Le seringat et les pivoines n’ont pas daigné attendre et s’effeuillent sur un gazon un peu rôti par une canicule précoce. Mais les hirondelles raient du bleu sur commande. Par la grille grande ouverte chacun peut entrer ou sortir à son gré, s’installer où il veut, s’attarder devant le buffet campagnard où trône un tonnelet de beaujolais qui goutte sur la nappe. Fiesta composite, dans ses intentions comme dans ses invités. Rendre d’un bloc un certain nombre de politesses, planter tardivement la crémaillère, célébrer en l’honneur de Félix une sorte de baptême laïc et en même temps la Fête des Pères, faire plaisir aux clients, aux patrons de l’Atelier Mobiliart, rameuter les amis, tout a compté ; et peut-être aussi le souci de sortir de cette absence — par certains transformée en ghetto — où marine toujours quelque temps un couple d’abord illégitime, puis légalisé aux dépens d’une précédente union et qui doit toujours laisser passer du temps pour habituer les gens à son existence.
Odile reçoit à l’intérieur, mère hissant un fils à trois dents, doux porte-respect, que la présence de sa grand-mère Davermelle intronise tout à fait parmi les dames. Louis se prodigue dehors, aussi correctement débraillé qu’il faut pour mettre à l’aise un mélange de voisins, de cousins, de relations — plus ou moins relatives —, d’artistes supposés tels, les uns cravatés, les autres non, les uns embouchés de vous, les autres de tu familiers ou familiaux. De ce cocktail Louis peut se féliciter : il fait nombre. Ce dimanche étant en effet le troisième du mois, les cartons envoyés à Fontenay ont dû passer par le vide-ordures : il ne faut pas espérer d’enfants. Quant aux amis, ils ne sont pas plus de trois ou quatre à pilonner sur la pelouse. Il y a bien sûr Gabriel. L’indéfectible Gabriel. Qui lui-même se trouve un peu seulet, qui vient l’avouer à Louis :
— Le copain se fait rare !
Et qui se met comme d’habitude à philosopher :
— Que veux-tu, c’est la loi ! Quand tu te maries tu perds déjà tous ceux de tes amis qui ne ratifient pas ton choix. Quand tu divorces, tu perds la moitié du reste parce que leurs femmes ont peur de l’exemple. Plus la moitié du dernier quart si tu te remaries…
Il s’arrête, étonné :
— Tiens, tu as vu ? Aline est de bonne composition, aujourd’hui : voilà tes enfants.
Non, pas les cadets, mais les aînés, invisibles depuis des mois et qui font une drôle de tête : ils ne parlent à personne, ils quadrillent littéralement le jardin en dévisageant les gens comme s’ils cherchaient quelqu’un. Leur père, sans doute. Louis lève un bras pour signaler sa présence, Agathe et Léon se contentent d’en faire autant et disparaissent dans la maison.
— À propos, dit Gabriel, j’ai reçu une curieuse lettre de Rose. Ça n’a pas l’air d’aller du tout.
Mais Louis, intrigué, abandonne la place, se faufile à son tour dans le vestibule, puis dans l’escalier. Agathe et Léon sont dans les étages, passant de pièce en pièce : grincements de gonds, claquements de porte se succèdent. Les voilà bientôt qui redescendent :
— Si vous cherchez votre frère, il est dans la salle avec Odile, dit Louis, sommairement embrassé au passage.
— Guy ? fait Agathe. Je ne l’y ai pas vu.
— Je parle de Félix.
Agathe hausse carrément les épaules :
— Il est bien question de lui ! lâche-t-elle. Maman est aux cent coups : Rose et Guy ont disparu depuis ce matin.
Son air soupçonneux serait risible s’il n’était outrageant, comme le sont cette fouille délibérée et le parti pris qu’elle suppose. Une visite domiciliaire, voilà ce dont il s’agit. Même Léon, le prudent Léon, s’est laissé embaucher et chez son père la colère passe d’abord l’inquiétude :
— Et c’est maintenant que vous me prévenez ! Si je comprends bien vous jouez les chasseurs de prime, vous perquisitionnez.
— C’était dans ton propre intérêt : maman veut porter plainte, balbutie Léon.
Les enquêteurs dégringolent déjà. Poussant à la fenêtre de sa chambre, dont les placards n’ont pas été refermés, Louis peut voir Agathe et Léon retraverser la cohue, passer la grille en courant et rejoindre la vieille Citroën, rangée cinquante mètres plus loin, en double file, dans la rue remplie de voitures d’invités. Aline, elle-même, pointant le nez à la portière, attend le commando.
Premier réflexe : l’attendrissement. Deuxième réflexe : la contrariété. Ils — et ils, c’est à quatre-vingt-cinq pour cent Rose, à quinze pour cent Guy — ont tout pris sous leur bonnet sans avertir quiconque, sans se soucier des conséquences et des cinquante personnes qui se gobergent en dessous. Enfin l’anxiété prend le dessus : où sont-ils ? Si d’aventure pour ne pas mettre directement leur père en cause, ils se sont réfugiés chez leurs grands-parents Davermelle, ils ont trouvé porte close ; et s’ils attendent chez le concierge, leur mère peut très bien faire le même raisonnement, foncer rue Vaneau, les récupérer. Belle occasion pour exécuter une menace récemment proférée : Si vous continuez à faire les imbéciles, je vous fourre en pension.
Un instant le père faiblit devant le jeune marié : la pension préserverait ses jours de visite comme sa tranquillité. Mais le goût de l’événement, la revanche à y trouver, l’excitation l’emportent. Enfoncée, Madame Ex ! Jugée, lâchée, punie par où elle a péché. Le temps n’est plus aux compromis, le droit de garde est dépassé. Rose et Guy ne comprendraient pas, ne pardonneraient pas une reculade.
Et voilà que deux minutes après, à la place même abandonnée par l’ID, stoppe une 4 CV constellée de marguerites autocollantes dont on pourrait s’attendre à voir sortir un minet de banlieue plutôt que le digne M. Gordon. Le vigilant ! Tout s’éclaire. La chance veut que Grancat soit parmi les invités (la chance, sans doute : il pouvait ne pas venir. Mais Rose devait bien y compter). Le temps de le crocheter dans la foule, d’avertir Odile et les grands-parents, effarés, et c’est un vrai conseil de guerre qui se réunit dans la cuisine autour de M. Gordon, qui raconte :
— Rose et Guy ont déjeuné chez moi. Ils sont arrivés à midi. Auparavant ils avaient passé deux heures au Café de la Gare à écrire des lettres : à leur mère, à leurs grands-parents, au juge des enfants, au procureur de la République, à la directrice du lycée, à certains professeurs. Toutes disant en substance : nous partons, vous voulons vivre chez notre père. Depuis quelque temps, Rose en avait expédié beaucoup d’autres, laissant entendre que la crise était proche. Elle a très bien compris que, si elle ne pouvait pas comparaître elle-même, ses lettres seraient produites à l’audience. C’est une petite personne très organisée.
— Qui nous met quand même dans une fichue situation, dit Me Grancat. Sa mère peut nous traîner, pour rapt, en correctionnelle.
— Aline était déjà dans la rue tout à l’heure, dit Louis.
— Je m’en méfiais, reprit M. Gordon. C’est pourquoi je n’ai pas amené les enfants. La plainte pour rapt, Mme Rebusteau la déposera peut-être, mais à mon avis elle ne tient pas. M. Davermelle n’est pas responsable d’une fugue qu’il n’a ni provoquée ni connue, mais qui lui fournit un argument de poids. Vous savez comme les juges sont lents à revenir sur la chose jugée. Il faut les comprendre : les ragots, les rapports, ils en sont sevrés. Ce qu’il faut pour les décider, c’est un incident et j’ai malheureusement assez d’expérience pour savoir qu’ils l’attendent quelquefois jusqu’à la tentative de suicide ou jusqu’à l’entrée à l’hôpital d’un enfant roué de coups. Nous ne sommes pas, Dieu merci, au niveau du drame, mais l’incident, nous le tenons. Maintenant, maître, à vous de jouer.
— Ne soyons pas trop optimistes, dit Grancat. Ça peut mal tourner.
