La Seat 600 s’arrêta devant l’hôtel de Roger Bouquet.
— Venez boire un verre au bar avec moi.
— Ça fera deux avec celui du Parador. N’oubliez pas que je suis en service.
Mais il entra dans l’hôtel, s’installa sur un tabouret et commanda un américano Cinzano, comme le Français.
— Déçu que ces pierres aient pu être lancées là par les cantonniers lorsque la route a été réparée ?
— Ce n’est pas tout à fait certain, remarqua Roger. Il y a aussi les buissons coupés que nous avons aperçus au-dessus de nos têtes. Allez-vous vous renseigner auprès des Ponts et Chaussées ?
— Bien sûr, dit le policier en trempant son nez dans le mélange parfumé et glacé. Aujourd’hui même, mais je n’y crois guère.
— Vous ne croyez qu’à ma culpabilité, en fait ?
— Oui et non. Je me demande si vous n’auriez pas fait disparaître les bagages de votre amie en même temps qu’elle. Or, ils se trouvaient dans votre Ford Mustang, et cela me gêne.
— Heureux de l’apprendre, dit Roger en levant son verre.
— Il vous aurait été facile de vous en débarrasser avec votre amie, et de prétendre qu’au cours d’une dispute elle avait décidé de rentrer en France. Qui serait venu vous ennuyer, alors ? Cet accident est tout de même bien gênant pour vous. À moins que vous n’ayez voulu vous suicider ?
— Encore ?
— L’histoire de la pancarte : No hay cuartos.
— No hay cuartos, no hay cuartos, vous ne comprenez pas ? Une bande de fripouilles…
— Les naufrageurs, insista ironiquement Coloma.
— Oui, les naufrageurs. Ils préparent leur coup longtemps à l’avance, et, cette fois, ils avaient choisi la route du Parador. Les pierres peintes en blanc étaient prêtes, mais le panneau no hay cuartos les gênait. Ils ont placé un gars pour l’ôter en attendant le pigeon, moi en l’occurrence, et l’ont remis ensuite.
L’inspecteur buvait lentement en écoutant avec une attention polie.
— Au Parador évidemment, pas de chambres. Je me suis emporté et puis j’ai décidé de faire demi-tour. La nuit était tombée et vous savez comment je me suis retrouvé dans le précipice.
— Justement non, je ne le sais pas. Vous prétendez avoir été guidé vers l’abîme, et moi je pense que c’est votre volonté et le remords qui vous y ont poussé.
— Absurde.
— Non.
— Est-ce parce que vous ne pouvez pas coincer votre ingénieur des Ponts et Chaussées que vous vous en prenez à moi ?
— Je peux vous coincer tous les deux.
Il commanda la même chose.
— Qu’allez-vous décider ? Mon inculpation ?
— Non. Je veux quand même en avoir le cœur net avec ces accidents. Ne me jugez pas plus buté que je n’en ai l’air. Il y a une responsabilité là-dessous, qu’elle soit criminelle ou due à la négligence. Mais vous avez encore bon espoir, au sujet de votre amie ?
— Pourquoi pas ? Morte, on l’aurait trouvée à mes côtés. Vivante, elle a réussi à s’en tirer. Vous ne pensez pas que ces naufrageurs auraient pris la peine de remonter un cadavre ?
L’inspecteur ne répondit pas.
— Me permettez-vous de louer une voiture pour parcourir un peu la région ?
— Bien sûr, déclara le policier.
— Je suppose que vous serez, à tout moment, au courant de mes déplacements ?
— Je ne puis faire autrement. Qu’avez-vous l’intention de faire ?
— Ma petite enquête. Me rendre sur d’autres lieux d’accidents et essayer de questionner les gens. Si je pouvais établir que l’un d’eux est criminel, cela permettrait de supposer que les autres le sont ?
— Dont le vôtre ? Mais que pensez-vous que votre amie peut faire entre les mains de monstres pareils ?
— Je n’en sais rien.
— Pas jaloux ?
Roger haussa les épaules.
— Si vous pensez qu’elle leur sert de distraction… Oui, évidemment, c’est assez désagréable de l’imaginer, mais tout de même…
Vous croyez vos compatriotes capables d’une telle ignominie ?
— Oh ! oui ! Leur violence dépasse en imagination ce que vous pouvez penser. Mais il y a également en eux des réflexes délicats les plus inattendus. Vous n’en croyez rien ?
— Jusqu’à présent, je n’ai pas pu juger sur pièce.
L’autre soupira.
— Señor, je crois que vous ne comprendrez jamais ce pays, et je vous conseille de l’éviter désormais si vous en ressortez.