CHAPITRE III

Allongé sur une roche, Chiva essayait de distinguer le fond du ravin.

— Une vingtaine de mètres, annonça-t-il d’une voix étouffée, mais pas plus de vingt-cinq. Si tu éteignais les phares ?

— Les phares ? demanda Vergara sans comprendre.

— Sinon les gens s’arrêteront. Plusieurs voitures sont en train de monter le col.

Il obéit et revint vers son compagnon. Une voiture passa dans le tournant, mais ses codes ne les éclairèrent pas.

— Je vais descendre, dit Chiva. Tu peux apporter le panier et la corde. La paillasse également, pour éviter le frottement contre la roche.

— Descendre ? Mais ils sont certainement morts.

— Justement, dit Chiva. Je n’en ai que pour un petit quart d’heure. Le temps d’arriver jusqu’à eux et de revenir.

Le moteur d’un véhicule bourdonnait en contrebas, couvrant les appels des insectes nocturnes. La nuit était chaude, parfumée avec un arrière-goût âcre de goudron. Tout l’été en puissance était contenu par cette nuit tranquille.

— Tu n’y verras rien, dit Vergara.

— Ce sera beaucoup mieux, non ?

— Les deux motards peuvent venir patrouiller jusqu’ici.

Chiva tendit le bras.

— Tu peux dissimuler la camionnette derrière ces buissons. De la route, ils n’apercevront rien. Donne-moi ton briquet.

— Mieux vaudrait une torche.

L’infirme glissa le briquet dans sa poche, ramassa quelques cailloux qu’il jeta les uns après les autres. Tous tintèrent contre du métal.

— La voiture est juste au-dessous. Il n’y a pas de surplomb ni de rochers en saillie. Ce sera facile.

— Ça sent l’essence.

Chiva huma l’air.

— Mieux vaudra que je n’utilise pas le briquet. Dépêchons-nous, maintenant.

Vergara alla cacher la camionnette derrière les buissons, revint avec le matériel. Plusieurs voitures passèrent, leurs pneus sifflant dans le virage assez serré.

— Faut faire vite, dit Chiva. S’il y en a un qui a loupé le virage, d’autres peuvent le faire.

Il s’installa dans le panier. Debout au bord du ravin, Vergara le souleva par la corde, le balança doucement pour l’amener au-dessus du vide.

— Tu peux y aller, je m’écarterai de la paroi avec les bras.

Il commença de laisser filer la corde lentement. Chiva ne pesait pas lourd. Une quarantaine de kilos en tout. La descente s’effectua sans heurts et bientôt le panier reposa au fond. Chiva tira deux fois sur la corde, et son ami s’allongea sur le sol pour attendre. En même temps, il écoutait avec attention, craignait de reconnaître le bruit caractéristique des motos de la police. Plusieurs véhicules passèrent dans les deux sens, mais aucun des chauffeurs ne se rendit compte de leur présence. Brusquement, Vergara réalisa ce qu’ils étaient en train de faire et il en resta pétrifié.

Chiva dut tirer la corde à plusieurs reprises pour attirer son attention. Il se releva d’un bond, s’arc-bouta et commença à remonter le panier d’osier.

— Tu dormais ou quoi ? demanda Chiva lorsqu’il le déposa sur la terre ferme.

Il ne répondit pas, transporta son ami jusqu’à la camionnette, rangea le matériel et se mit au volant.

— Fais attention en reprenant la route. Il peut surgir un autre véhicule. Tu vas allumer les phares et tu iras examiner le sol. Il ne faut pas que les traces de nos pneus croisent celles de la DS.

— Ils sont bien trop lisses.

— Va quand même voir. Si un véhicule se présente, j’éteindrai tout.

Vergara ne trouva absolument rien. Le conducteur de la DS avait freiné juste au moment où ses roues avant tournaient dans le vide, et il n’y avait pas de traces dans les rochers plats du bord.

— Tu peux y aller.

— Vers le nord ?

— Bien sûr. Nous chercherons un coin pour dormir et demain nous demanderons où se trouve la route en construction.

Tandis que la camionnette montait vers le col, Chiva sortit les billets de la poche.