— De toute façon le vin est tiré, dit Louis.
— Il doit y avoir un moyen de te couvrir, dit M. Davermelle.
— Bien sûr, fit M. Gordon.
Il tirait une enveloppe de sa poche, la tendait à l’avocat qui la prit d’une main molle. Les professionnels sont toujours agacés par les amateurs, les soldats par les scouts, les corporations par les associations philanthropiques dont l’efficace est bien la moindre excuse.
— Mon rôle est terminé, reprenait M. Gordon, à moins que vous ne jugiez nécessaire, maître, de me citer comme témoin. De toute façon je suis passé tout à l’heure au commissariat de mon quartier pour y déposer une déclaration. Celle que je vous donne en est le double. À mon avis M. Davermelle n’a pas un instant à perdre. Il faut qu’il saute, lui aussi, au commissariat local pour y déclarer que, mis en face du fait accompli, il tient les enfants à la disposition du Parquet.
— Parfait ! dit Grancat, rendant enfin les armes pour mieux prendre les choses en main. Mais il serait bon que Rose et Guy accompagnent leur père pour corroborer ses dires.
La malice brille derrière les lunettes du vigilant, qui enchaîne aussitôt, d’une voix modeste :
— Ils vous attendent dans la salle de garde. Je les ai confiés, avant de venir ici, au brigadier de service.
— Je vous accompagne, propose le grand-père.
— Non, dit Grancat, ça ferait pièce montée. Mais dès demain, je vais faire le nécessaire pour assigner Aline en référé : ça peut demander cinq ou six jours et d’ici là j’aimerais que les enfants restent invisibles en demandant asile à des tiers. Arrangez-vous. Je ne veux pas savoir qui.
— D’accord ! dit Louis, en même temps que son père.
— Va vite ! fait Odile. Je m’occuperai des invités.
Elle a le dos un peu rond : accepter une charge et la sentir soudain peser sur vos épaules, c’est aussi différent dans le privé des familles qu’en haltérophilie.
Le commissariat est à moins de trois cents mètres et, compte tenu du sens interdit, il serait plus simple d’y aller à pied. Mais Grancat s’y est opposé : Aline peut rôder dans le coin. Si elle te devance, si elle découvre les enfants, le brigadier serait obligé de les lui remettre : elle n’a qu’à faire valoir son droit de garde. Ta seule chance, c’est de ne lui fournir aucune indication jusqu’au référé. C’est une course contre la montre… dans une joyeuse illégalité ! Joyeux, il ne le paraît guère, ni surtout rassuré ; il a pris sa Taunus, à son avis moins repérée que la DS de Louis ; il suit Gordon, il conduit, tête rentrée dans le col, l’œil au ras de la vitre, inspectant le trottoir, comme si le bâtonnier allait s’y dresser, vengeur, pour le citer à comparaître devant le conseil de l’Ordre. Il bougonne :
— Ces gens des Comités sont souvent imprudents. Le secourisme, bravo ! Mais au Palais il faut respecter les formes. Pour nous, remarque, leur intervention est une chance : elle impressionne toujours. L’attestation du père Gordon, je te prie de croire que je vais m’en servir !
Il freine déjà devant le drapeau, le père Gordon, et en habitué entre dans la cour, s’y gare sans façon entre deux cars de police, salue le factionnaire d’un petit signe amical et pointe tranquillement le doigt vers une place libre, aussi réservée que l’autre, en expliquant :
— Le patron n’est sûrement pas là, un dimanche.
Pour ajouter plus bas :
— J’aime autant. Il est souvent pointilleux. Le secrétaire de permanence ne songera qu’à gratter son pensum au plus vite.
Scénario correctement prévu. Rose et Guy sont apparus soignant leur sourire, mais tout de même un peu paumés, étourdis par le va-et-vient des uniformes, l’odeur de drap, de cuir et de tabac dans laquelle ils ont mariné en attendant ce père aux bras de qui, enfin bien accrochés, ils se sentent en sécurité.
— Figure-toi, disait Rose, qu’à huit heures nous n’avions encore rien décidé. C’est maman qui a tout déclenché en mettant un cadenas sur le téléphone…
— Tu raconteras ça plus tard, a dit Grancat. Allez ! Je vous attends dans la voiture.
Le cousin peut servir de convoyeur, mais l’avocat ne peut être ni témoin ni acteur. M. Gordon qui n’est pas, lui, tenu de fonctionner dans les règles, prend la tête des opérations.
— Laissez-moi faire, murmure-t-il. Mieux vaut que vous ayez l’air ahuri.
Vingt-deux marches. Trois portes sur le palier. La bonne est au centre, mais de l’autre côté ce n’est pas au premier bureau qu’il convient de s’adresser, c’est au second : occupé par un géant gras qui aussitôt tend une main potelée et s’exclame :
— Ça fait bien trois mois qu’on ne vous avait vu !
— J’aimerais bien ne jamais avoir à vous déranger, dit M. Gordon.
Il débite déjà sa petite affaire, explique le cas, présente le père, présente les enfants, souligne leur bonne volonté de citoyens respectueux de la loi qui viennent s’en remettre à la justice, propose de se retirer pour laisser la parole aux déclarants, pense comme le préposé que ce n’est pas nécessaire, qu’il faut aider ces gens forcément un peu noués par l’émotion. Il laisse le bonhomme s’emparer de son registre et s’interroger la plume en l’air :
— Voyons, comment rédigeons-nous ça ?
— Comme d’habitude, dit M. Gordon.
L’habitude n’est-elle pas la meilleure référence ? M. Gordon n’aurait pas le front de dicter quoi que ce soit, il se souvient seulement d’une affaire analogue dont son petit carnet affirme qu’elle a été enregistrée le 4 janvier, sous le numéro 107. Il en a même noté les termes qui lui ont semblé un exemple de concision, de précision. Il en rappelle une phrase, puis une autre, aisément adaptables. Les suivantes, à quelques variantes près, seront également utiles. Mais peut-être, dans le cas présent, pourrait-on ajouter — Approchez, les enfants, n’ayez pas peur — quelque chose au sujet de ceux-ci. Par exemple : Et Rose Davermelle, seize ans et demi, ainsi que son frère Guy, douze ans, par nous interrogés, confirment qu’ils ont spontanément, à l’insu de leur père, quitté le domicile de la mère gardienne…
— Et refusent absolument d’y retourner, s’écrie Rose, à point nommé.
— Ça non ! fait Guy, en écho.
— Sous peine d’incident grave ! dit Louis.
Et ceci à cela rajouté fournit bonne finale. Et refusant d’y retourner par crainte d’incident grave, murmure le scripteur en hochant la tête, font respectueusement confiance au tribunal appelé à statuer sur leur sort…
Relecture. Virgule ici, point là. Davermelle, c’est bien avec deux l ? Vous avez une pièce d’identité ? Enfin, toutes vérifications faites, le registre s’offre aux signatures. M. Gordon a noté soigneusement la référence pour la communiquer à l’avocat : main courante du 16 juin 68, numéro 287. La pesanteur semble avoir diminué : c’est d’un pied plus léger que se redescend l’escalier. Mais déjà le soulagement se trouble : Je suis navrée pour maman, souffle Rose. Si elle avait voulu… Son père comprend si bien qu’il complète : Oui, la pauvre ! Elle aurait pu éviter ça. Le soupir qui le vide avoue le reste : la hargne est contagieuse et chacun ne s’en défend qu’en aggravant la maladie qu’il croit tenir de l’autre. Dans la cour M. Gordon se penche à la portière de la voiture où attend Me Grancat, se relève presque aussitôt, coupe court aux remerciements et prend congé :
— Il est rare, dit-il, qu’on nous tienne au courant de la suite donnée à une affaire. Un coup de fil, tout de même, me ferait plaisir.
La Taunus va suivre sur deux rues la 4 CV aux marguerites, mais bientôt elle bifurque pour livrer Rose et Guy devant la villa Duelle à la Peugeot de leur grand-père. Louis repasse la grille, sinue à travers des groupes d’invités tout occupés d’eux-mêmes et qui n’ont rien remarqué. Bon alibi. Mais a-t-il besoin d’un alibi ? Ce petit gala maintenant lui paraît dérisoire : pour lui, c’était bien aujourd’hui, entre toutes réussie, la Fête des Pères.
