Trois jours plus tard, Vergara dut se décider à faire réviser la camionnette. Le garagiste qu’il consulta ne lui cacha pas que tout le moteur était à refaire, mais, que pour cinq cents pesetas, il pouvait le prolonger pour quelque temps.
— Vous ferez bien encore quelques centaines de kilomètres, mais ce sera à peu près tout.
— Quand aurez-vous fini ?
— Ce soir.
Chiva écoutait la conversation depuis la cabine.
— On n’a qu’à aller attendre à l’auberge.
— Après ça, nous n’aurons plus un sou.
— Je sais bien, dit Chiva. Il est temps de nous en occuper sérieusement.
Vergara le déposa à la terrasse de l’auberge, alla confier la camionnette au garagiste et revint à pied. Il trouva Chiva devant un verre de vin blanc, en train de consulter la carte routière de la région. C’était son passe-temps préféré depuis quelque temps.
— Cette fois, dit Vergara, lorsque nous repartirons, nous n’aurons pas dix pesetas devant nous.
Chiva releva la tête et sourit.
— Commande un vin blanc, il est excellent. Et puis nous réfléchirons sérieusement à la situation.
Lorsque la serveuse repartit, il essaya en vain de s’intéresser à ses jambes brunes.
— Nous avons trop bien vécu ces derniers temps. Trop de repas au restaurant, trop de bon temps. Et cette maudite route qui demeure introuvable.
Chiva lui tendit son paquet de cigarettes en souriant :
— Tu fais encore semblant d’y croire ?
— Je fais semblant, moi ! s’écria Vergara.
— Oui. Parce que tu as besoin de justifier ce que tu vas faire.
Vergara haussa les épaules.
— Je ne comprends pas ce que tu dis.
— Tu ne comprends rien depuis trois jours. Lorsque je te demande de voler une plaque marquée : travaux, puis une autre sur laquelle est peinte une flèche, et puis encore une autre. Mais nous n’en avons pas assez. Lorsque la voiture sera réparée, nous retournerons au dernier chantier. Il nous faut ces espèces de chevalets colorés en rouge et blanc qui servent à barrer les routes.
Puis il tapota la carte.
— J’ai trouvé un coin épatant, à une cinquantaine de kilomètres d’ici. Si cette carte ne ment pas.
Vergara avala la moitié de son verre. Le vin était frais et il faisait bon sur cette terrasse à l’ombre. Ils avaient dépensé beaucoup d’argent, mais avaient connu des heures délicieuses.
— Une série de lacets. Les uns au-dessus des autres. Si bien que la route ne passe qu’à quelques mètres au-dessus ou en dessous, mais les voitures sont obligées d’aller jusqu’au tournant. Imagine que toi tu sois ici en observation. Bon, tu vois passer une voiture avec une plaque étrangère. Tu dévales jusqu’ici, trois tournants après en quelques secondes, alors que la voiture mettra au moins trois minutes pour parcourir la distance.
Il observa le visage de Vergara.
— Comprends-tu ?
— Parfaitement.
— En trois minutes, tu as le temps de placer les pancartes et les flèches. S’il n’y a pas de garde-fous, c’est dans la poche. Mais ça, nous ne le saurons que ce soir. Nous serions là parce que la ligne droite est suffisamment longue pour que le chauffeur accélère.
— Et la pancarte indiquant les tournants ?
— Elle sera tout au début, pas à la fin. Il doit y avoir une bonne profondeur à cet endroit. Plus de vingt mètres, toujours. Mais nous ne pouvons rien faire avant d’avoir vu.
Il tira doucement sur sa cigarette. Son beau visage d’adolescent vieillissait à peine sous l’effet de la concentration mentale. Il y avait une telle innocence dans ses traits que Vergara s’en trouva libéré. Il se pencha vers la carte avec une attention nouvelle.
— L’endroit paraît tranquille. Les gens ne doivent pas s’attarder dans ces lacets.
— Il te faudra une voiture parfaitement isolée. De ton poste d’observation, tu devras t’assurer qu’aucune autre ne suit celle que tu choisiras, ni qu’il n’y en a pas d’autres qui grimpent. Cela risque d’être long, mais indispensable.
— Les touristes aiment bien rouler de nuit. Il fait moins chaud et il y a moins de circulation.
Chiva approuva :
— Mais tu ne devras pas choisir n’importe quelle voiture. Il te faudra écarter celles qui contiennent trop de monde.
— Bien sûr, dit Vergara qui songeait aux enfants.
