Grancat revenait, maussade, de la Quatorzième. Pour une fois qu’il plaidait au pénal il était servi : son client venait d’écoper le maximum. Grancat s’en était douté en voyant le président Dutoitre s’installer sur le siège à la place du bon vieux Gamoux, malade, et pencher la tête d’un air intéressé. Habitué aux robins pour casseurs, Dutoitre ne ratait jamais les civilistes précédés d’une réputation de gros gagneurs. Échec bien payé, échec moins cuisant, disait le patron à ses stagiaires. Voire ! Le prestige, aussi, est alimentaire.
Ruminant, bousculé par des collègues pressés de tomber la robe pour foncer vers leurs salles d’attente, Grancat entrait au vestiaire quand il se trouva nez à nez avec Lheureux, qui en sortait.
— Tiens, fit-il, ça m’arrange. J’allais te téléphoner au sujet des Davermelle.
— Dégagez la porte ! maugréa un ténor à rosette posée sur canapé.
— J’allais en faire autant, dit Lheureux. Ma cliente se plaint de ce que ton cousin profite des visites pour monter ses enfants contre elle.
Grancat relevait sa robe, la passait par-dessus sa tête, l’accrochait :
— Soyons sérieux, dit-il en se repeignant. Louis n’est pas innocent, mais Aline a un sacré toupet. La pension est payée rubis sur l’ongle, alors qu’Agathe est en état quasi permanent de non-représentation et que Léon manque une fois sur deux.
— Allons ! dit Lheureux. Il s’agit de jeunes gens, difficiles à contraindre. Je te signale d’ailleurs que les cadets, inversement, font des incursions à Nogent certains jours où ils n’ont aucun droit d’y être.
Tractant le confrère, Grancat repassait la porte, remontait vivement la galerie :
— Trois lettres recommandées à la mère, une dizaine de déclarations d’absence au commissariat ! dit-il. Il va bien falloir passer aux sommations et, si nécessaire, à la plainte. Je comprends qu’Aline enrage d’avoir dû quitter sa maison, de savoir qu’à peine libéré d’elle Louis semble réussir. Ce n’est pas une raison pour organiser ce massacre à l’épingle…
— Réciproque ! fit Lheureux.
Grancat claqua de la langue, agacé : loin du client, on n’ergote plus.
— Injures, calomnies, malédictions proférées à l’égard du père, reprit Grancat, c’est le menu quotidien des enfants. Manque-t-il un papier ? Aline le refuse. Arrive-t-il du courrier pour Louis ? Elle le brûle. Un client ? Elle déclare ignorer sa nouvelle adresse. Et je ne parle pas du petit héritage laissé par la tante Irma qui vient de mourir subitement : Aline s’est jetée dessus…
— Les revenus des mineurs appartiennent au parent gardien, même s’ils proviennent de l’autre famille, dit Lheureux.
Soudain, comme il repoussait une des portes de verre donnant sur le grand escalier, il se relâcha :
— C’est vrai, admit-il, que la dame est chiante ! Elles se sont donné le mot en ce moment, mes clientes. J’en ai une autre qui a dressé son môme à démolir le mobilier du père : elle lui donne vingt francs par fauteuil cassé. Au fond pour beaucoup de femmes c’est une sorte de réflexe : à retrait d’amour, retrait de paternité. La moitié des enfants confiés à la mère sont élevés contre le père…
L’escalier dévalé, il s’était arrêté sous le grand candélabre et relaçait son soulier, tandis que dans un grand claquement de semelles la foule évacuait le Palais.
— En finale, qu’est-ce qu’on fait ? dit Grancat.
— Bon ! Fais-lui peur, dit Lheureux.
Dans le brouhaha poudreux de la récréation, la copie passe de main en main.
Mme Vianson, qui n’a pas osé la noter, ni même y tracer un point d’interrogation à l’encre rouge, l’a remise avec une sorte de timide fierté à Mme le censeur. Bigre ! a murmuré cette personne replète, plus connue au lycée sous le surnom de Boulimiette. Un sandwich intérimaire dans la main droite, la feuille dans la main gauche, elle a longuement considéré l’unique mot de cette rédaction : comme si elle essayait de déchiffrer un texte secret tracé dans le blanc à l’encre sympathique. Voici maintenant que le filiforme M. Dauton, encore allongé par d’étroits pantalons, s’en empare. Il lit à haute voix :
— Guy Davermelle, Sixième B, Rédaction : Quand vous rentrez chez vous, dites ce que vous préférez y retrouver…
Il s’arrête, il hausse un sourcil, il demande :
— Rien ! C’est lui qui a écrit : Rien ?
Devant quatre têtes branlant gravement des oui, il se résigne et commente :
— Un peu court, mais terrible.
— Et courageux, dit Mme Vianson. Tous les autres ont plongé dans la guimauve, et tant mieux pour eux si c’est vrai ! Tous, même le petit Garnier qui pourtant m’arrive souvent cabossé.
Mme Ravers, la directrice, qui tient à ne jamais intervenir la première, prend le relais et considère le singulier devoir à travers la région basse de ses limettes à double foyer :
— Je ne voudrais pas être la mère ! dit-elle, avant de passer la pièce à l’assistante sociale, Mlle Ravigue, après tout la plus qualifiée.
