CHAPITRE II

Vergara aperçut la traînée humide qui traversait la route et immobilisa la camionnette contre la paroi.

— Voilà de l’eau, dit-il à Chiva que la chaleur de ce début d’après-midi engourdissait sur son siège.

Au-dessus de sa tête, Tico se balançait sans entrain dans sa cage.

— Toujours ça, dit l’infirme. J’ai soif.

Son ami alla remplir une bouteille à la source et la lui passa, puis il sortit la bonbonne paillée pour la remplir. Le radiateur fuyait depuis deux jours, la faute à ces routes de montagne impossibles. Ils n’avaient pas encore trouvé celle qui se construisait dans la Sierra de Segura, et avaient dépensé beaucoup d’argent en essence et surtout en huile. Il ne leur restait que deux cent quarante pesetas maintenant, et personne n’était capable de leur indiquer où se construisait cette route, même les motards de la police qui les avaient arrêtés une demi-douzaine de fois n’avaient pu les renseigner utilement.

— Tu n’as pas l’impression que nous tournons en rond ? demanda Chiva après avoir bu la moitié de la bouteille.

Il décrocha la cage et remplit l’abreuvoir de Tico.

— Ce n’est pas qu’une impression, dit Vergara, mais cette route doit bien exister, si don Pedro ne nous a pas menti. Pour la creuser, il faut du matériel, des engins, et ils doivent laisser une trace. Nous sommes bien dans la Sierra de Segura, et, dans deux heures, nous rejoindrons la route de Grenade.

Il remplit le radiateur à ras bord et alla emplir la bonbonne à nouveau. L’eau qui coulait du flanc de la montagne était très fraîche, débordait d’une petite vasque naturelle pour traverser la route et se perdre dans le ravin.

Chiva accrocha de nouveau la cage de Tico au-dessus de lui, sortit sa blague à tabac pour rouler des cigarettes. Il tendit la première à Vergara, lorsque ce dernier vint s’asseoir à son volant.

— Il vaut mieux continuer, non ?

— Pourquoi don Pedro nous aurait-il menti ? Il avait dû lire sur le journal qu’une route se construisait quelque part dans les Sierras, mais peut-être qu’il s’est trompé de nom.

La vieille Renault repartit sur la route poussiéreuse, soulevant un nuage d’un blanc sale dont une partie pénétrait par les vitres cassées depuis longtemps. De temps à autre, Tico s’ébrouait dans l’abreuvoir pour nettoyer ses plumes.

Une heure plus tard, ils rencontrèrent un troupeau de moutons en route vers les herbages des hauteurs. Trois bergers le dirigeaient, et il y avait au moins mille bêtes. Vergara fendit doucement la masse uniformément couverte de poussière. La laine fermentait et dégageait une odeur terrible.

Il salua un berger qui marcha quelque temps à côté de la camionnette.

— Une route ?

L’homme interpella ses compagnons, reçut des réponses que les deux puisatiers ne comprenaient pas. Ces hommes s’exprimaient en une sorte de patois rocailleux.

— Peut-être plus au nord. C’est possible, dit l’homme. Lui, là-bas, qui porte un agneau né de la nuit, croit en avoir entendu parler.

Ils achevèrent de traverser le troupeau. Chiva ralluma sa cigarette.

— Crois-tu qu’il arrive qu’un mouton ou un agneau tombe dans le précipice ?

— Ça doit arriver, dit Vergara.

— On aurait pu le leur demander. Moi, je serais bien descendu pour récupérer un peu de viande. Ça nous aurait gagné quelques jours de nourriture.

Frappé par cette idée, Vergara jeta un coup d’œil dans le rétroviseur. Derrière eux, la masse des moutons roulait sur la mauvaise route.

— Trop tard, maintenant, et on ne peut les suivre en attendant l’occasion.

Avant d’arriver sur la route nationale, ils traversèrent un petit village, et Vergara alla acheter quelques provisions dans une petite épicerie sombre envahie par les mouches. La femme qui le servit regardait le visage de Chiva tourné vers eux.

— C’est votre frère, là-bas ? Il est bien jeune. Pourquoi ne descend-il pas de voiture ?

— Il est fatigué, répondit Vergara en achetant un morceau de saucisse sèche et un peu de vin.

