Aline boitille vers la psyché dont un angle est fêlé. On a beau faire la brave et répéter qu’il est plus facile de vaincre sa carcasse que son destin, qu’en fait de douleurs vous préférez les physiques aux morales, rancunes et rhumatismes s’associent très bien pour rendre également pénibles les mouvements du cœur et du corps. Éclairée d’une rose rouge (simili : les naturelles — et ce qu’elles rappellent — ne durent pas assez), cette robe de soie noire (de soie artificielle comme la rose) l’exprimera très bien. Du tour de cou au bout du pied tombante, toute en plis qui font tuyaux, elle allonge ce qu’il faut de maigreur — maigreur de chair, d’argent, de joie, d’espérance —, elle porte haut ce qu’il faut de raideur pour présenter une tête à la Cornélie, une mise en plis fort grisonne, rappelant aux amateurs de teintures, de jeunettes, de gaies cravates, qu’ils jouxtent aussi la cinquantaine. On est résignée, Monsieur ; on est (comme vous dites) apaisée ; on est impotente, on est à votre merci. Mais vous êtes aussi à la mienne, car il faudra me nourrir jusqu’au bout ; et dans une journée comme celle-ci, dont vous ne vous souvenez même pas, j’en jurerais, qu’elle pourrait, qu’elle devrait se fêter de deux façons, vous n’êtes que le père d’un de vos deux lits. Tu as vu le carton ? À l’occasion du mariage de leurs enfants, Madame Colonge et Madame Rebusteau recevront le 18 novembre à partir de quinze heures dans les salons du Splendid Hôtel… Vous allez régler la note, Monsieur. Mais nous sommes la puissance invitante, la mère du marié. Aline crie :
— Tu as fini de me tirer des fils !
Chat-un, le gris, le plus doux, le plus ronronnant, le plus rapide aussi à profiter des portes entrouvertes pour aller traîner, le plus Agathe en somme, décroche du mouvant bas de robe et file dans la salle s’en prendre aux franges du tapis. Aline suit, va lisser Chat-deux, le noir, l’impassible, l’énigmatique, très Léon celui-là, et lorgne la pendule où la grosse aiguille dépasse la demie :
— Mais qu’est-ce qu’il fait ? dit-elle.
Et de regarder Léon, bébé, bambin, garçonnet, écolier, jouvenceau, bachelier, étudiant, stagiaire et finalement, tel qu’il devrait d’un instant à l’autre apparaître, pharmacien auxiliaire en tenue d’aspirant du Service de santé : tous les neuf à la file sur le mur, entre quatre punaises, comme le sont en dessous de lui, dans l’ordre de géniture, des séries d’Agathe, de Rose et de Guy, aux visages d’abord imprécis, flottant entre deux ressemblances, mais peu à peu affirmés, personnels, indépendants.
— Vous allez trop vite ! dit-elle.
Et de regarder cette fois plus à gauche un autre familier, antérieur à ses enfants, à elle-même, aux parents et remis en bonne place depuis quelques mois : un Christ grossièrement taillé au couteau dans du cœur de pommier, un Christ tortillé, torturé, faisant corps avec sa croix et d’une bouche creuse aspirant en guise d’encens l’âcre odeur des chats mélangée au parfum bon marché de leur maîtresse. Sans doute sait-il qu’on n’est guère dévote, qu’on lui en veut de ce qu’il a laissé faire depuis qu’il fut décroché au-dessus du lit de feu son serviteur Rebusteau. Mais il n’ignore pas non plus quelle complicité lie souffrance à souffrance et que là, chez cette divorcée qui l’est sans l’avoir voulu, qui ne s’est pas remariée, qui est en règle, il témoigne de ce qui devrait être ; il demeure son porte-respect.