Ces messieurs et dames, faisant cercle autour d’elle, ont encore agrégé deux ou trois des leurs, dont le prof de math, vite écrasé de regards noirs pour avoir grogné : Et alors ? Vous n’allez pas prendre ça au sérieux, non ? Ces enfants de divorcés, c’est recta, ils en profitent toujours pour ne rien foutre. Il se retire du conciliabule, il s’en va en se battant les flancs. La directrice essuie ses lunettes :
— Surtout ne montrez pas ce devoir à Mme Rebusteau, reprend-elle. Je me disais depuis des mois : ce petit a changé du tout au tout, il ne fiche plus rien, il est insupportable, qu’est-ce qu’il a ? Nous voilà fixés. Il faudra sûrement l’envoyer au centre psychopédagogique.
— Avec sa mère ? demande Mme Vianson.
— Forcément, dit Mlle Coubais. Je la connais. C’est elle qui a le plus besoin de consulter. D’autant qu’elle a trois autres enfants dont une seule, Rose, travaille normalement.
Le groupe se desserre. La directrice s’en va, remorquant Mme le censeur, à travers des tourbillons de garçons qui se rangent à peine sur son passage et de filles tirant de longs regards en secouant de longs cheveux. M. Dauton et ses collègues, restés sur place pour une surveillance limitée aux minces effets de leur présence, s’embarquent avec circonspection sur un flot de considérations sociologiques. Mme Vianson, dont le sein gonfle, les écoute avec distraction et finit par repérer, loin des amas de jupettes et de culottes, un maigrichon solitaire qui, sur le bord d’une fenêtre, décortique rageusement les géraniums de la concierge :
— Guy, piaule-t-elle. Tu veux que j’aille t’aider ?
Louise et Fernand Davermelle n’en revenaient pas. Ils avaient accepté de rencontrer leur bru : trois fois en tout, sous couleur de se faire amener leurs petits-enfants. Ils avaient dû l’inviter au dîner d’obsèques, lors du deuil de la tante Irma, plus vite gagnée qu’eux et qui disait peu avant sa mort : Dégelez-vous donc un peu : elle n’est pas si mal. Mais ils n’étaient venus qu’un après-midi, huit mois plus tôt, jeter un coup d’œil sur la maison de Nogent : une cambuse pourrie dans un jardin de ronces, selon M. Davermelle, ulcéré de voir partir en fumée l’avance faite à son fils — et jamais remboursée — lors de l’achat de la maison de Fontenay.
Et voilà qu’au terme de dix mois d’épreuve, par eux jugés indispensables, ils retrouvaient sur un tapis vert un peu étroit, ourlé d’arbustes forcément jeunets, une maison restée ce qu’elle était, assez chandelle, mais blanchie de frais ; et à la place des petites pièces fumeuses, aux papiers décollés, aux plafonds éclatés, un ensemble coquet, démonstration d’économie alliée à un joli don de la bricole. Habitués à leur fouillis méticuleux, M. et Mme Davermelle découvraient un autre genre d’ordre, presque vide et là-dedans un autre genre de bru, vive, à l’aise dans son rôle comme dans sa robe et disant tranquillement :
— Nous attendons aussi mes parents, qui sont de passage à Paris. Louis est allé les chercher. Je surveille mon rôti. Je vous laisse visiter.
— Ma parole ! Ce sont eux qui passent l’éponge, bougonna Fernand Davermelle quand Odile eut disparu dans sa cuisine.
— Allez, monte ! fit Mme Davermelle, bonasse.
De la grande salle obtenue en abattant les cloisons du rez-de-chaussée, un escalier en colimaçon les conduisit aux deux chambres du premier, aussi nettes, aussi démeublées, puis aux combles également bipartis : le sud constituant l’atelier de Louis, éclairé par des tuiles de verre, le nord cloisonné en quatre cabines, pour les enfants.
— Astucieux ! dit Mme Davermelle, considérant la couchette, la table escamotable se rabattant sur le lavabo dans le coin laissé libre par la penderie à glissière.
— Trop de frais dans une location ! fit M. Davermelle.
Lui s’attarda dans l’atelier, considérant un portrait d’inconnu, encore frais, sentant l’huile. Il recula pour le mieux juger avec une moue transformée en sérieux sourire. Il se baissa pour remuer d’autres toiles posées sur la tranche :
— Celles-ci viennent de l’exposition, dit-il.
Que cette exposition l’eût impressionné et sans doute décidé à revenir, il n’en souffla mot. Sa tête à collier de barbe redescendit, portée plus haut par un cou pivotant de droite à gauche dans le col dur. Arrivé au palier il saisit le poignet de sa femme :
— Ça m’embête de lui donner raison, dit-il. Mais il faut reconnaître qu’avec Aline il n’arrivait à rien et qu’avec celle-ci…
Mme Davermelle entrouvrit la porte de la salle d’eau. Sa mise en plis mauve oscilla, satisfaite :
— Elle le tient comme elle tient sa maison, répondit-elle.