— Un père de famille risque de ne pas avoir beaucoup d’argent sur lui, et, sur quatre ou cinq personnes, une ou même deux peuvent très bien se sortir indemnes de l’accident. Le mieux sera la voiture de sport. Si le type est seul à bord, parfait. Mais même s’il est accompagné d’une femme, ce sera encore très bien.
Ayant vidé son verre, Vergara éprouva le besoin d’en boire un autre. Il compta l’argent qui lui restait, se décida. De la porte, il fit signe à la serveuse.
— As-tu bien dissimulé tes pancartes ? demanda Chiva à voix basse. Ce garagiste pourrait les trouver.
La serveuse leur apportait leurs deux vins blancs et ils se turent jusqu’à son départ.
— Je les ai dissimulées dans la paillasse. Il ne doit s’occuper que tu moteur.
— Va quand même faire un tour, comme si tu avais oublié quelque chose, et jette un coup d’œil.
Le garagiste était en train de nettoyer les bougies de la camionnette.
— Je révise la distribution et l’alimentation en essence. Ce sera déjà bien. Avec une bonne vidange… Si un jour vous voulez changer le moteur, j’en ai un d’occasion. Impeccable. Un gars du pays qui a eu un accident dans la montagne. Ses freins ont lâché et il est tombé dans le ravin.
— Il est mort ?
— En bouillie. Mais le moteur n’avait pas souffert et tournait encore. Incompréhensible. Je vous l’installe pour trois mille pesetas. Une affaire.
— Nous réfléchirons, dit Vergara.
— Vous restez dans le coin ?
Il se hâta de réparer l’erreur.
— Non, nous allons plus loin vers l’ouest. Mais si jamais on repassait par ici… Nous allons travailler sur une route en construction.
— Votre copain est infirme ? Cul-de-jatte ?
Que peut-il bien faire comme travail sur une route ?
— On travaillait dans les puits. Je le descendais dans un panier. Sur la côte, les puits sont tellement étroits que seul un enfant pouvait s’y glisser ! Et lui avait la place de travailler dans le fond.
— Ses jambes ne le gênaient pas, fit le garagiste gravement. Je comprends maintenant. Il a les bras drôlement musclés.
— Il peut grimper à une corde à la force des poignets. Mais, après quatre heures passées au fond d’un puits, il vaut mieux que je sois là pour le remonter.
Ils continuèrent à bavarder. Vergara regarda ensuite dans la camionnette. Rien ne semblait avoir été touché. Il rejoignit Chiva à l’auberge où ils commandèrent leur repas.
— Ça ne veut pas dire que nous réussirons cette nuit, dit Chiva. Il nous faudra beaucoup de patience. Nous emporterons de l’eau et quelques provisions.
— Avec quel argent paierons-nous ?
— Je suis sûr que le garagiste te fera une petite remise.
— Il a fait le maximum.
Chiva secoua la tête avec obstination.
— On ne peut jamais dire de quelqu’un qu’il a fait le maximum tant qu’on ne l’y a pas obligé. Ce type se laissera convaincre de nous faire une remise de cinquante pesetas. C’est un brave homme.
Ils achevèrent le ragoût fortement épicé, puis demandèrent du café.
— Nous aurons bien trois heures de jour lorsque le mécanicien aura fini. Ce sera largement suffisant. N’oublie pas qu’il nous faut d’autres pancartes. Tu as bien dormi, cette nuit ?
Vergara parut surpris.
— Aussi bien que les autres. Pourquoi ?
— Si nous réussissons, nous devrons rouler jusqu’au jour pour nous éloigner. Que penses-tu de la Sierra Nevada ? C’est beaucoup plus fréquenté que par ici. La vie y est plus chère, mais, d’un autre côté, nous aurons d’autres occasions.
Puis ils n’échangèrent plus que de rares paroles, et Chiva finit par s’endormir sur son siège. La serveuse, qui vint débarrasser la table, le regardait en souriant.
— Quel bel homme il aurait fait ! murmura-t-elle à l’adresse de Vergara. C’est un grand malheur pour ses parents.
— Surtout pour lui, dit Vergara. Ses parents sont morts maintenant, et lui est resté.
Vers cinq heures, alors que le village s’ébrouait à peine de la sieste, Vergara reprit le chemin du garage. La camionnette était prête. Tico chantait à plein gosier, sa cage étant restée suspendue dans la cabine.
— Je lui ai donné de l’eau et des miettes, dit le mécanicien.
— Je vous dois combien ? demanda Vergara.
— Cinq cents pesetas, comme entendu. Je ne compte presque pas mon travail et j’ai remplacé les bougies.