Point de cesse, point de sommeil, plus d’appétit, plus de ressort. Une migraine insensible à tous ces cachets sortis de leurs petits cylindres d’alu dont trois, déjà, gisaient vides sur la table de nuit. Elle avait beau crier son indignation aux aînés, aux sœurs, à l’avocat, aux flics, à la concierge, aux voisins, aux derniers amis, à sa mère, aux Agars, aux profs du lycée, elle avait beau les entreprendre par fil, par lettre, de vive voix, à tout moment, à tout propos, l’invraisemblable restait vrai : deux enfants peuvent quitter leur mère un dimanche matin et s’évaporer dans la nature, sans que les Institutions, les Pouvoirs, les gens chargés de faire respecter l’ordre, l’équité, l’amour filial, s’émeuvent outre mesure. Vous ne le croiriez pas ? Eh bien, si ! Un commissaire ou son adjoint ou ce qui en tient lieu, bref le fonctionnaire qu’on trouve devant soi derrière sa barrière de bois, qu’on alerte, qu’on supplie, qu’on requiert au nom d’un droit proclamé par un jugement dont vous produisez l’extrait, qui est tenu — c’est écrit dessus — d’y prêter main-forte, peut vous répondre :
— Nous sommes au courant, madame, nous sommes au courant…
Il ne bondit pas, il n’expédie pas ses agents aux trousses des fuyards. Il regrette poliment, il parle d’une lettre où les enfants expliquent leur fugue, comme s’il pouvait y avoir à cela une explication, une excuse. Il laisse entendre qu’un délégué d’on ne sait quel comité se targuant d’on ne sait quel titre a donné son avis à ce sujet. Il affirme qu’il n’en sait pas plus, qu’il attend comme vous — quoi ? on se le demande ! — , qu’il vous tiendra au courant du suivi et que, pour l’instant, tout ce qu’il peut faire, en attendant des ordres, c’est prendre votre déposition, enregistrer votre plainte :
— Si vous y tenez, madame, car enfin contre qui ? Vous m’avez bien dit, n’est-ce pas, que vos aînés sont allés eux-mêmes chez leur père et n’y ont pas trouvé leurs cadets ?
Contre qui ? Se figurait-il, celui-là, que Louis allait avouer : Mais oui, monsieur le Commissaire, j’ai manœuvré dans l’ombre, j’ai tout indiqué aux enfants : les termes de leur lettre, la date, l’heure… Et puis coucou ! Je les ai fait disparaître. Le commissaire était comme le concierge : impressionné par cette fameuse lettre évidemment dictée de bout en bout. Il l’avait examinée, il en avait comparé l’écriture à celle de l’autre lettre, reçue par lui et bien entendu identique. Il l’avait lue, puis relue à haute voix, l’œil à chaque fin de phrase relevé sur la mère :
Ma chère maman, nous quittons la maison pour aller demander aux juges notre transfert chez papa. Tu ne t’étonneras pas : il y a assez longtemps que nous le réclamons. Nous t’aimons bien, nous regrettons de te faire de la peine, nous souhaitons te voir ensuite régulièrement. Mais nous ne voulons plus vivre avec toi et tu sais pourquoi…
Savoir pourquoi ! Ils avaient tous le même gros œil rond, ils voulaient tous savoir pourquoi, étonnés de s’entendre répondre :
— Et moi, la première !
Les gens aujourd’hui sont extraordinaires : des naïfs dont la méfiance travaille à l’envers et se montre d’une perfidie incroyable dans le décri de vos meilleures intentions. Un enfant a toujours raison. Qu’un père s’emploie à lui monter le bourrichon, que la chose crève les yeux, vous n’en convaincrez personne. Mais que vous l’ayez vous-même mis en garde contre cette forme d’abus de confiance, contre ce travail de sape, on ne vous le pardonnera pas. De toute façon quand la voix de l’innocence a parlé, vous n’avez plus qu’à vous taire. Car tout ce que vous direz risque de se retourner contre vous. N’était-il pas singulier, par exemple, que toutes les lettres fussent de la main de Rose et d’elle seule, avec un tout petit Guy griffonné sous la signature de sa sœur ? Aline l’avait fait remarquer, ajoutant que c’était toujours comme ça, que Rose menant la cabale embauchait, mécanisait le gosse abrité derrière elle dans les discussions… Et tilt ! Le dernier mot, seul, avait intéressé :
— Fréquentes, ces discussions ? À quel sujet ?
La question a de quoi vous surprendre. Vous balbutiez : Je ne sais pas, moi… Au sujet d’un rien, au sujet d’un peu tout, c’est sans importance. Nouveau tilt ! Tout est un mot malheureux qui vient de vous enferrer davantage. Et pourtant vous en connaissez, vous, des familles où il n’y ait jamais de discussions ? Où la mère, chaque jour, ne doive pas faire son devoir qui n’est pas de céder à toute fantaisie ? Où son rôle — son terrible rôle de femme abandonnée — soit de dire amen ? Mais ne plaidez pas, voyons ! Nul ne s’étonnera que sur quatre enfants ce soient les plus âgés, les plus réfléchis qui vous approuvent, tandis que ce sont les plus jeunes, les plus tête-en-l’air, les plus malléables, qui se révoltent. On vous demandera au contraire :
— Vous n’avantageriez pas un peu les aînés ?
Et vous demandant d’y réfléchir, on vous déconseillera finalement de porter plainte, du moins dans l’immédiat, car la preuve du rapt n’est pas faite :
— Et puis, madame, serait-elle faite, il reste que vous vivez uniquement de ce que gagne M. Davermelle. Est-il souhaitable pour vous, pour vos enfants, qu’une condamnation, un casier judiciaire puissent éventuellement lui faire perdre sa place et ses moyens ? Une demande de recherches, pour l’instant, paraît suffisante…
Et voilà comment arrivée requérante, sûre d’obtenir aide et réparation, elle était ressortie démontée, humiliée, faisant figure de mère abusée, sinon abusive. Pour aller quand même faire ses courses — Agathe et Léon ayant encore faim, eux — et se faire servir par des commerçants aux yeux fuyants, fraîchement informés par la chronique de la Résidence Lothaire. Pour rentrer chez elle, lorgnée par ces gens d’en dessus, d’en dessous ou d’à côté, tapeurs de cloisons, tapeurs de plafond lors des sauteries tardives, des chamailles ou des semonces, pas plus bruyantes que les leurs, mais dont le commentaire devait devenir maintenant : Je me disais aussi : qu’est-ce qu’il se passe là-dedans ? Encore et toujours la même chose : haro sur la victime ! Si on n’abandonne pas une femme sans raisons, on abandonne encore moins une mère sans raisons et ces raisons-là n’ont pas besoin d’être définies, l’effet suffisant à vous faire soupçonner d’en être la cause. Au blâme sévère mérité par Rose la famille elle-même se croyait obligée d’associer des considérations aigres-douces :
— Ce cadenas sur le cadran, quelle idée aussi ! disait Ginette. Tu as le génie de ces petites vexations.
Et ç’avait été un tollé quand Agathe, qui aurait mieux fait de tenir sa langue, avait raconté le coup du nautilus, le dernier coquillage de Rose resté à Fontenay, attrapé au vol en fin de dispute, jeté à terre, écrasé sous le talon. Geste inconsidéré, d’accord ! Mais allez vous en empêcher quand vous crevez de jalousie, de tendresse trahie, quand vous êtes à bout d’arguments comme à bout de nerfs ! Qui vraiment pouvait soutenir que Rose et Guy, leur mère ne les aimait pas, qu’elle n’eût pas préféré les accoucher vingt fois que de subir cet autre déchirement par quoi des êtres échappés de son ventre cherchaient maintenant à s’échapper de sa vie ?
Nouvelle amputation : le pire était là, sans cesse aiguisé par l’angoisse de ne rien savoir des disparus, de ne rencontrer personne qui s’en affolât autant qu’elle. Molles, en effet, les sœurs, répétant :
— Tu penses ! Ils ne sont pas loin.