Quand revenus dans la salle ils eurent posé — non sans mines — leur benoît derrière sur des fauteuils-sacs, pour eux insolites, Odile, qui avait laissé le passe-plat légèrement entrebâillé, jugea que les choses allaient bien. Les beaux-parents, les parents, elle les avait, à l’occasion de la Pentecôte, résolument piégés. Les réticences des uns et des autres avaient assez duré. Elle les mettait d’autorité en présence : à l’Esprit-Saint de faire le reste ! Du pharmacien ou du libraire, du barbu en pointe comme du barbu en collier, qui des deux pourrait nier qu’en moins d’un an elle eût fait ses preuves ? On cesse d’être l’autre, on demeure forcément la seconde, on se pique au jeu et pour effacer la première, rien ne paraît de trop. Quand pour tant de gens, même indifférents, l’orgue a manqué, quand vous vous en fichez et que pourtant ça vous crispe de laisser ce céleste avantage à la répudiée, il faut faire mieux qu’elle sur la terre ! Apparemment Odile avait fait mieux. Le passe-plat, servant aussi de tube acoustique, lui faisait parvenir l’humour grinçant du beau-père :
— Les mariages, pour certains, seraient-ils comme les sauces ? Avec les mêmes ingrédients l’une tourne et l’autre réussit. C’est encore un peu tôt pour en décider, mais quand je compare…
— Moi, répondait la belle-mère, voilà longtemps que je ne juge plus une fille sur ce qu’elle a fait, couchée, mais sur ce qu’elle sait faire, debout.
Si longtemps que ça, vraiment ? Odile ne se faisait pas d’illusions. La rosserie d’Aline, l’indulgence envers un fils unique l’avaient beaucoup aidée. Elle éteignit son four, saisit le plateau d’apéritifs et, la jambe lisse, entra dans la salle :
— Pas trop déçus ? fit-elle.
— Je dois avouer… dit Fernand Davermelle. amateur de phrases inachevées.
Vous en avez fait presque trop ! dit Louise, reprenant le thème à son compte.
— Vous ai-je dit que nous étions ici en location-vente ? reprit Odile, insistant sur les derniers mots. Nous ne tenions pas à ce que ça se sache, à cause d’Aline. Nous n’aurions pas fait tant de réparations pour un propriétaire. Je crois avoir eu raison en insistant pour que Louis remploie sous cette forme ce qui lui est revenu de Fontenay.
Ça montait en face, la considération, comme un thermomètre quand on souffle dessus.
— À son nom, bien entendu, acheva Odile.
Ils se regardaient tous les deux d’un air entendu, presque effaré, et leurs décentes paupières battaient sur le regret d’avoir, ignorant ces mérites, prolongé une semi-quarantaine. Mais la justice enfin se mettait en marche :
— Je crois qu’il est temps de vous le dire franchement, Odile : au début vous nous avez fait peur…
La franchise n’articule pas toujours aisément. Soyons confuse, pelotonnons-nous dans la modestie, laissons couler cette salive qui fut amère et n’est plus qu’un peu rare :
— Aline est ce qu’elle est, mais enfin, avec quatre enfants… Vous-même, vous êtes bien jolie, mais enfin avec vingt ans de moins…
Voilà, ça partait, ça ronronnait. Comprenez-nous bien, ma chère enfant. Un fils unique casé d’avance dans la pharmacie et qui la refuse, qui choisit ce qu’il y a de plus hasardeux, qui court, qui court, qui contraint et forcé épouse une dactylo sans le sou, qui s’empêtre d’une famille nombreuse, qui se remet à courir, qui s’entiche d’une jeune fille, qui casse tout pour recommencer avec elle… Avouez-le, il y avait de quoi nous inquiéter. Beaucoup. Nous avons décidé de vous regarder faire. Un certain temps…
— Maintenant, coupa Mme Davermelle, nous savons à quoi nous en tenir.
Pause. Puis reprise. D’appréhension en étonnement, de satisfaction en gratitude… sans s’obnubiler, mais sans se leurrer sur les difficultés à prévoir pour assumer dans une vie nouvelle les conséquences de l’ancienne : Ce dont jusqu’ici… auprès des enfants particulièrement… vous vous tirez, je le dis comme je le pense… avec beaucoup de doigté… Poils de barbe ou fils de gruyère, ça s’étirait, ça s’embrouillait. On en venait aux faits : dans un langage prudent, mais facile à traduire. L’amour du fils, gardez-le. L’argent du fils aussi, comme vous l’avez su faire. Et continuez, mon enfant, à défendre les bonnes idées que vous avez eues : primo, d’associer le possible au certain, le peintre au décorateur, en lui faisant écouler de la toile aux clients Mobiliart ; secundo, d’intéresser les susdits à leur aimable portrait ; tertio, d’amorcer, dans une spécialité devenue rare, une réputation, une carrière, une petite pompe à finances…
— J’aime Louis, figurez-vous ! dit Odile.
Et la vaseline coula sur les visages tandis qu’Odile se disait qu’au trémolo près c’était pardonnable de jouer avec la vérité. De l’oubli, machine à laver des familles, retirons du linge propre. Dupes, pas dupes, au fond quelle importance ? De la réprouvée à l’approuvée — traversée en secret d’une franche gaieté —, chers parents, comme le chemin reste court ! Qu’il soit mon amant, qu’il soit mon mari, c’est toujours le même Louis harponnée d’une autre façon, contentée par d’autres moyens. Je n’ai rien fait pour vous ; j’ai tout fait pour lui ; j’ai tout fait pour moi.
Battements de portes, glissements de pieds, raclements de gorge : les Milobert arrivaient, saluaient, avec les gestes raccourcis, avec la tête penchée en avant des intimidés.
