CHAPITRE VI

Le couple déjeunait sous les platanes de la terrasse, et Roger Bouquet n’arrêtait pas de grogner. Il y avait trop de mouches, la nourriture était trop lourde, trop épicée, le vin trop chaud. Soudain, il se leva pour chasser la douzaine de gosses qui palpaient la Mustang de leurs mains sales.

— Laissez ça ! Basta !… Rentrez chez vous !

D’abord interdits, ils se rapprochèrent de lui en tendant la main. Il ne put s’en débarrasser qu’en distribuant quelques pièces, revint vers Odile qui souriait.

— Tu te moques de moi ?

— C’était drôle.

« — Ce qui l’est moins, c’est ce voyage. Pourquoi passer par l’intérieur sur des routes épouvantables, en traversant des villages impossibles. Je suis certain que si nous tombons en panne, on ne nous retrouvera plus.

— Tu exagères.

Il se versa du vin.

— Non. Dernièrement, j’ai lu que la femme d’un acteur… Bernard Noël, je crois, avait été agressée alors que son mari était allé chercher de l’essence.

— Moralité : veille à ce que le réservoir soit toujours plein.

— Chaque matin, il en manque. Malgré la serrure. Si nous avions suivi la côte…

Odile rongeait soigneusement les os du lièvre en civet.

— Essaye de manger du lièvre sur la côte, surtout en juillet. Et puis, là-bas, ce n’est pas l’Espagne, la vraie. Tu comprends, ici, on est sous le vernis, en pleine chair espagnole.

— C’est chouette ! Misère, crasse et mouches. Un aveugle, un infirme, un cinglé à tous les pas.

— Tu exagères.

— Non, et tu le sais bien. Et toi tu plonges là-dedans avec une certaine volupté. C’est quoi ? Du masochisme ? Du sadisme ? Tu me fais penser à ces Anglaises qui se faisaient conduire rue de Lappe pour avoir peur, et même plus que ça : des frissons équivoques.

— Pauvres Anglaises ! fit Odile égayée. Ici, en Espagne, on dit que c’est aux corridas qu’elles vont chercher leur plaisir. Tu sais bien que je n’ai pas besoin de ça.

Il sourit d’un air fat. Jamais comme depuis le début de leur voyage en Espagne, elle n’avait remarqué cet air sûr de lui, vaguement méprisant. Et après Madrid, il avait craqué, ne pouvait plus supporter l’atmosphère du pays. Cette pauvreté que plus rien ne protégeait dans les petits villages, en dehors des grands axes, cette misère découverte comme un corps obscène sur un grabat, le faisait suffoquer. Il avait l’impression d’être tombé dans un piège odieux.

— Tu commandes le dessert ?

De plus, il ne connaissait rien à la langue, et sa maîtresse s’occupait de tout. Elle parlait admirablement l’espagnol, discutait indéfiniment avec les gens.

— Mais que dis-tu ? s’impatientait-il.

— Rien. Tu ne peux comprendre.

Ces gens-là, ravis qu’une étrangère s’exprime aussi bien dans leur langue, semblaient lui vouer une grande admiration, la comblaient de menus cadeaux. Un fruit, une cigarette, un petit objet local et toujours des sourires, de grandes inclinations.

— J’en ai marre.

Elle venait de prononcer quelques phrases à l’intention de la serveuse.

— Ce soir, je prends la grande nationale en direction de la mer, que tu le veuilles ou non. Avant la nuit, nous serons à Grenade.

Elle ne répondit pas.

— Alors, ce voyage en Espagne ? vont-ils me demander. Ski nautique, régates et nightclub, hein ? Ouais ! que je leur répondrai : gargotes, poussière et cour des miracles. Ce dessert, il vient ?

— J’ai commandé des glaces.

— Merci. Ça doit grouiller de bactéries.

Il se leva, sortit un billet de sa poche.

— Tu paieras. Je vais faire un tour.

La serveuse arriva et resta stupéfaite.

— Le señor pas content ?

— Pas du tout, répondit Odile. Mais laissez sa glace. Je me charge de la manger à sa place.

— Le señor est allé vers la gauche ou vers la droite ?

Odile sourit.

— C’est important ?