Lorsque Vergara revint à l’auberge, Chiva lui demanda tout de suite s’il avait obtenu la ristourne de cinquante pesetas.
— Non. Le garagiste est aussi pauvre que nous. Je n’ai pas pu lui demander ça.
L’infirme sourit.
— Tu as raison. Nous n’avons pas le droit de nous en prendre aux nôtres. N’oublie pas que nous avons des pancartes à prendre.
— Nous en trouverons peut-être vers Alcaraz.
— Inutile de courir ce risque puisque nous savons où en trouver. Maintenant, le travail est terminé et les cantonniers sont rentrés chez eux. Dépêchons-nous.
Un quart d’heure plus tard, ils arrivaient dans la zone des travaux. Vergara, émerveillé par la transformation de son véhicule qui roulait beaucoup mieux et sans bruit, avait oublié pourquoi ils revenaient là.
— Il y a un chevalet oublié dans le fossé là-bas, et un autre qui ne sert pas à grand-chose à cent mètres. Tu vas aller faire demi-tour, puis tu les chargeras en vitesse.
Ils durent attendre quelques instants pour que le tronçon de route soit parfaitement désert.
— Maintenant, tout droit jusqu’à Alcaraz. Tu prendras ensuite à droite la comarcale 415. Il faut faire vite pour arriver de jour.
— La nourriture et l’eau ?
— Le prochain village, mais celui où nous avons passé la journée.
Vergara acheta du pain, de la charcuterie de montagne dont du chorizo et quelques boîtes de conserves. Il remplit d’eau tous les récipients disponibles.
— Il faudra que j’achète un jour des graines spéciales pour canari. Je suis sûr que Tico appréciera.
Il faisait encore jour lorsque la vieille Renault attaqua les premiers lacets. Penché à la portière, de telle façon que Vergara craignait qu’il ne bascule, Chiva étudiait le terrain. Au bout d’un moment, il se rejeta à l’intérieur, fit claquer sa langue avec satisfaction.
— Arrête-toi là-bas. Il y a une plate-forme suffisante pour nous garer. Peut-être de quoi cacher la camionnette.
Comme toujours, il avait vu juste. Vergara put dissimuler la Renault dans l’ouverture d’un chemin qui se terminait en sentier courant à flanc de montagne.
— Ce sera ce tournant, dit Chiva. Nous n’aurons même pas à aller bien loin.
Vergara alla jeter un coup d’œil au ravin et recula, pris de vertige.
— Il y a au moins trente mètres.
— Et alors ! lui cria Chiva. La corde est bien assez longue, non ? Tu peux fixer la corde à la camionnette pour plus de sécurité.
— S’il faut me tenir au bord de ce gouffre en pleine nuit, j’ai peur d’avoir le vertige.
Son ami alluma une cigarette pour réfléchir à la situation.
— Il nous faudrait une sorte de flèche à l’arrière de la camionnette, sur laquelle on fixerait la poulie. Mais, pour cette fois, il faudra nous en passer. Allons étudier ça de plus près.
Chiva sur son dos, il s’approcha du précipice.
— Marche le long. Je crois que j’ai trouvé. Tu vois ce gros buis ? Il va nous servir. Tu passeras la corde autour du tronc et tu pourras tirer à deux mètres du bord. Tu ne risqueras rien.
— Ça t’éloignera du point de chute.
— Qui peut dire où la voiture tombera exactement ? Elle peut rebondir plusieurs fois, se déporter à droite ou à gauche. S’il le faut, je me traînerai sur trois ou quatre cents mètres. Nous allons préparer la corde, le panier et le matériel.
Ils avaient acheté une lampe-torche, et Chiva lui avait fait chercher dans une décharge publique une barre de fer pouvant faire levier.
— Si quelqu’un passait par-là ?
— Le feuillage du buis cachera le tout et nous ne serons que deux pauvres chômeurs en train de manger leur saucisson rouge, à l’écart de la route.
Plusieurs véhicules étaient passés depuis leur arrivée. Beaucoup plus de vieux tacots que de voitures de tourisme.
— Tu crois que c’est le bon coin ?
— Oui, pour celui qui, de Valence, veut se rendre à Cordoue et Séville par l’intérieur.
Routes plus difficiles, mais moins encombrées. Ça compte ! Nous pouvons attendre plusieurs nuits. Pourquoi vouloir réussir tout de suite ?
— Le matériel ?
— Tu le cacheras dans le fossé. Personne n’y fera attention et croira que les cantonniers l’ont laissé là. N’oublie pas de déposer la pancarte-travaux au début de la ligne droite. Le chauffeur la verra, ne s’étonnera pas qu’il soit dévié. Puis tu placeras les chevalets, les flèches. Nous allons nettoyer un peu cette plate-forme pour que l’abondance de grosses pierres n’inspire de la méfiance.