— Ma mère, dit Odile, voici maman.
Ma mère ! C’était la première fois. Jusqu’ici, parlant d’elle ou s’adressant à elle, Odile évitait de la nommer, employant avec Louis des pluratifs plaisants : les D ont téléphoné ! comme elle faisait, par extension, pour les M de son clan, pour les R de Fontenay.
— Enchantée…
Enchantement sans doute réservé, pollué par quelques restrictions mentales. Les M plaçaient leur fille, d’abord détournée ; les D remplaçaient la belle-fille par cette autre, d’abord usurpatrice. Mais chut ! Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Odile proposa très vite de passer à table.
— Vous êtes dans le commerce, je crois ? Personnellement, je m’en suis récemment retiré…
Les langoustines, en guise d’entrée, ont un avantage : vous n’en finissez pas de les décortiquer, de grattouiller l’intérieur des queues et des pinces, vous êtes occupés. La conversation d’accompagnement peut être faite de creux, comme dans votre assiette les carapaces vides. Odile meublait, avec du sourire : sachant bien que pratiquer l’amène — et non l’amer, comme Aline —, s’en épanouir assez, pas trop, pour que ça se sente, même dans son silence, c’était toute sa force. Les joyeuses toujours écraseront les tristes.
— Vous et moi, en somme, c’est la patente noble, cher monsieur !
Non, tout de même, ce n’était pas dit sans grain de sel sur la langue. Mais enfin libraire et pharmacien qui, tous deux, avant-hier, ruminaient des choses sur le fils ou la fille de l’autre, qui attendaient sinon des excuses, du moins des avances permettant de sauver la face, ils se congratulaient ! Louis regardait sa femme. D’elle, flanquée des deux pères, à lui flanqué des deux mères — avec inversion de priorité pour la mise à droite —, le guilleret petit courant n’avait pour passer besoin d’aucun fil. De ceux-ci, tous établis dans des commerces dont la vocation est de soigner l’esprit, de soigner le corps, voilà, on était issus. Qu’un libraire ne fût point docteur comme un pharmacien, on ne pouvait le nier : avantage à Louis. Qu’il fût recyclé par sa marchandise et plus responsable du choix d’une lecture que le potard d’une spécialité, nul doute : avantage à Odile. Les D, les M, ils ne songeaient plus qu’à leurs ressemblances : dames comprises qui, n’est-ce pas ? avaient su, toute une existence, passer au galop de la boutique à l’appartement, du service-client au service-enfants.
— Qu’est-ce que c’est ? dit le libraire, soudain.
Des pas faisaient crisser le gravier, dans la cour.
— Vous attendiez les Quatre ? dit le grand-père.
— Non, dit Odile. Nous sommes bien le deuxième dimanche du mois, mais c’est la Pentecôte : petites vacances à partager. Aline ne les lâchera que demain à midi.
— D’ailleurs, les Quatre, c’est une façon de parler, dit Louis. Nous n’en voyons guère que deux en ce moment. Je suis même tellement excédé de l’absence des grands que je vais envoyer l’huissier chez Aline.
Aline. Aline. Ce nom jeta un froid. Une moue conjugale laissa entendre qu’Odile ne militait guère pour la sommation ou s’avouait moins chagrine que Louis de la disparition de ses aînés. Mais la porte s’ouvrait, livrant Rose et Guy, essoufflés, en nage.
— On a dit qu’on allait faire un tour de vélo, dit Guy.
— Excusez-moi, je regarde ma montre, dit Rose. Nous n’avons que dix minutes.
Fernand Davermelle n’en croyait pas ses yeux. Ce n’était pas tellement sur les joues de Louis, vite suçoté, que Guy insistait, mais autour d’Odile qui, levée de table, prenait deux assiettes, recoupait deux morceaux de clafoutis, installait l’un, puis l’autre à chaque bout de la table, pour s’attarder finalement près du benjamin :
— Comme tu es ficelé ! dit-elle. Ce n’est pas possible de te laisser aller avec une veste percée aux coudes. Après-demain je te rhabille.
— Si tu m’achètes un costume, du moment que ça vient de toi, elle me l’enlèvera, dit Guy, à mi-voix.
— Tu te changeras en repartant.
Dialogue privé, qui devenait presque inaudible. Tout autour, dans l’attendrissement officiel des sourires, c’était un ballet de questions muettes : Est-ce trop ? N’est-ce pas un peu contre nature ? Tous les atouts sont-ils bons ? Aurait-elle envie de… Mère et belle-mère, plus intuitives, déjà n’en doutaient pas : Louis, Odile, Rose, Guy, les parents Davermelle, les parents Milobert, tous autant qu’ils sont, alliés de seconde main, ils ne le seront de première, ils ne le seront vraiment que par un nouvel enfant.
Trois heures. Montée à Paris en prévision de la Fête des Mères — qui serait ainsi célébrée à plusieurs niveaux —, Mme Rebusteau tricotait, jetant de méchants coups d’œil à l’horizon de béton. Quel changement depuis le temps où Aline pouvait recevoir ses parents dans la chambre d’amis de sa villa, tandis qu’ils pouvaient, eux, lui offrir un chalet et un parc pour les vacances ! Malgré le chauffage central, les quatre pièces de la Résidence Lothaire, avec moins de quatre-vingts mètres carrés pour cinq personnes, ne valaient même pas le rez-de-chaussée, un peu enfumé par les poêles, qu’occupait désormais la grand-mère au cœur de Chazé. Faute de place, la nuit précédente, elle avait dû coucher avec sa fille : une Aline diminuée, égarée, disant elle-même du haut de l’étroit balcon donnant sur un paysage de gravats :
— Nous occupons maintenant une situation élevée : au cinquième étage. Pour tout le reste, c’est la dégringolade.