Molle, la directrice du lycée :
— Non, nous ne les avons pas revus. Mais franchement, madame, nous nous attendions à quelque chose de ce genre.
Mous, Agathe et Léon, vaguement conscients de la gravité de la scission et du fait que la suppression de deux pensions réduirait encore les moyens du clan (souci plus grave, hélas ! pour la nourricière), mais pas fâchés de s’étaler un peu, surtout Agathe, doublant sa part de mètres carrés. Il n’y avait qu’Emma pour montrer de la vigueur, jointe toutefois à une insupportable patience :
— Louis est fou ! Cette fois il est allé trop loin.
C’était aussi l’avis de Me Grainde que l’attitude évasive de Me Grancat, aussitôt contacté, persuadait d’une action imminente :
— Faisons le chat. L’adversaire va se découvrir et nous sauterons dessus.
En attendant Rose et Guy traînaient Dieu sait où, peut-être en danger. Car enfin s’ils n’étaient pas chez leur père, il fallait bien qu’ils fussent quelque part avec sa complicité. Une complicité presque souhaitable ! Hypocritement sous-entendue, puisque personne ne semblait torturé à l’idée que les enfants aient pu échouer, notamment Rose, une adolescente, entre des mains plus redoutables. Rien le dimanche. Rien le lundi. Rien le mardi matin. Pas une carte, pas un coup de fil, même à des tiers. Le seul signe rassurant, c’était le silence du père, pourtant prévenu et qui ne réclamait pas de nouvelles.
À dix heures moins deux, laissant dans le couloir M. Davermelle et Guy — judicieusement étiré, donc vieilli par un pantalon long —, Me Grancat poussa Rose devant lui et franchit la porte capitonnée. Il n’eut pas le temps de la refermer ni même de placer un mot :
— Sans vous, maître, sans vous ! fit une voix de basse se répétant sur deux tons, le premier aimable, le second définitif.
L’avocat ressortit, le cou sur le col, chaque main enfilée dans la manche de l’autre, benoît comme un curé qui vient d’affronter son évêque :
— Le président Latour me l’avait dit, murmura-t-il. Je veux en avoir le cœur net. Donc pas de parents, pas de conseil. Je verrai chaque enfant seul, le garçon après la fille. Vous avez entendu ? Il ne m’a même pas laissé lui présenter la petite.
— On peut faire confiance à Rose : elle a de l’aplomb, dit M. Davermelle, renvoyant d’un doigt, derrière son oreille, le fil de son sonotone.
Guy était trop près de lui pour qu’il pût s’exprimer librement. Réclamer contre une mère, situation bien gênante pour Rose. Devoir l’y encourager, situation bien gênante pour lui. Ni fier, ni rassuré, le grand-père, bien qu’il y eût peu de toges à flotter alentour, se tenait devant le petit-fils pour faire écran et, le poil en bataille, inspectait le fond de la galerie.
— Ne vous inquiétez pas, dit le cousin. Même si par hasard le nouvel avocat d’Aline, Me Grainde, passait par ici, elle ne reconnaîtrait pas les enfants : elle ne les a jamais vus. Au surplus elle ignore que j’ai obtenu pour eux cette audience, qui devrait être la norme et qui reste l’exception. Si elle savait, elle serait moins virulente.
Il regarda sa montre et, soucieux de ne point se taire pour occuper le client, reprit aussitôt :
— L’assignation est arrivée avant-hier et Me Grainde m’a appelé ce matin en le prenant de très haut. À l’entendre tout le quartier est en train de signer une pétition en faveur d’Aline, qui ferait du porte-à-porte et que les dames seules du club des Agars soutiendraient jusqu’à malemort du ravisseur. Nous ferions mieux d’après elle de renvoyer les enfants ; et peut-être nous ferait-on grâce en retirant la plainte qui, par ses soins, vient d’être adressée au procureur.
— Hé ! Pas de blagues ! Si papa nous rend, ça va être notre fête, dit Guy.
— Excellent à dire de l’autre côté de la porte ! fit Grancat. Ne t’inquiète pas, bonhomme : on nous bluffe. Avec le président Latour, pour qui compte ton choix, c’est presque toi qui juges !
Par-dessus le gosse, deux regards se heurtèrent : celui de Grancat soucieux de gagner, avouant d’un clignement de paupières : il faut bien le regonfler ; celui du grand-père, réservé, faisant la part plus large au respect filial. Bof ! Bof ! faisait l’intéressé, pas tellement crédule. Mais la porte capitonnée, dont un large crevé lâchait de la bourre, rendait Rose, poussée dans le dos par une main bienveillante qui se releva et fit dans l’air à l’intention de Guy deux ou trois petits crochets. Les cheveux en crête, le maigrichon partit sur ses ergots.
Cependant la bouille fripée, la respiration rétrécie, Rose éludait les questions :
— Bonne impression ?
— Oui !
— Qu’est-ce qu’il t’a demandé ?
— Ma foi, grand-père, tu ne me croiras pas : il m’a d’abord demandé si j’aimais les caramels. J’ai même eu tort d’en prendre car, pour répondre ensuite, j’avais les dents collées.
Et Rose de s’intéresser à son bas en train de filer. Ses dents ne décolleraient sûrement pas tout de suite : l’entretien avec le président, c’était une affaire entre elle et lui. La connaissant bien, M. Davermelle n’insista pas. Grancat, jetant un œil sur sa robe, s’étonna qu’elle en eût une nouvelle :
— Ils sont partis sans un slip de rechange, dit M. Davermelle. Leur grand-mère a dû tout leur racheter, pendant que je trottais de mon côté pour garnir votre dossier. Heureusement que je suis à la retraite ! Louis travaille et n’aurait pas pu s’en occuper.
— C’est parfait, dit Grancat. Moins on le voit, en ce moment, mieux ça vaut. Qu’il reste le bon père bousculé par les siens !
— C’est exactement ça, dit Rose, candide.
— Bien sûr ! fit Grancat qui n’en avait pas l’air autrement convaincu.
Il souriait. Apparence ou réalité, il les défendrait avec la même éloquence. Cette dangereuse affaire semblait devoir bien tourner. Guy réapparaissait, poussant de l’épaule un battant de porte deux fois plus haut que lui et, moins discret que sa sœur, levait très haut le pouce.
Revoilà donc la Grande Salle aux deux voûtes pesant sur leurs piliers carrés : immense, froide, ombreuse, ecclésiale, pleine de fourmis noires charriant leurs dossiers comme d’autres traînent leurs œufs, dans l’incessant entrecroisement de rendez-vous, d’attentes, de parlotes, de galops vers les chambres, de sorties triomphantes ou dépitées. Aline retrouve ce monde rigide de marbre, de bronze et de chêne où, partout sculptée, la loi se déshabille, tétonnière et fessue, sans doute pour laisser croire qu’elle est, en plus austère, sœur de la Vérité. Mais cette fois, Aline n’arrive plus seule, timide, effarouchée, incertaine de ses pas. Elle pique droit sur le banc du fond, jouxtant le feu Me Berryer, à la tête d’une cohorte entièrement féminine : sa mère accourue de Chazé, Annette et Ginette, Agathe, Emma et sa fille Flore maintenant grandelette, toutes pour la circonstance en rupture de bureau, d’école ou de lycée. Six inconditionnelles, six témoins éventuels dont les déclarations manuscrites et détaillées bourrent le cartable de Guy — utilisé à cette fin inattendue contre lui-même — parmi dix-sept autres hâtivement collectées et toutes ronéotées par Annette sur un modèle standard :
Je soussigné (e) certifie bien connaître Mme Aline Rebusteau. Je trouve indigne la conduite de son ancien mari, M. Louis Davermelle, qui après l’avoir abandonnée avec quatre enfants, essaie de lui en arracher deux, sournoisement excités contre elle. J’estime scandaleux d’accabler ainsi une mère dont la tendresse, le courage, le dévouement aux siens devraient être cités en exemple.