— Oui, señora. À droite, c’est vers la place et ce n’est pas grave.

Perplexe, un peu inquiète, elle demanda :

— Et à gauche ?

— Vers la rivière. Il y a des Gitans et, à cette heure, il vaut mieux ne pas les déranger. Ici, durant la sieste, c’est comme la nuit.

— Je n’ai pas vu quelle direction il prenait, mentit-elle.

Comme la serveuse restait devant elle, elle se força pour lui sourire.

— Je vous remercie.

Señora, ils sont capables de tout en ce moment. On les chasse de partout et ils sont furieux. Le señor n’a pas l’air patient. Je l’ai vu faire avec les enfants qui s’approchaient trop de votre belle voiture. S’il en fait autant avec les gosses des Gitans, cela peut lui apporter des ennuis très désagréables.

Le sourire figé de la Française ne l’autorisait pas à en dire davantage et elle s’éloigna. Odile mangea lentement sa glace à coups de petite cuillère réguliers. Lorsqu’elle eut terminé, Roger n’avait pas reparu.

Roger s’était dirigé vers la gauche, c’est-à-dire vers la rivière où campaient les Gitans. Peut-être aurait-elle pu le rattraper lorsque la serveuse lui avait parlé du danger existant. Elle n’avait pas bougé et même elle avait envie de manger la deuxième glace. Doucement, elle attira la coupe jusqu’à elle, l’attaqua du bout de la cuillère. D’ailleurs, Roger n’aurait jamais accepté de rebrousser chemin. Il méprisait tout le monde et les pauvres en particulier. Dans sa bonne ville de Rouen, les pauvres n’existaient pas. Il n’y avait que des fainéants. Et, pour lui, l’Espagne entière crevait de faim dans sa paresse.

Elle sourit. Au bout de trois ans, il venait de lui proposer le mariage et elle avait répondu :

— Faisons d’abord un voyage en Espagne.

Comme si, obscurément, elle avait senti que ce pays révélerait l’homme. En quelques journées de voyage pénible, de chaleur, de poussière et d’inconfort, il était complètement dépouillé. Ne restait qu’un petit homme aigre, prétentieux et indésirable.

Du coin de l’œil, elle aperçut la serveuse derrière le rideau de perles noires. Cette fille s’inquiétait certainement plus qu’elle pour Roger. Ils n’allaient quand même pas le tuer. L’humilier peut-être, l’exaspérer. Il reviendrait vers elle gluant de transpiration à laquelle collait la poussière, la bouche sèche et mauvaise, l’œil fuyant. Déjà, la veille, il s’était emporté contre un garçon dans un restaurant. Jusqu’à ce qu’il réalise que l’homme campé devant lui comme un toréro orgueilleux ne le craignait nullement.

— Ils sont plus serviles sur la côte, avait-il conclu.

Elle termina la glace, but le verre d’eau glacée et chercha une cigarette dans son sac.

« Comment peux-tu fumer par une chaleur pareille ? » lui reprochait-il souvent.

La petite bonne fit tinter les perles du rideau derrière elle, mais elle resta sans réaction.

Soudain, il apparut, marchant rapidement. Lorsqu’il fut tout près d’elle apparurent les taches de poussière et même de boue sur sa chemise et son pantalon. Il lui jeta un regard plein de colère, se laissa tomber sur son siège.

— Appelle la bonne.

Mais celle-ci arrivait, cherchait le regard de la Française. Le sien était plein de reproche.

— Dis-lui que je veux une bière très fraîche. Fraîche et non tiède. Dis-le-lui bien.

Odile répéta en espagnol. Une immense déception donnait à sa voix un ton uni et sans chaleur. La serveuse les regardait de façon étrange. Elle alla chercher ce qu’on lui demandait.

— Tu es tombé ? demanda Odile.

— Non. De sales voyous m’ont jeté de la boue qu’ils ramassaient dans la rivière… Enfin dans l’espèce de ruisseau qui coule là-bas. J’ai voulu en corriger un et les pères ont surgi. Ils n’attendaient que ça. Six Gitans. Je bois ma bière et je vais me plaindre à la garde civile. C’est inadmissible.

— Quoi donc ?