Aucun besoin de cet aveu. Du désordre, du laisser-aller, des disputes des filles bloquées dans la même chambre, de l’égoïsme de Léon retranché dans la sienne comme dans un droit d’aînesse et refusant d’y accepter Guy, de l’air crispé du petit obligé de se contenter d’un coin de table pour faire ses devoirs et d’un divan de secours pour dormir — à l’heure où les autres voulaient bien évacuer la salle —, Mme Rebusteau n’augurait rien de bon. Les grands déjà vivaient pratiquement dehors ; Rose faisait le caillou, Guy le hérisson. Tracassée, tracassante, créditant les siens de leur seule dévotion à maman, Aline vivait dans un demi-délire, criaillait, se taisait quand il fallait sévir, sévissait quand il eût été préférable de se taire, lâchait des énormités. On ne soutient pas un enfant contre un autre. Quel besoin de prendre parti pour Agathe, championne de la fenêtre fermée, contre sa sœur, championne de la fenêtre ouverte ? Regrettable, certes, la sortie de Rose :
— Avec toi, Agathe a toujours raison.
Mais inexcusable la réplique d’Aline :
— Elle, au moins, elle a su choisir.
Quatre heures. Mme Rebusteau se retourna soudain, alarmée : un coup de pied dans la porte envoyait le battant claquer la cloison. Dans la salle — encombrée de choses dont elle aurait dû avoir le courage de se défaire —, Aline faisait irruption, laissait tomber son cabas, déboutonnait rageusement son manteau :
— Toi, tu es encore allée rôder du côté de ta maison, dit Mme Rebusteau. Tu n’aurais pas dû louer si près.
— Les Quatre ont assez perdu pour ne pas perdre encore leurs amis, leur lycée, leurs habitudes, dit Aline. D’ailleurs tu te trompes : je viens seulement de buter sur l’huissier dans le hall. Deux sommations ! Louis ne fait pas le détail.
Du papier bleu émergeait du cabas, parmi des têtes de poireaux.
— Il paraît que je me sers encore de son nom. Il paraît qu’il ne voit plus Agathe.
— Vraiment ! dit Mme Rebusteau, prudente.
Le matin même, devant le café au lait, n’avait-on pas parlé de ce mot de Louis, autorisant Aline à conserver le quatrième dimanche 28 mai, Fête des Mères, à condition de rétrocéder le 21, alias la Trinité ? On avait même bougonné : Il est généreux, votre père ! Il ne donne rien, il troque. On avait chantonné : La Trinité se passe… Ne sait si reviendra ! Et on avait bravement signé, quelques minutes après, la fiche d’envoi d’un colis des Trois Suisses encore expédié au nom de Mme Davermelle. Cependant joignant les mains, les desserrant, les resserrant, talonnant le plancher, Aline se lançait dans un furieux monologue :
— Cocasse, non ? Hier, mon avocat me demandait de céder, comme s’il était passé au service de Louis. Aujourd’hui, le bourreau se plaint de sa victime. Pour être aussi carne, il doit en baver chez lui. J’ai toujours pensé qu’il serait puni, cocu à son tour. Avec la fille qu’il a ramassée ça ne fera pas un pli, et je ne regrette qu’une chose, c’est de ne pas m’en être chargée. Tu te rends compte ! Si ça se trouve, il entretiendrait maintenant des bâtards…
— Aline ! fit Mme Rebusteau.
Mais Aline ne faisait plus aucune attention à elle et continuait, fébrile :
— Bon ! Un avocat qui ne pense qu’à vous retenir et non à vous soutenir, compris ! Je vais le brader. Quant à Louis, s’il la veut, Agathe, il l’aura. La petite sait se défendre. Un robinet de baignoire qu’on laisse couler, une bouteille d’huile qui tombe sur le tapis, quelles belles occasions pour une belle-fille de se faire apprécier de sa belle-mère ! Moi, de mon côté, pour faire plaisir à Monsieur et Madame, je vais mettre le nez dans leurs comptes, je vais m’occuper de leur fric ! J’y cours même tout de suite, sans perdre une seconde…
Elle reboutonnait son manteau, repartait, jetant sans se retourner :
— Dis aux enfants que je rentrerai tard : je vais chez Me Grainde.
Cinq heures. Les Quatre étaient rentrés, en ordre dispersé, pour aller s’enfermer dans leur chambre. Sauf Guy, bien entendu, qui refoulé de chez les filles où il prétendait pénétrer, chassé des waters par Léon, indigné d’entendre tomber six fois la chasse d’eau, sautillait comme un moineau, sans but précis. Il finit par s’écrouler sur le divan, qui était bien son lit, de nuit, mais devenait de jour un assemblage décoratif de coussins disposés sur une housse qui ne devait pas être froissée. Mé, manquant de courage pour l’en faire relever, chercha un biais :
— Si tu n’as pas de devoirs, fit-elle, pourquoi ne sors-tu pas ?