Satisfaite de sa prose — qu’ont notamment paraphée Mme Tremblay, professeur d’espagnol, elle-même divorcée, M. et Mme Gaulon, quincailliers, Mme Saintonge, l’adjointe au maire, et la présidente Goubleau —, forte de ses alliés, sûre de leur offrir le spectacle de la déconfiture de Louis, Aline, que deux pilules d’euphorisant aident à tenir la forme, atteint le monument, murmure à son escorte qui accessoirement fait un peu de tourisme : C’est leur patron ! et s’assied à côté de sa mère, tout habillée de noir, dont la tête pivote avec une craintive dignité. Mais elle se relève aussitôt ; elle pousse une reconnaissance jusqu’à la porte du tribunal des référés où son affaire ne doit passer qu’à cinq heures ; elle aperçoit une rangée de dos dominés par une lointaine estrade où font face deux ou trois têtes braquées vers la source invisible d’où flue un filet de voix. Elle dérive, pousse jusqu’au porche du tribunal civil, pointe le nez sur un communiqué de l’Union fédérale des magistrats et revient dans la foule. Louis ne doit pas être loin et sans doute a-t-il ramené les enfants, sans doute les tient-il cachés quelque part dans ce labyrinthe pour le cas où le tribunal le menacerait d’arrestation. Qu’il en profite une dernière fois, car désormais, en fait de droit de visite, une heure par mois, en présence de la mère, c’est tout ce que Me Grainde se propose de lui consentir.
Un coup d’œil vers le banc… Courons ! La suite s’est égaillée un peu partout, curieuse, et c’est Me Grainde qui attend. Sa toge l’enfouit, annulant la femme au ras du cou : mise en plis, fond de teint, rouge à lèvres donnent l’impression que la tête est rapportée. Elle saute sur ses pieds et tout de suite c’est la douche froide :
— J’avais hâte de vous voir. Comme d’usage Me Grancat m’a communiqué son dossier. Je vous dois la vérité : la partie n’est pas jouée !
Mme Rebusteau se rapproche, inquiète. Ma mère ! dit Aline, que rassure le contenu du cartable, mais qu’indispose déjà la soudaine mollesse de Me Grainde, l’avant-veille prête à bouffer du lion.
— Je vous amène du renfort, dit-elle.
Le cartable change de mains, tandis que les robes bleues d’Emma et de Flore, le tailleur gris de Ginette, l’ensemble vert d’Annette, le jean délavé d’Agathe s’agglutinent autour d’elle.
— Que de monde ! dit Me Grainde. Me suis-je mal expliquée ? Ce n’est qu’un référé, ça va durer quelques minutes ; il n’y sera question que de mesures provisoires ; il n’y sera rendu qu’une ordonnance valable jusqu’au jugement sur le fond. La présence même des parties n’est pas obligatoire. Vous n’aurez rien à dire.
Raideur, silence local, au sein du grand murmure et du grand piétinement. Me Grainde a ouvert le cartable. Elle feuillette la paperasse qu’Aline s’est donné tant de mal pour réunir :
— La famille, des voisins, des commerçants, évidemment ! murmure-t-elle avec une légère moue. La présidente, bien sûr. Ah, le professeur d’espagnol ! Bon, ça, si Rose est son élève. Malheureusement…
Le cercle se resserre, les regards des sept femmes convergent sur cette huitième à qui son épitoge donne deux fois barre sur elles :
— Malheureusement, reprend-elle, en face ils ont quinze lettres de Rose ou de Guy, datées par leurs enveloppes et qui, écrites dans les dix derniers mois, réclament toutes un changement de garde. Ils ont sept attestations de professeurs allant dans le même sens. Plus un très embêtant témoignage du président d’un Comité de vigilance qui a reçu les enfants depuis janvier. Plus un compte rendu d’une assistante sociale rappelant qu’elle a été amenée à faire examiner Guy au Centre médico-pédagogique, où le psychiatre de service, dont les conclusions vous gênaient, Aline, n’a pas apprécié le fait que, pour éviter leur transmission au père, vous ayez fourni une fausse adresse…
Les regards maintenant convergent sur Aline.
— Ça, dit Annette, c’est bien toi ! Tu gâches tout par tes gaffes.
— Je ne vous cache pas mon embarras, reprend Me Grainde. Le seul bon argument qu’on puisse tirer de tout ça, c’est que rien ne semble avoir été improvisé. Vous les ignoriez en partie, mais il reste que vous ne m’avez pas fourni tous les éléments d’appréciation. Maintenant que je les ai, quitte à vous décevoir, je dois vous conseiller de faire la part du feu. C’est le président Latour qui sera sur le siège et il paraît difficile de soutenir qu’une jeune fille de seize ans et demi ne sait pas ce qu’elle veut. Mais Guy, lui, a douze ans et peut avoir été circonvenu. À mon avis, il faut disjoindre les deux cas. Abandonner Rose, qui me semble avoir une personnalité très forte et vous causera toujours des ennuis, c’est votre seule chance de récupérer Guy. Nous avons cinq minutes pour amener l’adversaire à cette transaction.
— Mais je ne peux pas faire une différence ! balbutie Aline.
Mater dolorosa ! Ne fais donc pas cette statue-là, lui a un jour lancé Louis, et ce n’est pas faux qu’elle en ait joué. Cette fois, sans le moindre chiqué, Aline est au supplice. Perdre la face devant ses fidèles rassemblés pour assister au châtiment de l’affreux, c’est déjà dur. Mais perdre un des Quatre pour ne pas en perdre un autre, autant choisir de s’amputer le bras gauche pour conserver le bras droit. Toutes ces dames retiennent leur souffle, atterrées :
— Je vous comprends bien, Aline, reprend Me Grainde. Mais un magistrat n’est pas radiologue, il ne pénètre pas dans le cœur des gens. Il juge sur des faits ou du moins sur leurs apparences.
— Êtes-vous seulement sûre d’être écoutée ? dit Emma voyant que personne ne se décide.
— Absolument pas, dit Me Grainde. Je peux tâter le terrain, quitte à me faire désavouer. M. Davermelle est sous le coup d’une plainte et si je lui offre, en cas d’accord, de la retirer, il peut être tenté d’éviter le risque, si mince soit-il.
— Mince ! s’exclame Annette. Mais il y a rapt !
— Si nous perdons le référé, la plainte, devenue sans objet, sera classée. Je vais voir…
Me Grainde attend une seconde et, comme nul n’ose ni dire oui ni dire non, elle se retourne, traverse la salle, disparaît dans la Galerie marchande, silhouette sévère trottinant sur de menus escarpins.
— Elle sait où ils sont, dit Ginette.
— Je n’aime pas ces marchandages, dit Mme Rebusteau.
— Et moi qui l’avais prise en la croyant plus combative que Me Lheureux ! gémit Aline.
Les consoles à palmettes célèbrent leur époque, comme le plafond à moulures dorées dans les vides duquel la pauvreté républicaine n’a su accrocher que des ampoules nues. Trois hautes fenêtres à gauche, sur cour. Marianne en plâtre sur la droite, et un peu plus loin une horloge en avance de deux minutes sur la montre d’Aline pourtant réglée de la veille sur l’horloge de la Chaîne I. Il ne reste pas plus de cinq ou six curieux accrochés à la rampe de fer courant le long de la balustrade de bois qui sépare l’assistance debout de l’assistance assise logée, comme chanoines en stalles, sur vieux chêne dur aux fesses. Clients et robins de la dernière affaire ont fini de refluer et le clan Rebusteau, côté lumière, garnit deux bancs. Côté ombre, personne : Louis n’a même pas daigné paraître et seul, Me Grancat, papelard, fait la cour au président qui feuillette, à l’assesseur de droite, belle femme à chignon qui feuillette, tandis que le greffier marmonne presque pour lui tout seul. Pourtant quand Me Grainde est revenue au galop, suivie de son confrère, elle a fait état de sa rencontre, elle a été formelle :
— M. Davermelle ne veut rien entendre. Il m’a dit : Guy m’a fait confiance : je ne vais pas le trahir. Quant à votre plainte, laissez-moi rire : ça fait plus de deux ans qu’Agathe est en perpétuelle non-représentation. Aline a même un sacré culot : j’aurais pu vingt fois la traîner en correctionnelle.