En sortant, il désigna les cageots de légumes et de fruits flétris exposés en plein soleil.

— Vous feriez mieux de les rentrer, un troupeau de moutons sera là dans une heure.

— Il en passe tous les jours, dit la femme du fond de sa boutique. C’est l’époque.

Chiva regardait toujours la femme, alors que son ami mettait en route.

— Elle te parlait de moi.

— Elles me parlent toutes de toi, répondit Vergara en plaisantant.

— J’ai eu peur qu’elle ne vienne me parler et me voie complètement. Inutile qu’elle sache, hein ? Tous ces gens qu’on ne voit qu’un moment, ils croient que je suis un beau garçon complet.

À la sortie du village, il y avait une pompe à essence comme on n’en voyait plus que dans les endroits reculés. Un appareil très simple vissé sur un bidon de deux cents litres. Vergara ralentit instinctivement, mais ne s’arrêta pas.

— En roulant doucement, on dépense moins. Il ne doit pas rester grand-chose dans le réservoir. Sept, huit litres.

Chiva souriait dans le vague. Peut-être pensait-il à l’épicière du village.

— Si jamais on tombe en panne dans ces montagnes, commença Vergara.

Puis il se tut, haussa les épaules. Il n’aurait pas dû acheter cette nourriture pour sacrifier tout l’argent à l’essence. Et l’huile ? Le moteur chauffait de plus en plus, la route montait en quelques lacets très raides vers un col invisible.

— Tu crois que c’est bien payé le travail de la route ? demanda brusquement Chiva. La région est bien aride et les hommes doivent chercher du travail. Ces paysans sont bien capables de travailler pour un morceau de pain. Il ne pousse pas grand-chose dans le coin. C’est du vin du pays que tu as acheté ? Il doit empâter la bouche et monter à la tête.

Tout de suite après le col, la route redescendait vers une plaine étroite, au fond de laquelle luisait la route nationale. Vergara arrêta la camionnette dans l’ombre d’un rocher.

— Il faut laisser refroidir le moteur. Tu veux sortir ?

— Installe-moi sur cette pierre plate.

Chiva portait un pantalon de toile. Une fois sur la pierre, il arrangea chaque jambe avec soin. Un passant aurait pu croire qu’il en possédait réellement, n’eût été l’absence des pieds. Il commença de rouler une cigarette, tandis que Vergara vérifiait l’huile, l’essence et l’eau.

— On descendra au frein jusqu’à la route. Ça économisera un peu l’essence, un litre ou deux. Si on tombe en panne, on aura des ennuis avec les flics.

— Peut-être que ceux qui surveillent la nationale en bas sont mieux renseignés sur la route en construction.

Puis il déboutonna son pantalon, se traîna tout au bout de la pierre plate à la force des bras. Vergara regarda ailleurs, vers le bas de la côte. Jamais il n’avait traversé une région aussi désertique et vu si peu de véhicules. Sauf évidemment sur la nationale, là-bas, où la circulation paraissait importante.

— Bon, si tu veux me remettre en place, je suis prêt.

Ils descendirent lentement, pour ne pas échauffer les freins. Puis il y eut une longue ligne droite, et Vergara laissa aller la camionnette. Tout au bout, à un kilomètre, la nationale coupait leur route.

— Si on mangeait avant ? Il commence à se faire tard. Il est au moins huit heures du soir, non ?

— On ne peut pas rouler toute la nuit. Il faudra bien trouver un endroit pour coucher, mais pas sur la grande route. Les flics nous demanderaient constamment nos papiers.

Ils partagèrent le pain et le morceau de saucisse sèche, burent un peu de vin.

— C’est de la purée, dit Chiva, et il monte vite à la tête, celui-là.

Après chaque gorgée, ils devaient avaler deux ou trois fois plus d’eau.

— Je crois qu’il faudra prendre de l’essence. Au moins cent pesetas à la prochaine pompe. Le temps qu’on arrive dans un village où l’on pourra nous renseigner. Une route, ça ne se construit pas en secret tout de même. Il faut du monde. Surtout une route de montagne. Pour les enrochements, par exemple, ils ont besoin de gens comme nous.

— On a nos outils, dit fièrement Chiva. Et je n’ai pas le vertige. Avec une bonne corde, je peux me balancer à plus de cinquante mètres et je n’aurais pas peur si je sais que c’est toi qui tiens l’autre bout.