— Où veux-tu que j’aille ? Maman a mis mon vélo sous clef, dans la cave.
Parce que sa mère l’avait rencontré, venant du bois de Vincennes, donc sans doute de Nogent. Mé, qui ne l’ignorait pas, se garda bien d’opiner, encore qu’à son avis la mesure fût maladroite et poussât plutôt au raid de protestation : en autobus, ou même à pied. Mais la toute bonne tombait de mal en pis :
— Et tes hamsters, fit-elle, tu ne t’en occupes plus ?
— Maman les a jetés, dit Guy. Elle trouve que ça pue dans un appartement.
Quelle solution, sinon de se précipiter dans la cuisine pour y mitonner un chocolat sept-bouillons, accompagné de sablés à la crème de récupération, autre spécialité de son cru ? Guy s’empiffra bientôt, non sans protester contre la sortie du plateau :
— Tu ne vas pas en donner au pacha ?
Il accompagna pourtant sa grand-mère, frappa du dos de l’index les trois coups rituels qu’exigeait le redoublard plongé dans la préparation de son bac, mais ouvrit assez vite pour se donner le plaisir de voir se relever une tête hirsute qui honorait le cahier d’un studieux roupillon.
— Quand je te le disais ! fit Guy. Il travaille.
— Fous le camp ! hurla Léon.
Sa grand-mère s’avança, mais Léon ne daigna même pas renifler la tasse. L’œil morne, la lippe prononcée, il grogna sur le ton qu’il opposait aux lancinants petits soins de sa mère :
— Du chocolat ! Tu sais pourtant bien que tout ce qui contient du lait, j’en ai horreur.
Mé repartit chez les filles. Lit-banquette à gauche, lit-banquette à droite, deux étroites armoires qui se faisaient face, deux étroits secrétaires dont les occupantes se tournaient le dos : c’était plus une nécessité qu’une volonté. L’insolite, c’était la ligne blanche tracée à la craie sur le plancher. Encore heureux que la porte et la fenêtre fussent dans l’axe, séparant ainsi une demi-pièce nue, rigoureuse, d’une demi-pièce frivole, tapissée de photos de stars, de fleurs en papier, d’accessoires de cotillon !
— Chacun chez soi, dit Rose. J’en avais marre du fouillis d’Agathe.
Les deux sœurs burent leur chocolat, sans rire.
— Mais qu’as-tu fait de tes coquillages ? dit Mé.
— Ben voyons, dit Agathe, elle les a planqués chez papa.
Rose se retournait déjà vers ses livres. Agathe glissait vers le balcon, jetait un coup d’œil sur la rue et, après avoir agité la main, commençait à enfiler sa gabardine. Un léger sifflotis avertit Léon, qui sortit de son antre, l’œil rallumé, pour demander : Ils sont là ? Mé, perplexe, ne sachant pas s’il convenait ou s’il ne convenait pas d’exiger une explication, rangea d’abord le plateau. Quand elle reparut, la porte se refermait. Les cadets lorgnaient le trottoir, du haut du balcon :
— C’est Marc, dit Rose.
— Et Solange, dit Guy. Je te parie qu’ils ne seront pas rentrés avant minuit.
Trois cents tulipes crèvent le gazon, par bouillées de quinze, au ras de quoi Guy fait des prouesses pour faire virer la tondeuse électrique sans couper le fil qui, par une fenêtre ouverte, s’en va chercher le courant à la prise multiple où se trouve également branchée la télévision. Odile a crié, voici un quart d’heure :
— Arrête un peu, sinon les plombs vont sauter !
Ils ont sauté, interrompant la tonte et le grand film. Louis, descendu de son grenier, les a changés avec entrain :
— Tant pis pour les plombs ! Regarde la mine du gosse.
Ce bon père ! Il a tranquillement — sur l’évier, avec du Paic-Citron — nettoyé son pincelier. Puis il est remonté. Oubliée, sa colère du matin : après le refus d’Agathe tenant tête à la sommation, après la dérobade de Léon — resté dix minutes : juste le temps d’être compté présent — et le serment vengeur d’en venir la prochaine fois à la prise de témoins. Là-haut il y a Rose et, quand Rose y fait sa chatte, Louis ne tarde pas à ronronner.
Le film, amputé de deux ou trois scènes, a repris. Odile, plus à l’aise debout qu’assise et moins portée sur le petit écran que sur le livre, ne se demande pas pourquoi l’héroïne chiale, mais comment le metteur en scène a pu laisser l’actrice s’inonder de larmes aussi factices. Au fond, ce qui l’intéresse, ce n’est pas le secret de la fille, c’est le sien : au nom de quoi elle se repose. La nullité du film l’arrange, comme l’arrange l’absence d’Agathe et de Léon — qui n’ont pas rapetissé, qui ne seront jamais de la taille souhaitable. Elle s’enfoncerait volontiers dans le fauteuil-sac, elle dormirait bien… Mais quoi ?
— Tu prends ? hurle-t-on du haut de l’escalier.
Le téléphone sonne. Odile se déplie, tortille d’un pied, saisit l’ébonite et, avec une assurance qui n’est plus assez récente pour lui mettre de la bouillie dans la bouche, annonce :
— Ici, madame Davermelle.
— Ici, l’ancienne ! répond l’écouteur.