Tout va vite. Juché à part dans une espèce de chaire, le substitut, très jeune, glabre, tout en pomme d’Adam, n’ouvrira pas la bouche, ne tournera même pas sa tête de Romain ennuyé. Me Grainde, dont l’aisance se veut moins souple des reins, échange des propos assez vifs, mais peu compréhensibles, avec Me Grancat planté sous le président et dont le nez affleure à ce que l’argot du cru appelle le comptoir. Compétence, oui ? Compétence, non ? Pourquoi Me Grainde est-elle contre ? Quand va-t-on rentrer dans le sujet ? Cette impression d’être la hors-venue, étrangère au patois, aux usages du pays, sentant se noyer le réel dans l’encre et la salive, s’étonnant de dépendre d’un débat dont elle se trouve exclue, étreint Aline.
Mais le président d’un revers de main coupe court, donne la parole au demandeur, et Me Grancat, sans notes, sans effets, sans même regagner son box, y va de son petit exposé, sur le ton de la conversation. Quoi de plus simple, monsieur le Président ! Un couple divorce et ses enfants, sans avoir été consultés, sont confiés à leur mère, honorable personne, certes, mais qui va aussitôt s’acharner à détruire le père. Les deux aînés, qu’elle avantage, qui vont bientôt malgré réclamations et sommations n’être plus représentés, nous ne les jugerons pas. Mais les cadets, plus sensibles, s’indignent d’entendre à tout moment vilipender cet homme qui, visites ou pension — cette dernière spontanément relevée —, remplit tous ses devoirs. Mal vus, tancés pour leur fidélité, ils souffrent, ils se renferment, ils en viennent à n’être détendus qu’en visite, à souhaiter qu’elles se prolongent, à réclamer finalement leur transfert. De ce désir, sept professeurs, un psychiatre, un président de Comité de vigilance constatent le bien-fondé. Qu’ajouter de plus ? Le père est remarié, bien établi, pourvu de moyens croissants. La volonté des enfants est formelle, naturelle, exempte de toute pression. Vous l’avez constaté vous-même, monsieur le Président…
Grancat s’incline, va s’asseoir, un demi-sourire aux lèvres. Le président s’est penché vers son assesseur de droite et lui confie : Oui, je les ai reçus à mon cabinet ! Me Grainde qui, elle, s’était retirée dans son box, se retourne, roule des yeux effarés. L’audience accordée aux enfants n’a rien de secret ; mais ne donnant lieu à l’établissement d’aucune pièce, elle ne pouvait figurer dans le dossier. Aucun doute : l’as d’atout vient de tomber. Tout baratin sur le gosse empaumé ne saurait être que de pure forme : le président lui-même est témoin du contraire ! Il ne reste qu’une solution : mettre le père en pièces, plaider l’indignité. Une de ses filles est là, c’est ennuyeux, sa mère n’aurait pas dû l’amener, il n’y a plus de moyen de la refouler. Me Grainde se lève, place sa voix assez haut, à peine en dessous du ton de la diatribe :
— La volonté de deux enfants qui osent traîner ici leur pauvre mère, accablée par la vie, nous savons ce qu’elle vaut, monsieur le Président ; et nous savons ce qu’elle doit à une autre, patiemment infusée. Mais je veux poser la question essentielle : en retirant ces ingrats à cette mère irréprochable — dont mon confrère lui-même, et pour cause, n’a pas voulu médire —, à qui, je vous le demande, à qui oserait-on les confier ? À M. Davermelle ? À ce coureur invétéré qui, après avoir trompé cinquante ou cent fois sa femme, en a divorcé à ses torts exclusifs, pour épouser sa maîtresse qui, si vous suiviez l’inconséquence de Rose, serait choisie, plutôt que la mère, pour transmettre son expérience à une jeune fille ? Quand on songe quelle vie de bohème, en son milieu d’artiste, ce père sans principes est susceptible d’offrir…
C’est le moment qu’a choisi pour entrer, encensant poliment de la tête et marchant sur la pointe de souliers qui couinent, le père sans principes. L’homélie continue, trop longue, trop violente. Le président écoute, les doigts pianotant sur le dossier, la tête de biais, le regard baladeur, notant tout ; les mimiques indignées qu’exagère à son intention Me Grancat, l’énorme sourire de Louis, la gêne d’Agathe, les bouches entrouvertes de Mme Rebusteau mère et de Mme Rebusteau fille qui boivent du lait. Enfin Me Grainde, persuadée que le tribunal ne saurait faire un tort considérable aux jeunes Davermelle en les faisant passer de leur mère à leur marâtre, du bon exemple à l’opposé, d’une honnête exigence à la facilité, réclame le maintien du statu quo et soulève une nouvelle fois l’incompétence. Elle se rassied tandis que l’assistance se dégourdit un peu dans un mélange de murmures et de petits bruits ; le bois craque, des sacs à main se ferment, des semelles râpent le plancher. Me Grancat, qui, théoriquement n’a plus la parole, feint de s’adresser à sa consœur d’une voix si puissante qu’elle remplit tout le prétoire :
— Je regrette, ma chère amie, que faute d’arguments sur le fond, vous ayez cru nécessaire de diffamer un père en présence de sa fille et de vous faire l’écho de calomnies que Rose et Guy, précisément, ne veulent plus entendre…
— Je proteste ! crie Me Grainde dont les jambes ont fait ressort.
Trois légers coups de poing sur le comptoir.
— Je vous en prie, maître ! tranche sévèrement le président, sans préciser à qui des deux avocats il s’adresse.
Les assesseurs se penchent pour colloque à voix basse. On froisse du papier. Un doigt de la dame à chignon se pose sur un certain passage : elle semble être approuvée, elle obtient un coup de plume, puis un autre, sur un texte qui paraît avoir été préparé à l’avance ou comparé avec un semblable. Il n’y a plus personne derrière la rampe de fer, sauf un menu vieillard qui bâille. Par les soixante vitres d’où tombe un jour oblique, l’heure se fatigue, comme à la porte, où veille un factionnaire, s’apaise la rumeur du palais. Me Grancat chuchote avec le demandeur ; Me Grainde avec les défendeurs, les uns séparés des autres durant trois minutes par la même confiance crispée :
— Nous, Président, ouï Me Grancat, avocat de Louis Davermelle et Me Grainde avocat de dame Aline Rebusteau…
Sans autre avis la lecture de l’ordonnance a commencé. Garde-à-vous général. Le président, très vite, devient à peu près inaudible. Il s’arrête par instants pour corriger son texte, se reprend un ton plus bas, accélère le débit. Ce n’est plus qu’un bourdonnement, où les attendu que font saillie, où chacun essaie de raccrocher la victoire à l’argument favorable, qui s’enlise dans le fading. Puis tombe une phrase, fortement prononcée pour que nul n’en ignore : SUR LA COMPÉTENCE : attendu que si au principal le tribunal de grande instance est seul compétent, l’urgence nous permet de statuer… Premier échec à Me Grainde ! Et aussitôt après : SUR LA GARDE DES ENFANTS : attendu que la personnalité réfléchie de Rose est suffisamment affirmée ; attendu que Guy ne paraît pas pouvoir être séparé de sa sœur, dont il partage les sentiments ; qu’il convient donc de les confier au père, non en raison d’un démérite de la dame Rebusteau, mais de sa maladresse éducative…
Voilà sûrement l’adoucissement réclamé par la dame en chignon. Me Grancat donne un gentil coup de coude à son client. Le clan Rebusteau ressemble à celui des derniers fidèles après la descente de croix. Me Grainde, l’air pincé, rassemble des documents, les enfourne dans sa serviette. Le substitut, dans sa chaire, en fait autant. Il n’y a plus que le greffier qui grattouille. La fin de l’ordonnance tombe dans les formes : PAR CES MOTIFS, nous déclarons compétent ; confions dès à présent la garde de Rose et Guy à Louis Davermelle, leur père ; disons que la dame Rebusteau exercera son droit de visite et d’hébergement les deuxième et quatrième dimanches de chaque mois…
Échange ! Ce qui appartenait à Louis passe à Aline et vice versa. On apprend encore que la présente ordonnance deviendra de nul effet à défaut par Louis Davermelle de saisir la juridiction compétente pour statuer au fond dans un délai de un mois de ce jour. Et la fin s’enfonce dans le pathos local : Ce qui sera exécutoire par provision nonobstant appel sur minute et même avant enregistrement vu l’urgence…
Le côté fenêtres a perdu : le côté horloge a gagné. Les toges tournent le dos et refluent par la petite porte située derrière le siège. C’est une honte ! Combien ont-ils payé ? vocifère Aline que Me Grainde entraîne en murmurant :
— Ce n’est qu’une ordonnance provisoire dont nous allons faire appel.