Un chat miaule, qui a peut-être faim, qui sera gavé ce soir de viande hachée, en l’honneur du jour faste. Nous allons, chat ! nous allons les voir aujourd’hui tous les Quatre. Et pourtant faste, faste… ce samedi l’est-il donc ? Léon aussi maintenant, il passera une heure ou deux, par-ci, par-là, dans cette pièce. Il aura aussi la gentillesse de commande qu’ont Agathe, Rose ou Guy, le derrière au bord de la chaise, l’œil sur la porte, de peur sans doute que j’aille donner un tour de clef. Je ne devrais pas me plaindre, n’est-ce pas ? Ils sont revenus. Mais Gabriel, ce bon apôtre, qui disait : N’exige plus rien d’autre, attends qu’on te le donne ! ne savait pas à quel point il avait raison. Rien d’autre, en effet : c’est ce qu’ils offrent avec le sourire, leur petit bonheur en prime. Il n’y en a pas un, pas une, qui ait eu le courage de s’embarrasser d’une traîne-la-patte et de prendre quinze jours de vacances avec moi.
Moins vingt. Aline n’ose pas s’asseoir de peur de froisser sa robe. Le Splendid est à cinq minutes, il est vrai. Mais il est indispensable d’arriver la première, d’être bien visible à l’entrée, fermement plantée dans la courtoisie et tendant main longue aux arrivants. Le pénible, l’incroyable arrangement de dernière heure l’exige. Voilà qu’Aline se remet à claudiquer, l’œil sur le crucifix paternel, où est accroché un vieux bout de romarin béni à Chazé. Enfin, voyons, la prétention du père d’assister au mariage avec sa pute et son moutard, pouvait-on y souscrire ? Je ne veux pas la connaître, Seigneur, ni la voir de ma vie, ni lui donner la moindre occasion de croire ou de faire croire, surtout en public, que je la reconnais pour ce que la loi prétend qu’elle est devenue à ma place et que Vous-même avez proclamé nul. Vous les voyez, tous deux, à l’église, nous narguant de leur présence, avec ce mioche légal, mais né d’union civile, donc pour Vous pur bâtard ? J’ai dit non. Je devais dire non. Je reste la vraie femme. Vous êtes forcément d’accord.
Moins dix. Faudra-t-il appeler un taxi ? Aline enfile son manteau. Mieux vaut prendre l’ascenseur, aller attendre dans le hall : ce sera déjà ça de gagné. Il n’est pas possible que Léon ait oublié, mais il n’est pas exclu que son retard exprime son mécontentement. Qui l’eût cru ? Léon, le patient Léon écoute encore poliment, mais tranche aussi poliment et n’en fait qu’à sa tête. Affecté par chance au Val-de-Grâce, il est aussi rare que s’il faisait son temps à Carpentras. Et c’est par lettre qu’il a froidement annoncé : Excuse-moi, mais pour éviter toute discussion, tout éclat, nous avons décidé, Solange et moi, de nous marier sans cérémonie. C’est fait. Nous donnerons sous huitaine une petite réception pour la famille et les intimes. Je te propose d’y venir de trois à cinq, Odile n’y paraissant que de cinq à six. Tu comprends bien que je ne puis pas exaspérer papa qui nous a loué un studio et versera ma pension à Solange tant que je ne serai pas libéré. Ne nous fais plus de complications. J’ai déjà eu assez de mal à calmer les parents de Solange…
Aline met la main sur le bouton de la porte. La dignité est-elle donc une complication sur quoi doit l’emporter l’argent du père ? Et pourquoi fallait-il solliciter cette aide, pourquoi ce mariage prématuré ? Discret comme est Léon, nul ne saura si Solange était sa maîtresse, s’il y avait presse ou non. Aline ouvre, sévère, et soudain se déride. Léon est là, qui justement arrive, qui tend la main vers la sonnette, qui hume le courant d’air, mais se gardant bien de dire que ça sent le chat, ôte son képi à bande de velours vert pour tendre une joue râpeuse :
— Toi, fait Aline, tu es comme ton père. Ta barbe pousse si vite qu’à midi il faudrait recommencer à te raser.