Trois secondes de silence… On a beau se trouver sur le mirador, la première fois que la panthère feule en dessous, ça surprend. Eh bien, je vous fais peur ? Ce n’est pas après vous que j’en ai, ma petite. Bien que… ! Enfin, passez-moi le bonhomme ! précise la voix, assez rêche pour paraître authentique. Odile s’étire un peu le cou. Ce qui passe le moins bien, c’est le ma petite, flatteur en un sens, mais dominateur, assuré de trouver en face quelque confusion. La vénérable dame de Fontenay a tort. On ne jouera ni la gêne, ni l’amusement, ni la dignité. On raccroche, sûre d’être rappelée.
On l’est en effet. On laisse longuement carillonner. Tu prends ? répète le grenier. Odile crie : C’est pour toi ! et consent enfin à décrocher. La leçon semble avoir porté : Ici, la mère des enfants, reprend la voix, toujours acide, mais contenue. Vous désirez sans doute M. Davermelle, mon mari ? fait Odile, en soulignant à peine le possessif. Je vous le passe, Madame.
Lourde pause. Louis arrive, essoufflé :
— Excuse-moi, j’ai dû couper, pour impolitesse, le premier appel de cette personne, dit Odile, assez haut pour être entendue du visible comme de l’invisible.
Elle retourne à son fauteuil-sac.
À Louis de jouer, dont la pomme d’Adam, elle aussi, voyage un instant dans sa gorge. Aline le cueille à froid :
— Puisqu’il faut vous appeler, monsieur, je n’ai pas besoin de vous dire, monsieur, combien j’apprécie les visites d’huissier. Je suis sûre qu’en échange vous apprécierez, monsieur, la requête que prépare mon nouvel avocat. Connaissant votre générosité…
Ahuri, Louis ne ressent d’abord que le poids de ces vous, parmi quoi ne se faufile plus un seul tu. La suite, déjà moins digne de l’exorde, charrie de l’invectif et du saugrenu :
— Au fait, dites à votre pimbêche que je ne suis pas assez riche pour payer par sa faute deux communications… Entre parenthèses, avec sa voix de pruneau, elle est d’où ? D’Agen ? En tout cas, elle me fiche la colique… Bon ! Je disais, vous êtes généreux, vous aimez envoyer des sommations, vous aimerez sûrement m’envoyer de plus fortes sommes…
Rire aigrelet, chuchotements indistincts. Il se pourrait qu’Emma Valdoux fût dans les parages. Mais il n’est pas exclu qu’Aline ait eu l’inconscience de passer un écouteur à sa fille.
— Bref, qu’est-ce que vous voulez ? dit Louis. S’il s’agit d’une augmentation, j’aime mieux vous dire…
— Ne me dites rien : vos revenus ont presque doublé. Je vous en félicite, mais nous sommes loin désormais d’en avoir notre juste part.
On songe au malheur d’autrui, on se met la main sur le cœur ; mais le portefeuille est dessous, qui n’est pas moins sensible. Sa juste part ! Qu’on indexe une pension, soit ! Mais qu’Aline pour avoir été sa femme, en un temps besogneux, ait le droit d’aligner ses exigences sur ses gains actuels, de devenir au nom du passé la sangsue de son avenir, merde ! Louis l’écoute, la mignonne, qui ne divague plus, qui en vient aux chiffres avec une précision de machine à calculer :
— Vous avez deux mille cinq cents francs de fixe chez Mobiliart. Vous vous faites au moins trois mille francs de commissions… Et parlons un peu de votre exposition : j’y suis allée, j’ai demandé les prix, j’ai compté les ronds rouges collés sur les toiles vendues, j’ai fait l’addition…
— Et les frais ? Et les cinquante pour cent de la galerie ? dit Louis, le plus bas possible.
Odile a coupé le son, pour ne pas gêner le dialogue ; Rose vient de descendre, Guy de rentrer. Es sont là, muets, discrets, immobiles. Donc ils entendent. C’est commode, vraiment, de discuter d’une augmentation devant des enfants qui, à tout prendre, en seront aussi les bénéficiaires, comme devant une femme qui, elle, est sûre d’en pâtir !
— Je sais, je déduis ! continue Aline. Je n’ignore pas que nombre d’amateurs paient directement leurs portraits. Blousez le percepteur ; n’essayez pas de me blouser, moi. Votre situation devient confortable. Surtout si l’on songe qu’en plus votre femme travaille…
Le travail d’Odile ! Sautons vite sur cette erreur légale.
— Voyons, soyons sérieux, ma femme ne vous doit rien sur son salaire.
— C’est assez monstrueux, en effet, reprend Aline avec une allègre conviction. Elle a détruit notre ménage, elle devrait être astreinte à réparer, comme vous. Je n’en suis que plus à l’aise pour réclamer mon dû… C’est vrai, mon cher, je dépends entièrement de vous. C’est mon métier, désormais. Il y a deux sortes de femmes entretenues : les unes pour le plaisir, les autres pour son châtiment. Vous cumulez, mon pauvre, car ayant épousé le premier genre en divorçant du second, vous voilà obligé de faire vivre l’une et l’autre.