Le vainqueur, assassiné de regards, passe à un mètre du groupé des vaincus. Il hésite.
— Viens donc ! dit Grancat en le tirant par la manche. Tout ce que tu pourrais dire en ce moment jetterait de l’huile sur le feu.
Cinq pas et il ajoute :
— À propos n’oublie pas mon chèque.
Trente pas et il se frappe le front :
— Mais j’y pense ! Le quatrième dimanche, c’est après-demain, 23 juin. Ça ne va pas être drôle pour les enfants, mais il faut absolument qu’ils aillent en visite chez leur mère. Tiens-y la main. En appel de référé comme au jugement sur le fond, un constat d’absence arrangerait bien les affaires d’Aline.
— Ça n’en finira donc jamais ! dit Louis.
Se retrouver nue sur le bord d’un lit en face d’un homme nu, à forte broussaille d’adulte, à menton piqueté, aux yeux gris fer, ce n’était pas ce qui la gênait : après l’amour, il y a comme une grâce d’état qui renvoie soudain le corps à la statuaire, qui rend la nudité pudique, bien plus décente en tout cas que le fiévreux tâtonnement du déshabillage. L’appartement lui-même, dont la moquette, les doubles rideaux, les cloisons insonores feutrent l’élégance un peu sèche, lui paraît plus innocent que la chambre d’hôtel où Marc, naguère, s’efforçait de ne remplir qu’une fiche ; et surtout il ne lui fait pas regretter ces petits abus de confiance commis à la va-vite, ces renversements brefs et craintifs sur le divan de la salle — le divan de Guy —, quand d’aventure il n’y avait personne à la maison. L’effrayant, c’est qu’il soit, Edmond, ce qu’il vient d’avouer. Qu’il le soit en ce moment :
— Si ma mère l’apprend, dit Agathe, elle en deviendra folle !
Oui, l’effrayant, c’est d’être devenue, en somme, une autre Odile. Avec un enthousiasme qui gomme sans effort une première expérience. Aucune comparaison possible, en effet : jusqu’ici pour résister aux histoires des parents, pour s’isoler de leurs cris, pour avoir un bout de vie à soi, Léon avait son stade, Rose ses livres, Agathe les garçons. Ce qui arrive est bien plus grave.
— Allons, dit Edmond, ta mère comprendra d’autant mieux qu’elle est passée par là.
— Elle admettra d’autant moins, dit Agathe. Elle a depuis des années des tas d’ennuis de ce genre. Et c’est moi qui maintenant risque d’en rajouter.
La large main d’Edmond, où luit une chevalière a chaton carré, reprend Agathe à l’épaule, la tire en arrière et quatre-vingts kilos en écrasent cinquante. Mais ce velu, qui connaît son pouvoir, n’exploite que son poids pour écouter de plus près :
— Dire que je défends ma mère, murmure Agathe, et qu’en même temps, papa, je commence à le comprendre !
Edmond se soulève un peu, les coudes en ailes, les mains sur ces petits seins dont chacun lui remplit exactement la paume :
— Tout peut s’arranger, dit-il.
Mais ces yeux étranges qui ne sont ni bleus ni mauves se foncent et cette bouche, entrouverte sur de petites dents voraces, se récrie vivement :
— N’arrange rien surtout ! Nous sommes très bien comme ça.
Aux yeux gris de noircir. Dire à un homme qu’on ne veut pas l’épouser — quand bien même il ne le voudrait pas, quand bien même il ne le pourrait pas — l’inquiétera toujours. Agathe d’un coup de rein se dégage, étend un long bras blanc qui va cueillir son soutien-gorge et, l’agrafant, chuchote :
— Je ne dis pas que je n’ai pas envie de vivre avec toi. Mais timbré sur papier, l’amour, j’ai vu ce que ça donne.
Rose et Guy attendaient, pas tellement rassurés. Leur père, avant de sortir pour aller voter, avait bien insisté : Soyez gentils avec votre mère : il faut désormais nous comporter avec elle comme elle aurait dû le faire avec nous. Mais Rose, rapatriée de la veille à Nogent, n’avait pu s’empêcher de répondre : Décidément, c’est comme au ping-pong : quand on change de côté, le jeu continue et c’est toujours nous qui faisons la balle. Toute harnachée, elle regardait la grande trotteuse du cartel électrique avancer vers le IX, en comptant tout haut :
— … Sept, six, cinq, quatre, trois, deux, un, zéro !
— Pile ! cria Guy, enfonçant le bouton de l’interphone entre les deux coups de sonnette.
Une sorte de gloussement aigre — celui qui avait valu son surnom à leur mère — retentit dans le micro, suivi d’une phrase sèche adressée au bon entendeur, quel qu’il fût :
— Vous avez deux minutes pour m’envoyer les enfants.
— Trottez, les mômes ! lança d’en haut la voix d’Odile. Il y a une autre voiture avec un type dedans. Si ça se trouve, c’est un huissier.
Huissier ou voisin complaisant, embauché comme témoin, il fila sans demander son reste. Mais le contact se fit dans la glace et, qui pis est, dans la glace fondante. Rose et Guy de l’autre côté de la grille furent embrassés comme des orphelins au cimetière : sans un mot, dans les larmes, par leur mère et leur grand-mère. Ils se retrouvèrent au fond de la voiture sous la surveillance du rétroviseur, et ce fut seulement après s’être arrêtée devant le distributeur de son garagiste habituel, pour reprendre vingt litres, qu’Aline murmura en remontant sa vitre de portière :
— Vous voyez, il faut quand même me revoir. Un mari peut abandonner sa femme. Un enfant ne peut pas abandonner sa mère.
— Aline ! fit Mme Rebusteau. C’est si peu de leur faute.
La voiture longea l’école devant quoi fleurissaient les panneaux électoraux des législatives, puis stoppa de nouveau à la hauteur de la quincaillerie où Aline pénétra pour acheter de la paille de fer. Elle en ressortit avec Mme Gaulon qui, du pas de la porte, considéra le contenu de la voiture, tandis que sa cliente ricochait chez la charcutière, très occupée, mais qui, haussant le cou, se rapprocha quand même de la devanture. Enfin dans l’immeuble même un passage dans la loge acheva de convaincre Rose que sa mère confiait à quatre ou cinq personnes, n’ayant qu’une vague notion du droit de visite, le soin de propager la rumeur : Qu’est-ce qu’on disait, madame ? On les lui a rendus, ses enfants. Je les ai vus ce matin, avec elle.
— Vous revoilà donc là, mademoiselle Rose ! dit la concierge.
— Deux fois par mois, dit Rose, c’est ce que papa avait auparavant.
Aline repartit précipitamment vers l’ascenseur en se contraignant à ne pas éclater. Rose appréciait ses gestes secs comme elle avait apprécié ses larmes. Sa mère continuait, dans la fureur, à aimer son père engagé dans d’autres liens : elle n’en doutait pas. Sa mère continuait à aimer une fille qui ne pouvait lui accorder la préférence : elle n’en doutait pas non plus. Quand les parents divorcent, est-ce la faute des enfants s’ils sont obligés d’en faire autant ? Pris entre deux affections, ne devront-ils pas désoler l’une pour sauver l’autre ? Agathe l’avait fait. Coupable de toute façon, mieux valait l’être selon son choix, en espérant n’être jamais plus tard responsable du même dilemme. En arrivant au palier, tout de même, le cœur lui manqua : Rose se jeta au cou de sa mère qui se remit à sangloter.
Et aussitôt à calculer, à manœuvrer.