— Dépêchons-nous, dit Vergara, je suis sûr qu’on va nous renseigner au poste d’essence.

Le crépuscule s’étirait lorsqu’ils roulèrent sur la nationale en direction du nord. Mais les kilomètres s’ajoutèrent sans qu’ils découvrent la moindre pompe.

— Pas croyable, disait Vergara la gorge contractée. On devrait ne plus rouler depuis longtemps.

— Là-bas, cette lueur… Une station-service, non ?

Vergara accéléra et, soudain, ce fut la panne sèche. La lueur rouge se trouvait à un bon kilomètre.

— Je vais avec le jerrycan, dit Vergara.

— C’est plat. Je peux me mettre au volant et tu pousseras.

L’autre n’eut pas le courage de lui refuser. Chiva adorait s’installer au volant et se donner l’illusion de conduire.

— D’accord. Serre bien le talus, sinon on aura des histoires avec les motards.

Il commença à pousser, mais ce n’était pas aussi plat qu’ils l’avaient cru. Bientôt, il dut ôter sa chemise trempée, pour continuer à pousser en direction de la lueur rouge qui ne se rapprochait pas très vite. En fait, il semblait y avoir au moins deux kilomètres. Les mains crispées sur le volant, Chiva l’oubliait, ne se rendait pas compte qu’il s’épuisait.

Lorsque la camionnette roula sur le ciment de la station-service, Vergara n’en pouvait plus. Il fit un dernier effort, et lorsque Chiva eut serré le frein, il s’assit sur le marchepied, haletant et incapable de dire un mot.

— Bonsoir, dit l’homme en blouse bleue. Alors, combien j’en mets dans votre réservoir ?

Vergara sortit un billet de cent et le lui tendit.

— Très bien, monsieur.

— Hé ! dit Chiva depuis son volant, vous n’avez pas entendu parler d’une route en construction dans le coin ?

— Une route ? Je sais qu’on vient d’agrandir la nationale et de la goudronner, mais je n’ai jamais entendu parler de route.

Vergara se leva et prit la bouteille d’eau. S’il ne buvait pas, il ne pourrait jamais parler.

— Il y a un village près d’ici ? demandait encore Chiva.

— À une vingtaine de kilomètres, tout de suite après le col. La route a été déviée et, de nuit, il ne faut pas louper la bifurcation. Voilà cent pesetas. Huile, eau ?

— Merci, dit Vergara. Tout va bien.

Il n’avait plus assez d’argent pour l’huile et ne voulait pas donner un pourboire pour l’eau.

— Mais de quelle route vouliez-vous parler ? demanda le pompiste qui aurait bien voulu prolonger la conversation.

Depuis la tombée de la nuit, les voitures se faisaient rares et il s’ennuyait.

— On la construirait dans la Sierra.

— Jamais entendu dire une chose pareille. Vous venez de loin ?

— De la côte.

— Pour vous embaucher ?

Chiva glissa à sa place habituelle en s’efforçant de ne pas attirer l’attention du pompiste.

— Voilà, dit Vergara. On n’a rien de touristes, pas vrai ?

— Il commence d’y en avoir, répondit l’autre. Début juillet, c’est quand même l’époque. Des Français, des Allemands et tous les autres.

La camionnette démarra au moment où il voulait donner un conseil aux deux hommes. Plus loin, dans les lacets, la route était en réparation et il fallait faire attention, sinon on risquait de se retrouver dans le précipice.

— Comment veux-tu que ce type, qui vit tout seul sur le bord de la route, sache quelque chose ? disait Chiva. Je suis sûr qu’au village on nous renseignera. Il n’y a pas de raison pour que don Pedro nous ait menti au sujet de cette route.

— Aucune, reconnut son ami, mais il s’est peut-être trompé de Sierra. Et, pour lui, ça n’avait aucune espèce d’importance. Au contraire, il était très satisfait de nous donner son tuyau, même s’il n’était pas tout à fait certain.

— Tu crois ?

— Les gens riches sont ainsi. Désinvoltes. C’est très bien porté. On n’attache aucune importance aux choses.

Les deux motards se trouvaient arrêtés sur le bord de la route et les regardèrent passer.