— Je n’ai pris que les pesetas, et encore pas toutes. Par chance, le sac se trouvait sur la banquette arrière.

— Le sac ?

— C’était une femme qui conduisait. L’autre aussi était une femme. Cinquante ans l’une et l’autre.

Il compta les billets.

— Douze cent quarante pesetas. Il y avait des billets français, mais je les ai laissés. De même que trois cents pesetas et de la monnaie. J’ai remis le sac en place.

— Mais les femmes ?

— Je ne sais pas, dit Chiva sèchement.

— José, on ne peut pas garder cet argent. Tu verras, on va trouver du travail. Demain, certainement. Ensuite, on regrettera de l’avoir fait.

— Je ne le crois pas, répondit Chiva. Cet argent nous revient. Tout le monde en reçoit des touristes, et il n’y a que nous qui n’y avions pas droit jusqu’à ce soir. L’arrivée des étrangers nous a privés de notre travail, le seul que nous sachions faire, le seul que je puisse faire. Il est juste que les touristes nous indemnisent. Que deviendra-t-il, cet argent, lorsque l’accident sera découvert ? À condition que les premiers sauveteurs, les policiers, les ambulanciers et les dépanneurs soient assez honnêtes pour ne pas fouiller dans le sac, où ira-t-il ?

— Nous aurions pu sauver ces deux femmes.

— Ça ne nous regarde pas. Elles sont venues de France dépenser leur argent chez nous et bouleverser notre vie. Nous ne leur avions rien demandé.

— On s’étonnera de ne pas trouver cette somme sur elles. Les flics nous ont contrôlés et se souviendront de nous.

— C’est un autre problème, dit Chiva. Maintenant, nous ne pouvons plus faire marche arrière ni laisser filer ces billets par la vitre. Il faut les garder et je suis très content de les avoir. Nous pourrons manger à notre faim, donner suffisamment d’huile et d’essence à ce tacot pour qu’il nous amène jusqu’à l’endroit où se construit la route, et même ailleurs, là où l’on voudra bien de nous.

— Écoute, demain nous allons essayer de savoir où se trouve cette route. Si on nous donne une réponse sûre, nous n’aurons pas besoin de cet argent.

Chiva inclina la tête.

— Je te promets de ne pas l’utiliser si une seule personne nous dit qu’une route est en train de se construire quelque part. Même si elle ne nous donne qu’un renseignement très vague.

Tout de suite après le col, Vergara découvrit un emplacement parfait pour la nuit. Un vaste espace plat au bout duquel poussait un grand pin parasol. Il arrêta la camionnette sous l’arbre.

— Donne-moi à boire, dit Chiva.

— De l’eau ?

— Du vin.

Lorsqu’il lui rendit la bouteille, il vit qu’il en manquait une bonne hauteur.

— Bonsoir, dit Chiva en s’allongeant sur la banquette.

Vergara regagna sa paillasse et s’y allongea. À travers une déchirure de la bâche, il apercevait les branches de pin au-dessus de lui et il en tombait des odeurs de résine. Chiva s’endormit avant lui et ronfla comme d’habitude jusqu’à ce qu’il change de position.

La fraîcheur du petit matin les réveilla.

— Je boirais bien un café, dit Chiva.

Le premier restaurant qui se présenta leur parut trop luxueux et ils continuèrent jusqu’à l’embranchement du village que leur avait indiqué le pompiste.

Un petit restaurant ouvrait ses portes lorsque Vergara immobilisa la camionnette devant. Il porta Chiva jusqu’à une chaise de l’intérieur, sous l’œil indifférent des patrons.

— Du café, commanda-t-il.

— On peut avoir un casse-croûte ? demanda Chiva.

On les servit en silence. L’infirme mangeait avec appétit, puis il commanda un paquet de cigarettes. Vergara resta muet et désapprobateur.

— On nous a parlé d’une route en construction dans la Sierra, dit Chiva après avoir allumé sa première cigarette. Nous la cherchons pour nous embaucher.

— Pas de route dans le coin, dit l’homme brutalement. On a réparé la nationale tout de suite après la déviation. Maintenant, nous ne voyons plus personne. Avant, les touristes s’arrêtaient toujours.