— Allons-y ! dit Léon qui semble étonné de la référence.
Fils attentif, il a ouvert deux fois la porte de l’ascenseur, puis celle de l’immeuble, puis celle de la voiture et enfin fait tourner lentement le tambour du Splendid, chaque fois s’effaçant, prenant, lâchant, reprenant le bras de maman. Ce n’est guère son genre, pourtant. Que craint-il ? Un esclandre ? Ou seulement des questions ? Cette petite Fiat grise, en effet, qui donc l’a payée ? Bouclé dans son uniforme, Léon est toujours lui-même dès qu’il s’agit d’ouvrir la bouche. C’est le cadeau des parents, a-t-il dit sans préciser. En fait de cadeau, sa mère, il le sait, ne saurait lui en faire : elle n’a rien et, même si Louis avait eu la délicatesse de lui proposer une petite somme à cet effet, c’est encore lui qu’il aurait fallu remercier.
— Ça va ? dit Léon.
Aline, la main crispée sur le bon biceps rond de ce garçon, bâti par elle, sent bien l’effort qu’il fait : pour la soutenir en ralentissant le pas, pour apparaître indispensable, pour faire l’entrée qu’il faut. Diminuée, presque infirme et vous comprenez bien, n’est-ce pas ? très à plaindre, bien plus à plaindre qu’à blâmer pour son fichu caractère, intransigeante et respectable, voilà ma pauvre mère. Un frac s’incline, puis un autre, et, le menton relevé au-dessus de son nœud blanc, un troisième conduit Madame au salon, qui est déjà presque plein. Mme Colonge n’est pas à l’entrée, mais quelque part parmi les invités qui s’écartent sur le passage de l’autre invitante. Enfin voici au centre de la pièce un petit groupe de fauteuils, sans doute réservés aux handicapés et aux personnes âgées. Solange, en robe rose assez vaporeuse pour ne rien avouer de ce qui pourrait être, se précipite :
— Asseyez-vous, ma mère, je vous en prie.
Baiser de la bru qui se range à gauche du fauteuil pour faire pendant à son jeune époux. Dans un léger brouillard, peut-être dû à la fumée des cigarettes, s’approchent d’autres robes longues, bleues, jaune paille, vertes, gris perle, lamées or, mêlées à des pantalons rayés, des costumes sombres. Baiser d’Agathe, qui n’est pas accompagnée, qui souffle : Maman chérie ! et passe. Baiser de Rose. De Guy, tellement allongé. D’Annette. De Ginette. D’Henri Fioux. Des neveux. De Gabriel. D’Emma. De Flore…
— C’est dommage que grand-mère Rebusteau n’ait pas pu venir, fait une voix. Elle est au lit, avec un zona.
Réglé comme un ballet, le mouvement s’accentue qui peu à peu masse la famille derrière Aline, tandis que fluent maintenant vers elle des gens qui n’embrassent plus, qui font de la courbette et tendent de la main à ongles vernis ou à ongles nature. Solange, qui semble bien être la véritable organisatrice (ou la déléguée de sa mère qui passe, souriante, effacée, exhortant par l’exemple à la même réserve), Solange énumère : ce sont des Colonge, le père, jusqu’alors jamais rencontré, une tante, deux oncles jumeaux, une sœur germaine, une demi-sœur — fille d’un premier mariage de Monsieur, non pas divorcé, mais veuf. Qui disait donc aux Agars : Le veuvage a parfois les mêmes résultats, mais au moins l’Ex du veuf n’en sait rien ? Voici encore des Colonge, puis des Belvenec, cousins par Madame, poussant loin la mode de Bretagne. Et enfin trois personnes, évidemment indispensables et qui s’efforcent de paraître accessoires, de saluer bonnes dernières, trois personnes qui furent un beau-père, une belle-mère, un mari et dont on pourrait se demander si par hasard ils ne le seraient pas soudain redevenus :
— Non, non, ne vous levez pas, Aline ! dit la belle-mère dont la sollicitude va jusqu’à tapoter entre deux paumes moites la main sèche qui lui est tendue.