— Ils vont s’amuser à nous rattraper, dit Chiva. Dans un moment, ils monteront sur leur belle moto et se taperont quelques kilomètres à fond de train pour le plaisir de nous rejoindre et de nous faire signe.

Il se retourna longuement, puis tapa sur le bras de son compagnon.

— Gagné ! Ils arrivent.

Vergara se rangea soigneusement sur le bord de la route, et les deux hommes sortirent leurs papiers.

— Puisatiers, s’étonna le motard qui avait abandonné sa moto tandis que l’autre surveillait la circulation. Que venez-vous faire dans la région ?

— Travailler à une route. On nous a dit qu’il se construisait une route dans la Sierra de Segura. On demande partout et personne ne peut nous renseigner. Le pompiste de la station-service plus haut n’en savait rien.

— Hé ! Pablo, tu as, entendu parler d’une route en construction dans la Sierra, toi ?

— Non, fit l’autre en se rapprochant. On vient de réparer celle-ci qui en avait bien besoin. Sur quatre-vingts kilomètres.

Les deux amis se regardèrent.

— Don Pedro a peut-être confondu, dit Chiva.

— Et il n’y a pas de puits à creuser, dit le motard. Si vous cherchez du travail, ce n’est pas ici que vous en trouverez. Allez, vous pouvez continuer.

Les deux motards rebroussèrent chemin et s’enfoncèrent dans la nuit. Vergara démarra doucement et roula de même. À quoi bon dépenser de l’essence, maintenant ?

— On pourra toujours vendre la camionnette, dit Chiva. On nous en donnera bien cinq mille pesetas, non ?

— Peut-être, répondit Vergara en pensant à autre chose.

— J’ai toujours ma caisse à roulettes et mes patins en bois. Je me débrouillerai toujours, tu sais ?

Autrefois, ils allaient travailler avec un vélo. Vergara arrimait la caisse de son ami sur le porte-bagages renforcé et le transportait n’importe où. Puis ils avaient pu acheter cette camionnette, et ce jour-là avait été le plus beau de toute leur vie. Dix mille pesetas, économisées patiemment pendant des années. Chiva pleurait de joie en s’installant sur la banquette défoncée.

— On recommencera ailleurs. Il doit bien y avoir un endroit où l’on a besoin de nous, murmura Chiva.

Le silence qui suivit lui fit peur.

— Il n’est pas possible que l’on n’ait pas besoin de nous quelque part, répéta-t-il. Et si on ne trouve rien, tu me conduiras en Estramadura. Dans ce fameux couvent…

— On risque de le chercher comme la route, répondit Vergara.

— Non, je suis sûr qu’il existe. Je l’ai lu dans un journal.

Vergara donnait des coups de phares, cherchant l’entrée d’un chemin pour y garer la camionnette pour la nuit. Depuis leur départ, ils couchaient dans le véhicule. Chiva s’étendait sur la banquette où il avait suffisamment de place. Lui passait à l’arrière où il s’était installé une paillasse en paille de maïs.

— Demain sera un autre jour, dit-il. On va s’arrêter avant ce fameux village.

— D’ici là, essaya de plaisanter Chiva, ils auront peut-être retrouvé cette sacrée route.

Ils se mirent à rire. Mais Vergara remarqua que la route grimpait en lacets dangereux, et ils n’avaient pas trouvé d’endroit propice pour dormir.

— Il faut que je continue un peu pour sortir de ces tournants.

Derrière eux, une paire de phares s’impatienta et il se serra le plus possible à droite. Une voiture blanche les dépassa.

— Une DS, ce sont des Français, dit Chiva. Ils doivent rentrer dans leur pays.

La voiture fonçait devant eux et puis, soudain, elle bascula en avant. Les deux feux rouges éclatèrent en vain en plein ciel.

— Ils ont loupé le tournant ! hurla Vergara en freinant à mort.

Les chocs répétés de la DS sur les rochers leur parvinrent pendant de longues secondes. Lorsque Vergara se fut garé avec soin et qu’il fut descendu, c’était à nouveau le silence de la nuit. Avec précaution, il s’approcha du précipice, ne vit rien.

— Antonio ! appela Chiva.

Il revint vers lui.

— On n’entend rien, et c’est noir comme dans un gouffre.

— Porte-moi là-bas, dit Chiva.

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