Chiva regarda son ami d’un air goguenard, cligna de l’œil comme si la fumée le gênait.

— C’est le progrès, répondit-il d’un ton léger. Les touristes sont en train de faire la prospérité de l’Espagne. Il faut bien que quelques-uns en souffrent.

L’homme grogna :

— Avant, tout allait bien mieux. D’où venez-vous ?

— De la côte. Les touristes nous en ont chassés. Il n’y a plus de travail pour nous.

— Paraît qu’on construit de grands immeubles, pourtant.

— Oui, mais les entrepreneurs viennent avec leurs ouvriers de Madrid ou de Barcelone.

Le patron vint s’asseoir en face d’eux, avec une bouteille de cognac et trois verres.

— Mais quel genre de travail faisiez-vous ?

Chiva le lui expliqua complaisamment, insistant un peu trop sur leurs difficultés. Vergara n’avait pas touché au cognac lorsqu’il se décida et vida son verre d’un coup.

— Il faut que nous trouvions cette route, disait Chiva. Nous avons encore quelques économies, mais elles fondent vite.

— Ici, il n’y a pas de puits. L’eau vient des sources. Mais je n’ai jamais entendu parler de cette route de montagne. Il s’agirait d’une transversale venant de Tolède, alors ?

Mais les deux hommes n’en savaient rien. Vergara se pencha brusquement en avant :

— Qui peut nous renseigner ici ? C’est très important pour nous. Si nous ne trouvons pas cette route et du travail, tout ira très mal pour nous.

Le patron de l’auberge se rejeta en arrière, effrayé par la violence contenue dans ces paroles.

Que va ! Tout s’arrange un jour ou l’autre. Votre ami dit que vous avez des économies.

— Lorsqu’on y touchera, nous serons perdus, dit Vergara.

Il se leva, jeta sur la table le dernier billet qui lui restait. L’homme ne lui rendit que quelques pièces.

— Vous rencontrerez plus haut des cantonniers. Il y a mon cousin, Fualga. Demandez-le. Il vous dira peut-être où se trouve cette route en construction, mais, croyez-le bien, je n’en ai jamais entendu parler ici.

Effectivement, à quelques kilomètres du village, ils furent ralentis par des travaux. Vergara rangea la camionnette sur le bas-côté de la route, partit à la recherche de Fualga, le cousin de l’aubergiste. On lui désigna un gros homme portant un chapeau de paille pointu qui surveillait des terrassiers.

— Une route en construction dans la Sierra de Segura ! s’exclama-t-il. Qui vous a raconté cette bêtise ?

Il partit d’un rire énorme et raconta la chose à ses compagnons. Vergara se sentait humilié, mais il s’accrochait encore à un espoir très faible.

— Pouvez-vous demander à votre chef, là-bas ?

— Le déranger pour si peu ?

— Votre cousin l’aubergiste m’a dit que vous me rendriez ce service.

Le gros homme lui jeta un regard irrité, puis consentit à se diriger vers son chef, suivi de Vergara. Au passage, il essaya de capter le regard de Chiva, mais l’infirme parlait à Tico, installé devant lui, et ne se souciait absolument pas de ses démarches. Il eut l’impression fugitive que Chiva ne s’inquiéterait plus ni de route en construction ni du travail.

Le chef, qui portait des lunettes de motard et des gants pour se protéger de la poussière, secoua la tête sans même regarder Vergara, et Fualga vint lui rapporter la réponse.

— Pas de route. Vous vous êtes trompés.

— Et du travail ? Il y en a, du travail ?

Cette fois, il eut l’impression que le gros homme allait éclater de colère.

— Du travail ? D’où viens-tu d’abord ?

— De la côte.

— Eh bien ! retournes-y. Là-bas, il y a du travail. On construit des villes entières pour les étrangers. Des hommes de par ici sont partis là-bas pour gagner leur pain avec leurs femmes qui feront des ménages. Mais ici, il n’y a rien. Nous autres sommes des fonctionnaires et c’est tout à fait autre chose. Maintenant, laisse-moi travailler. Nous devons avoir fini avant la sieste.