— Certains avaient des bâtons et deux s’amusaient à ouvrir et à refermer l’un de ces affreux couteaux espagnols. Ils m’ont encerclé.

La bonne apporta la bouteille de bière. Elle était couverte de buée. Il ricana :

— Lorsqu’on insiste, ils comprennent parfaitement ce que l’on désire. Mais il ne faut pas se laisser faire.

Son visage lisse, délicatement bronzé par le ski, le yachting et le golf perdait sa sereine assurance. À force de crisper les mâchoires, deux rides de haine encadraient sa bouche. Il se versa un plein verre de bière et le but d’un trait.

— Je vais aller trouver la garde civile. Ils m’ont menacé et l’un d’eux m’a soutiré de l’argent. Si je n’avais pas donné ces billets, je ne serais pas revenu.

— Tu as eu peur ? s’étonna-t-elle.

— Ils étaient six. Que pouvais-je faire ?

— Tu t’es cru menacé. Ils n’auraient jamais rien tenté. Tu t’es laissé impressionner.

Il vida le reste de bière, l’avala et se leva.

— Nous partons. Je dépose plainte et nous filons.

— Impossible. Il y aura une enquête et tu seras obligé de rester dans ce village et d’attendre que ces Gitans soient jugés. Si on t’autorise à repartir, il te faudra revenir un jour.

— Attendre ici ?

Son regard tomba sur les mouches que les traces de bière sur la table avaient attirées.

— Tant pis. Nous partons. Ce soir, nous prendrons un bain à Torre del Mar.

Odile jeta sa cigarette et secoua ses cheveux blonds.

— Inutile. Je n’ai aucune envie d’aller aussi vite et je suis venue pour visiter cette région.

Il se pencha vers elle, les deux poings sur la table.

— Tu cherches à prolonger mon supplice. La chaleur, la poussière et le soir des chambres sans eau courante ? Voilà ce qui te plaît, maintenant ? Mais que veux-tu prouver ?

— Rien. Je crois seulement qu’il faut mériter la mer, le confort et la joie de vivre. Traverser un pays à cent de moyenne sans un coup d’œil pour arriver dans une station balnéaire luxueuse, ressemblant à n’importe quelle autre de France, d’Italie ou d’ailleurs, je ne vois pas ce qu’il y a d’enivrant dans ce programme. Nous pouvons bien sacrifier quelques jours à un pays qui nous offre ensuite des jours et des nuits de plaisir.

Il haussa les épaules, alluma une cigarette.

— Tu es folle ? Ou plutôt, non. Blasée, et tu essayes de réchauffer en toi un reste de sensiblerie idiote. Et alors ? Tu regarderas leurs gosses bouffés aux mouches, leurs infirmes ignobles qui se traînent dans la poussière en laissant une trace comme des limaces, leurs Gitans inquiétants… Et qu’auras-tu fait pour eux ?

— Je ne les aurai pas ignorés.

— Splendide ! Je comprends que tu aies voulu faire du théâtre autrefois et que ça n’ait pas marché.

— Mufle ! fit-elle sans cesser de sourire.

— Et puis, dans quelques jours, tu iras te baigner dans l’eau tiède du sud, et tu frissonneras délicieusement en pensant que dans l’arrière-pays fermentent des colères et des haines incroyables ?

— Je me sentirai un peu moins coupable peut-être, mais ce n’est pas certain. Tout ce que nous ne voulons plus chez nous, la crasse, la misère, la mendicité, les sans-domicile-fixe, c’est comme si nous les avions parqués ici, fixés dans ce pays où la police a ordre de ne pas leur laisser dépasser certaines limites territoriales. Et le touriste rassuré ne rencontre plus sur la zone côtière que de braves travailleurs pas trop malheureux de leur sort.

Se rendant compte que la serveuse les observait derrière le rideau en perles noires, il se pencha à nouveau vers sa maîtresse.

— Es-tu disposée à rejoindre immédiatement la mer ?

— Non.

— Très bien.

Il se dirigea vers la Mustang, sortit deux valises et les déposa au bout de la terrasse. Puis, sans la regarder, il s’installa à son volant et démarra sèchement, faisant déraper ses roues arrière. Il disparut dans un nuage de poussière.