Vergara déposa son ami sur le sol, et ils lancèrent les cailloux dans le précipice. Ils tombaient sans bruit et Vergara trouva le silence insupportable.
— Parfait, dit Chiva, l’endroit est net. En pleine nuit, il sera parfait et nul ne se doutera de ce qui l’attend là-bas.
Il voulut que Vergara le porte pour avoir la vision d’un automobiliste à son volant. Un pli de contrariété apparut sur son front.
— Malgré tout, ce n’est pas encore suffisant. Il faudrait que tu places une flèche ici.
— Elle manquera ailleurs.
— Il faut la fabriquer. Prends les planches d’une caisse, trouve un piquet. Nous la piquerons de telle façon qu’elle rassurera le chauffeur. Ah ! tu n’oublieras pas, pendant que je serai en bas, de mettre toutes les pancartes dans la camionnette. C’est-à-dire que tu iras les chercher toutes pendant que l’auto basculera et avant que je descende. Tu te contenteras de les apporter et tu les arrangeras mieux lorsque je serai au fond. Il peut arriver une autre voiture.
Les deux hommes mangèrent ensuite dans le crépuscule. Les véhicules devenaient plus rares et leur cadence de passage se situait entre dix et quinze minutes.
— Excellent, disait Chiva. Nous ne serons pas gênés par d’éventuels clients. Je viens de penser à une chose. Il est possible qu’au dernier moment le chauffeur freine au bord du vide. Il n’ira pas très vite et peut très bien faire pile à un mètre ou deux. Il ne faudra pas hésiter une seconde.
— J’y pensais également, dit Vergara. Je serai prêt et ne lui donnerai ni le temps de descendre de voiture ni de faire marche arrière. Ce serait la catastrophe.
— Dès qu’il fera nuit, tu m’installeras dans le panier et tu monteras en haut, trois tournants au-dessus. Tu peux fumer, mais cache ta cigarette. Dès que tu as repéré la voiture, tu fonces ici. Pas la peine de me prévenir, je comprendrai.
— Combien de temps dois-je rester en haut ?
— Je suppose qu’après minuit nos chances seront nulles. D’ailleurs, les passages s’espaceront. Tu verras à peu près.
Vergara escalada la pente raide qui menait à la partie de la route au-dessus d’eux, à une dizaine de mètres à peine. Il atteignit le troisième palier en quelques minutes. Il ne lui en faudrait pas une pour se laisser glisser jusqu’à Chiva, deux au maximum pour mettre les pancartes en place, trois peut-être ? Mais la voiture aurait près de deux kilomètres à parcourir à vitesse très réduite. La comarcale n’avait pas de revêtement, et la vitesse ne pouvait dépasser les trente à l’heure. Les lacets en épingle à cheveux se négociaient au pas.
Lorsqu’il entendit un bruit de moteur, il se plaqua contre la paroi, ne laissant dépasser que sa tête en partie cachée par une grosse pierre. Bien avant que le véhicule ne soit là, il fut certain qu’il ne ferait pas l’affaire. Un quelconque tacot de paysan attardé. En effet, une antique Fiat passa devant lui. Les flancs blancs de la montagne reflétaient la lueur des phares, et il vit un homme seul cramponné au volant. Longtemps le moteur bourdonna, même lorsqu’il fut à dix kilomètres, tout au fond de la vallée.
L’odeur de la cigarette de Chiva monta jusqu’à lui, et il sourit. Son ami avait une façon toute particulière de fumer, ne tirant qu’imperceptiblement sur son rouleau de tabac. Le résultat donnait beaucoup plus de parfum à la fumée rejetée. Vergara avait toujours admiré Chiva pour de nombreux détails similaires. Ainsi, il n’avait pas son pareil pour raser sa barbe sans paraître rasé de frais. Il était toujours impeccable, et, installé dans une voiture de luxe, il aurait pu passer pour un homme élégant et raffiné.
Raffiné, c’était le mot. Dans son immobilité forcée, Chiva fignolait son apparence, ses gestes. Il mangeait avec distinction et pas du tout comme un pauvre manœuvre. Vergara essayait parfois de l’imiter, mais son naturel reprenait le dessus.