Louis cille. Butée, mais pas futée, telle était pour lui la définition d’Aline. S’il n’est pas sûr, malgré le dicton, que l’esprit vienne aux filles avec l’amour, il semble s’aiguiser dans le désamour. On continue :
— Si vous préférez, je suis maintenant la gouvernante de vos enfants. Voyez tarif : il est très au-dessus de ce que vous m’allouez…
Pour l’avoir longuement pratiquée, Louis n’ignore pas qu’il vaut mieux laisser parler Aline : surtout dans l’affrontement par fil où, s’il se tait, elle ne tardera point à s’enhardir, donc à se trahir. Qui ne sait pas jusqu’où il peut aller, mieux vaut le laisser filer trop loin, pour le tirer en arrière. Aline se lançait, justement :
— Moi, je ne connais que la morale du melon : à chacun sa côte. Les melons en ont généralement huit. J’en prends donc cinq. Je vous en laisse deux, plus la huitième pour les impôts. Et je suis large car, des impôts, j’en paie aussi sur la pension que vous pouvez, vous, décompter de vos revenus… Or, si vous la dépensiez vous-même, vous seriez imposé sur cette somme au même titre que le reste. Moralité : c’est vous qui devriez payer mes impôts.
— Superbe ! dit Louis. C’est Emma qui vous a soufflé ça ? Malheureusement j’ai été amené à potasser la question. Revoyez l’article 214. Tiers maximum. En tenant compte des enfants un tribunal peut faire mieux, mais votre décompte ne serait sûrement pas le sien. Il calculera d’abord sur le net, non sur le brut, car nous travaillons, nous avons des frais, alors que vous n’en avez pas. Ensuite, une part par adulte, une demi-part par enfant, vous valez trois, ma chère, contre deux et demi…
Étonnant faire-part ! Du coup, Odile s’est retournée, lorgnant Guy, qui n’a rien compris, lorgnant Rose, qui flotte : comme flotte sa mère, au bout de trois kilomètres de fil :
— Deux et demi ?… Ne me dites pas que vous avez été assez bête pour augmenter vos charges !
— L’étions-nous donc pour avoir fait quatre fois la même chose ?
Une phrase qui vous part du cœur et tout se détend. Pour un instant. Quatre fois, c’est vrai, ce fut quatre fois, comme cela sera pour la cinquième, un seul et même père. Mais pas la même mère, qui, là-bas, reste silencieuse, anesthésiée par ce l’étions-nous ? comme un patient par une bouffée de kélène. On se dit des choses affreuses et, de la salive même, jaillit un trait qui vous empêche de dire le reste. Qui vous empêche d’ajouter : Agathe semble perdue pour moi, Léon douteux ; et les deux autres, encore fidèles, sont sous votre coupe. Étais-je, grâce à vous, assuré d’en garder un seul ? Et de toute façon comment en espérer un qui fût, dans ma maison, bien à moi ? Alors, voilà. Je n’avais aucune raison de le refuser à cette très jeune femme. Au contraire. Faire l’amour jusqu’à l’enfant, c’était pour moi enfoncer le clou jusqu’au bout ; et pour elle, au moins en partie, vous reprendre, reloger dans son ventre l’exclusivité maternelle…
— Je me demande ce que vont en penser les Quatre, dit Aline, d’une voix lointaine.
La grâce ne peut durer. Le dépit s’approche, qui lui fait dire :
— Fils ou fille, tu auras l’âge d’être son grand-père.
Et aussitôt :
— Raison de plus pour que tu fiches la paix à Agathe ! Qu’elle aille te voir quand elle voudra, ce ne serait pas mieux ? Tu cries, tu cries et tu n’as même pas envie de l’y forcer.
Le pire, c’est que c’est vrai. Louis sait très bien que les insolences, la main croche, les fouilles d’Agathe horripilent Odile, qu’il faut tout surveiller, paroles, porte-monnaie, papiers, quand par hasard elle est là. Il sait qu’Aline est balancée entre le plaisir de lui ôter sa fille et l’ennui d’y perdre un agent de renseignements, comme il l’est lui-même entre sa paix et son orgueil, entre la crainte et l’affection. Il maugrée :
— Sois raisonnable. Si tu t’adresses au tribunal, cette fois c’est toi qui paieras ton avocat et, si tu perds, les dépens…
À la vérité, c’est lui qui s’épouvante d’une autre procédure, de nouveaux frais :
— Dix pour cent, je ne dis pas non…
— Quinze ! fait aussitôt Aline. La vie a monté d’autant. Si tu es d’accord, je dis à mon conseil de préparer un sous-seing privé.
Comment ne pas l’être ? Pour contrer la sommation, Aline a eu un trait de génie : le chantage fiscal. Elle a gagné la partie. Elle pourrait même avoir plus et ne doit pas l’ignorer. Mais les absences des aînés la gêneraient beaucoup devant des juges ; le procès lui coûterait cher, pour un résultat incertain. Pas folle, la guêpe ! L’aiguillon, elle le tient en réserve. Elle jouera sans cesse de la peur que peut inspirer une enquête serrée sur des moyens en partie connus, en partie dissimulés.
— Allons-y comme ça ! dit Louis, s’arrachant un soupir pour donner le change à la dame de Fontenay.
Qui n’est pas dupe. Qui déjà cherche à rabioter :
— Bon ! Je me résume. Visites libres, à leur convenance, pour les deux aînés. Quinze pour cent de mieux sur les pensions… Et puisque tu vas, d’après ce qu’on me dit, changer de voiture, laisse-moi la vieille.