Chiva ne lui posa aucune question lorsqu’il s’installa à son volant. Il raccrocha la cage de Tico et sortit son paquet de cigarettes, en alluma deux. Il glissa l’une d’elles entre les lèvres sèches de son ami.

— Ils ne savaient rien de la route, dit Vergara.

— Mais bien sûr, dit Chiva. Personne n’en sait rien et nous ne la trouverons pas. On se débarrasse de nous, on nous rejette. Très poliment pour le moment, mais si un jour nous nous avisions de trop insister, ils ne prendront plus de précautions. Une seule chose forcera leur respect.

Il sortit l’argent des deux Françaises de sa poche.

— Ça. Tant que nous en aurons, nous pourrons poser des questions et ils y répondront. Mais si nous en manquons par trop, ce sera tout autre chose et maintenant je suis bien décidé à ne plus en manquer. J’ai tout supporté depuis ma naissance, la pitié, la moquerie et le dur travail que nous avons fourni tous les deux. Maintenant, c’est fini.

— Tu ne trouveras pas toutes les semaines une voiture accidentée à piller.

Chiva sourit.

— Pourquoi pas ? Mais tu ne comprends pas que cette nuit, pour la première fois depuis des années, nous avons eu de la chance ? Une fortune nous est tombée du ciel.

Il se renversa en arrière, la cigarette piquée vers le pare-brise.

— Tout le monde nous rejette. Moi parce que je suis infirme, et toi parce que tu ne veux pas me quitter. Dans une société décente, on m’aurait appris un métier.

Il tendit ses deux mains en avant.

— Je suis très habile de mes doigts. Je pourrais faire des montages de petits appareils électriques ou mécaniques, faire des écritures, mais comment y aurait-il de la place pour moi alors qu’un homme entier n’en trouve pas ? Je ne peux même pas partir à l’étranger, ils ne me laisseraient pas entrer chez eux, les Français, les Suisses ou les Allemands. Alors, il faut mourir ?

D’une voix que Vergara trouva un peu trop théâtrale, il déclara ensuite :

— Je me sens désormais en état de légitime défense. Pour ne pas mourir, je me défendrai.

Tout d’abord, Vergara n’attacha aucune attention au sens de cette déclaration, horripilé par le ton qui l’avait accompagnée. Puis il réfléchit.

— Que veux-tu dire par-là ?

— Plus tard, dit Chiva. Il ne nous reste plus qu’à rouler jusqu’à ce que nous trouvions une bonne auberge à midi. Je te paierai un bon repas et nous louerons une chambre pour faire la sieste. Il est impossible de rouler par une telle chaleur.

Vergara ne répondit pas, car d’autres travaux routiers étaient annoncés par des panneaux. Il dut même s’arrêter pour laisser le passage à l’autre file venant en face.

— Intéressants, ces panneaux, dit Chiva en désignant ceux qui se trouvaient devant eux.

Ils ont des cataphotes, même ceux qui portent une flèche.

Vergara n’y attacha aucune importance. D’ailleurs, c’était à son tour de passer. Chiva se pencha par la portière pour examiner encore d’autres pancartes.

— Il nous faudra une carte routière de la région, dit-il un peu plus loin.

— Tu crois que le projet de route y est porté ?

Chiva sourit.

— Peut-être, mais cette route ne m’intéresse plus du tout.

Vergara soupira.

— C’est notre dernière chance.

— Tu oublies ce pognon, dit Chiva. Pourquoi le bouder ? As-tu des scrupules, Antonio ?

Honnêtement, il se le demanda, dut avouer qu’il n’aurait pas rendu un portefeuille bien garni s’il l’avait trouvé par terre.

— Voilà, triompha Chiva. Notre pauvreté est telle que nous sommes considérés comme des suspects. Seul notre amour-propre nous empêche de nous conduire comme tels. Nous avons été stupides, mon pauvre Vergara, et nous avons perdu beaucoup de temps.

Son œil vif ne laissa pas passer la pancarte indiquant qu’une bonne auberge les attendait un peu plus loin.

— Nous allons nous payer un bon repas. Lorsque nous aurons le ventre plein, nous verrons les choses d’un autre œil.

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