La jeune bonne sortit et désigna les valises.

— Faut-il les rentrer, madame ? Elles ne sont pas en sécurité sur le bord du trottoir.

— Apportez-les ici, dit Odile.

Puis elle tendit le billet que Roger avait lancé sur la table avant son aventure avec les Gitans.

— En France aussi les hommes ont le sang chaud, dit la serveuse en souriant. Lorsque je me dispute avec mon mari, il prend la porte et s’en va dans un café jusqu’à des heures impossibles.

Odile imagina la réaction de son amant devant ce genre de confidence. Il aurait jugé du plus mauvais goût qu’elle permette à cette fille une comparaison aussi désagréable.

— Je vais chercher votre monnaie.

Lorsqu’elle revint, elle annonça :

— Nous avons des chambres, si vous désirez en louer une. Je vous conseille celles qui donnent sur le jardin intérieur. Elles sont fraîches et loin du bruit.

— Merci, dit Odile, je ne sais pas encore ce que je vais faire. Est-ce qu’on loue des voitures, ici ?

— Non, mais il y a un taxi. Il pourra vous conduire où vous voudrez. Voulez-vous que je lui téléphone ?

— Tout à l’heure. Apportez-moi un jus d’orange. Je suis très bien sur cette terrasse.

— Vous croyez que votre mari va revenir ? demanda la serveuse avec une audace tranquille.

— Je ne sais pas. C’est la première fois qu’il se comporte ainsi.

La jeune bonne eut un petit rire.

— Il reviendra, alors. En ce moment, sur la route, dans la chaleur torride, il est en train de ralentir et de regretter. Ici, nous avons le climat pour nous. Que voulez-vous que fasse un homme seul par trente-huit degrés et alors que tout le pays fait la sieste. Tenez, s’il va dans un café, il attendra des heures avant d’être servi. Il pensera que vous êtes sous l’ombre des platanes et que vous pouvez boire frais. Alors, il reviendra. Vous avez de la chance. Mon mari, c’est toujours le soir qu’il claque la porte derrière lui, et, dans la rue, il rencontre tous ses copains qui en ont fait autant.

Odile riait sans réticence. Que Roger revienne ou non lui importait peu à l’heure présente. Elle souhaitait même la rupture brutale et définitive qui ne permettrait plus à Roger de se raccrocher plus tard. Elle le connaissait, abandonner une femme en plein milieu de l’Espagne lui paraîtrait une lâcheté.

Elle soupira : de peur de paraître lâche, Roger allait revenir. La petite serveuse avait raison.

— Le mien me bat. Des fois, il me fait peur, et alors je crie plus fort que lui pour ne pas penser qu’il pourrait me tuer. Est-ce la même chose pour vous ?

— Bien sûr. Ça ne change guère d’un pays à l’autre, répondit Odile sans y attacher d’importance et avec l’impression que cela consolerait en partie l’Espagnole.

Dans le lointain naissait un bruit de moteur et elle reconnut tout de suite celui de la Mustang.

— Il revient ?

Dans une hâte comique, elle se dirigea vers l’intérieur sans se retourner. Roger freina sec devant la terrasse, eut l’air de vouloir attendre devant son volant, ses doigts tambourinant la portière, puis il se résolut à descendre.

— Contente, hein ?

— Pas tellement. Tu veux une autre bière ?

Il haussa les épaules, se laissa choir sur le siège en face d’elle.

— Je ne te comprendrai jamais. C’est peut-être pour cela que je suis revenu.

— C’est gentil, ça.

Elle se tourna vers l’ombre qui attendait derrière le rideau de perles.

— Une bière.

— Où veux-tu aller ?

— Tout à l’heure. Quand la chaleur sera moins épaisse. C’est du plomb fondu qui coule du ciel.

— À qui le dis-tu ? Sur cette route non goudronnée, la poussière ralentit la conduite et il faut rouler au pas.

La fille apporta la bière, lui dédia un regard très noir dépourvu d’indulgence. Odile ne put retenir un petit rire auquel répondit un sourire plein de connivence de la serveuse.

Roger buvait goulûment, en faisant semblant de ne rien remarquer. Il était heureux d’être revenu auprès d’Odile.

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