Il se rendit compte que, depuis un bon quart d’heure, il n’était plus passé un seul véhicule. Ce ne serait peut-être pas pour cette nuit-là, et il ne savait s’il devait s’en réjouir ou non. Chiva ne s’attardait pas sur le sort des occupants de cette voiture qu’ils voulaient précipiter dans le vide. Vergara reconnaissait qu’il avait raison. Nul ne s’était jamais préoccupé d’eux depuis bien des années, et il en était ainsi pour la majeure partie de la population. Ces touristes, ces gens riches, ne pouvaient pas être innocents. En Espagne, les riches ne l’étaient pas le moins du monde. En France, en Allemagne ou en Suisse, ils ne pouvaient pas être meilleurs. Il récapitula les riches de son village natal. Tous des possédants, tous des gens qui vivaient du travail des autres. Une dizaine de riches pour trois cent cinquante habitants. Dix riches représentaient une trentaine de personnes avec leur famille. Trente personnes heureuses, très heureuses, et trois cent vingt très malheureuses, atrocement malheureuses.
— Ce n’est pas possible.
Et il souhaita avec colère que le moteur qui bourdonnait dans le lointain soit celui d’une voiture de sport. Mais il dut se rendre à l’évidence. Ce n’était qu’un camion qui peinait dans le col avant d’entreprendre la descente dangereuse.
La cabine était éclairée et contenait deux hommes qui mangeaient. Le chauffeur mastiquait un gros morceau tout en tenant le volant à deux mains. Le chargement se composait de traverses de bois dégageant une odeur de créosote. On devait démolir une voie ferrée désaffectée, dans la région.
Il suivit des yeux les feux rouges du poids lourd, le vit passer quelques mètres en dessous de lui. S’il l’avait voulu, il aurait pu se laisser choir sur le chargement sans trop de mal. Il sourit à cette pensée.
Un coup de sifflet discret l’alerta. Il se pencha et comprit pourquoi Chiva le prévenait. Un groupe d’hommes montait vers le col à bicyclette. Ils pédalaient avec peine, haletant et grognant des jurons atrophiés. Il se plaqua de son mieux contre la paroi, ne bougea plus. Le moindre caillou détaché aurait pu le faire découvrir. Il suffisait que l’un de ces hommes relève la tête. Décidément, Chiva avait l’œil partout.
— On arrive, dit l’un des hommes lorsqu’ils passèrent à hauteur de sa tête, laissant une odeur forte de respiration et de vin derrière eux.
Lorsqu’il ne les entendit plus, il décida de descendre rejoindre Chiva. Il ne devait pas être loin de minuit et aucune voiture de sport ne passerait avant le lendemain.
— Que viens-tu faire ici ? dit Chiva.
— C’est fini pour ce soir.
— Remonte.
— Maintenant ?
— Ils arrivent. Je le sens. Un belle voiture de sport dans laquelle nous trouverons des milliers de pesetas.
Vergara sentit les cheveux de sa nuque se soulever. Les bonnes femmes disaient que les infirmes et les estropiés pouvaient pressentir les événements.
— Vite, dépêche-toi. Ils arrivent vite.
Il avait beau écouter, il n’entendait rien. Pourtant, il escalada à nouveau les trois paliers, traversant chaque fois la route en se baissant comme si on risquait de le voir. Et dès qu’il fut en place, il entendit le moteur.
Ce n’était pas un bourdonnement, mais un bruit qui ressemblait au ronronnement d’un fauve satisfait. La nuit elle-même perdit de sa beauté rustique, se fit plus fluide, plus délicate en quelque sorte. Troublé, Vergara crut sentir un parfum luxueux. Il se hissa un peu plus pour ne rien perdre de la voiture qui approchait.
La vitesse à laquelle le pilote prit le dernier virage avant de passer devant lui l’inquiéta. Celui ou celle qui conduisait connaissait son affaire, et ne lui laisserait que bien peu de temps pour redescendre mettre en place son installation.
— Ferrari, dit-il… France.
Puis il se laissa glisser, arriva sur la route alors que les phares inondaient le tournant plus haut.
« Jamais le temps », pensa-t-il avant de glisser comme un fou jusqu’au deuxième palier.
Il avait gagné un peu de temps, ce tournant-ci restant encore sombre. Une dernière plongée, et, sans un regard pour Chiva tapi dans l’ombre du buis, il fonça vers les pancartes, sut qu’il n’aurait pas le temps de placer celle indiquant travaux. Il se contenta des chevalets, des flèches, se rua dans la direction de Chiva pour éviter la grande clarté des phares. La Ferrari arrivait à près de quatre-vingts à l’heure, conduite de main de maître. Lorsque le pilote aperçut les chevalets, il freina légèrement, rétrograda et accéléra à nouveau en suivant les flèches indicatrices.