crut pas ses yeux. Il raccrocha en vitesse le panneau, fonça vers la camionnette.

— Ça y est ? demanda Chiva. Un client ?

— Un poisson dans le filet, mais j’ai bien cru devenir fou. Maintenant, il faut grimper jusque là-bas et nous n’avons pas beaucoup de temps, même s’il se dispute avec le directeur du Parador.

— Il va redescendre fou furieux, dit Chiva avec un sourire ravi, ne se rendra même pas compte que la route a changé depuis l’aller. Au fait, qu’est-ce comme voiture ?

— Une Mustang, répondit distraitement Vergara.

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