La partie n’était pas perdue. Sur quoi reposait cette scandaleuse, mais provisoire ordonnance ? Sur la prétendue volonté des enfants exprimée devant un juge misogyne, qui serait en appel remplacé par un autre, moins partial, statuant sur dossier. Une seule preuve, infirmant le prétendu choix, remettrait tout en question : un petit texte, par exemple, où les enfants déclareraient aimer beaucoup maman, aimer beaucoup papa et n’avoir pas su lui refuser de recopier des lettres de son invention. Modèle contre modèle, après tout, n’était-ce pas de bonne guerre ? Restait le problème des chambres. Desservie par les aînés, alliés égoïstes, Aline n’avait qu’à se sacrifier, à se contenter du divan de la salle, pour transformer sa propre chambre qui grâce à ses deux fenêtres pouvait se prêter à une division en cabines contiguës. Mais ceci même risquait de ne pas suffire : il fallait allécher Guy, fixer Rose. On a toujours tendance à parer au plus pressé, à ménager les aînés dont la présence devient vite nominative, alors que ce sont les plus jeunes dont le souci délicieux, la quotidienne dépendance vous sont assurés pour longtemps. Les regagner, les retenir… Mais comment ? Mais comment ? Quand la place vous manque. Quand l’argent vous manque. Quand la loi vous manque. Quand le sang-froid vous manque. Quand la chance vous manque et notamment la plus ordinaire, la plus nécessaire : le pouvoir du sein, si rarement battu par celui du rein.
Agathe n’était pas là : recalée à son bac — autre déception ! — elle s’en consolait en fêtant le premier succès universitaire de Léon : chez Solange, elle aussi reçue au même examen. Certes, ils auraient pu le fêter chez leur mère, si contente de voir Léon s’engager dans cette carrière de pharmacien qu’avait refusée son père et qui devait, pour lui, représenter une sorte de camouflet. Leur absence laissait le champ libre aux cadets. Du moins elle aurait dû. Car Rose et Guy n’en semblaient pas plus à l’aise. Ils rôdaient dans l’appartement, vraiment en visite, déjà coupés de leurs habitudes, ne cherchant pas à les reprendre. La robe de l’une, le costume de l’autre les enveloppaient d’étoffe étrangère. Rose entra une seconde dans son ancienne chambre, vit que ses livres, ses bibelots, ses affaires — moins ce qu’Agathe s’était attribué — avaient été enfournés en vrac dans un grand carton ; elle revint dans la pièce commune sans protester.
— Mignote-les, amuse-les, ne les laisse pas comme ça ! Je m’occuperai du reste, glissa Mme Rebusteau, désemparée, dans l’oreille de sa fille.
Mais Rose et Guy s’isolèrent sur un coin de table pour jouer au Lexicon. Aline les rejoignit et, tolérée, se mit de la partie, cherchant à glisser quelque phrase d’approche. Ben, voyons, RETOUR ! Tu ne vois pas ? disait Guy. Je vois, disait Aline, et si tu m’as trouvé ce mot-là plutôt qu’un autre, je vois aussi que tu y penses. L’allusion se mit à fleurir, entremêlée de petits mots doux, d’attentions : Et maintenant, mes chéris, qu’est-ce qu’on mange ? Que diriez-vous d’un far aux pruneaux ? Et parce que Guy aimait les œufs de lump, Rose le boudin, ce menu bizarre fut adopté, commandé à la grand-mère redescendue tout exprès, sur ses jambes variqueuses. Rose et Guy commençaient à mollir, à se regarder, contrits, quand sitôt après le café le grand lamento commença : Franchement, mes chéris, est-on si mal que ça chez maman ? Avez-vous mesuré la peine que vous me faites ? Voulez-vous vraiment m’abandonner, moi qui n’ai plus que vous, pour aller encombrer votre père dans son nouveau ménage ? Vous ai-je si longtemps soignés pour vous perdre ? Et soudain tout défila : l’accouchement aux fers de Rose, les biberons de Guy qui ne supportait que le Guigoz, son interminable coqueluche, les veilles, les opérations de maman exténuée par ses Quatre, avec joie, vous savez, du moment que je vous ai, tandis que papa, je ne juge pas, enfin, vous le savez bien, se donnait ailleurs du bon temps. Et la belle famille dispersée. Et la belle maison perdue. Et la bonne vie terminée, ce n’est que trop vrai, mais peut-on me le reprocher à moi ? Et cette fugue irréfléchie, jetant maman durant cinq jours dans les transes. Et ce procès monstrueux, ce procès fait, en votre nom, à vous, qui le regrettez déjà…
Ils regrettaient, oui : pas leur départ, mais ses conséquences, ce chagrin, ce ruissellement qui reprenait de plus belle, qui gagnait la grand-mère, qui commençait à les noyer eux-mêmes. Un jour Rose avait entendu son père jeter à Odile qui lui recommandait une discussion franche : Avec Aline ? Je ne peux pas. Tu ne sais pas le pouvoir de la dacryorrhée ! Rose, cherchant le mot dans le dictionnaire, l’avait trouvé féroce. Qui pleure facilement souffre facilement. Mais souffre. Et sur le coup, pour tarir ce flot, pour ne plus se détester d’en être la source, vous vous sentez fondre, prêt à consoler, à concéder, à faire n’importe quoi.
— Si je l’avais devant moi, votre père, il comprendrait qu’il me tue.
Hoquetant, Aline, la tête dans ses mains, regardait Rose et Guy à travers ses doigts :
— Mais il n’y a que vous qui puissiez le convaincre…
Le convaincre de quoi ? Dans l’interstice d’un index et d’un médius Rose venait d’apercevoir un œil brillant, posé sur elle. Aline, l’estimant effondrée, trouva le moment propice :
— Mieux vaut d’ailleurs écrire un petit mot… J’y ai beaucoup pensé.
Sur le guéridon traînait encore le crayon-feutre, le cahier de classe à reliure spirale qui avaient servi à marquer les points du Lexicon. Malgré ses paupières rouges Aline traça quelques lignes, tendit le cahier à Rose :
— Voilà ce que je propose… Vous me recopiez ça, vous signez tous les deux.
Guy lut par-dessus l’épaule de sa sœur. Son œil tourna. Pas celui de Rose qui s’absorba, coudes sur la table, comme si elle potassait et dont le visage devint indifférent. Ce visage, Aline, affolée d’espoir, ne le reconnaissait donc pas ? Mme Rebusteau, elle, regardait sa fille, regardait sa petite-fille, ne cachait pas son effroi.
— Tu me donnes cinq minutes, dit Rose, posément. Je vais voir avec Guy.
Elle ne se précipita pas vers son ancienne chambre ; elle y alla d’un pas calme, en emportant le cahier, le crayon-feutre ; elle fit entrer Guy, sans commentaires ; elle referma. Aline, stupéfaite qu’elle n’eût pas refusé, d’emblée, n’osa pas la suivre.
Mais de l’autre côté de la porte, Rose se recueillait, farouche.
— Tu ne vas pas signer ça ! souffla Guy.
— Penses-tu ! souffla Rose, avec un étrange sourire : navré, mais décidé.
Il n’y avait pas deux solutions : la plus radicale serait la plus vilaine ; mais ne pas s’y résoudre, c’était renouveler, à chaque visite, les larmes, les pièges, les pressions. Quand on n’a pas une famille normale, il faut bien se durcir, faire ce qu’on ne ferait pas si père et mère n’étaient pas le plus grand commun diviseur. Rose détacha la feuille, la plia en quatre, en huit, la glissa par l’échancrure de sa robe dans le bonnet droit de son soutien-gorge. Puis elle détacha une autre feuille, blanche celle-là, en fit un cornet et, s’emparant du briquet d’Agathe, petite fumeuse d’occasion, y mit le feu.
Et c’est cette torche qu’Aline, incapable d’attendre plus longtemps, vit tomber en ouvrant brusquement. Quelques débris charbonneux s’envolèrent. Rose secoua la main :
— Non, dit-elle, nous ne pouvions pas signer ça. Nous parlerons à papa. Sois logique : tu l’accuses de nous dicter des choses et c’est toi qui commences par le faire.