— Je suis heureux de voir que vous êtes tout à fait remise, dit le beau-père dont l’œil, lui, s’effare et, de cheveux blancs à cheveux gris, rend hommage au résultat d’un certain nombre d’années.
— En voilà un de casé ! soupire Louis, qui fleure un parfum étranger.
Grâce à l’Oréal il paraît dix ans de moins que son âge en face d’une dame qui paraît dix ans de plus que le sien et se demande si dans le cas 10 + 10 = 20. Casé, casé… Le mot est malheureux ! Tout l’art du jeu de dames consiste à passer sans se faire prendre, d’une case dans l’autre. Quelle était donc la joyeuse farfelue — une des rares satisfaites — répétant aux Agars : Le mariage est un divorce d’avec tous les possibles qui de nouveau s’offrent à nous ? Mais voilà, de ce divorce-là il faut être capable, et Léon, fils de sa mère, pourrait être un fidèle. À Louis, qui s’attarde auprès d’elle en ne sachant trop quoi dire, Aline accorde quelques mots :
— Vous avez eu raison, dit-elle, de n’inviter ni juges ni avocats.
Et comme Louis, qui avant tout doit redouter l’incident, la regarde avec inquiétude, elle ajoute :
— À propos, tu sais que ça fait vingt-cinq ans, tout juste. À l’interlude près, nous devrions fêter nos noces d’argent.
Rien qu’à voir la tête du client, Aline se sent devenir bienveillante. Léon, très vite, demande dans son dos :
— Dis, maman, tu ne vois pas d’inconvénient à ce que nous nous rangions tous autour de toi pour une petite photo ?
Ils sont déjà rangés et l’opérateur est en place, faisant d’un geste de la main rétrécir le champ, puis se rapprocher les fauteuils du premier plan où trônent maintenant les aïeules. Louis, resté debout, s’est tout de même placé à l’écart. Famille reconstituée, famille au complet : la vraie, celle d’avant, comme si de rien n’était. Il faudrait y croire, il faudrait se lever sur des jambes miraculées, il faudrait bénir et clamer : Ce n’est pas un simulacre, c’est la vérité : maintenant nous restons tous ensemble. Mais tirée en grand format pour l’encadrement, en plus petit pour les albums, ce sera seulement une photo destinée à illustrer le propos du jour : Nous ne sommes pas les enfants d’une séparation. Une photo sur laquelle on insistera, négligeant le reste, qui n’était pas si grave que ça, qui s’est bien arrangé avec le temps… La preuve ! On se rassure, on affiche l’entente, on s’enfonce dans le coton. Un, deux, trois, quatre flashes illuminent les trente ou quarante têtes bien coiffées qui se hissent à diverses hauteurs, le nez pointé sur l’avenir, mais la bouche encore pleine de passé. À bonne oreille suffit un murmure. On entend :
— C’est un test pour la fin des histoires…
Avis aux responsables. On entend :
— Pour tenir une pharmacie, il faut avoir vingt-cinq ans. Et l’argent pour l’acheter…
— Si le reste n’est pas trop lourd, je t’aiderai.
Avis au reste, qui devra se faire léger. On entend :
— Ça, non, grand-mère, le mariage, vous n’aviez que ça en tête, mais nous…
Réponse à la question rituelle, deux fois posée. On entend :
— Un métier, d’abord ! Pour une fille, c’est la liberté.
L’exemple a porté. Les poulettes maison craignent le chant du coq. Elles se méfieront longtemps. Léon lui-même, qui n’a rien, ne s’est-il pas marié sous le régime de la séparation de biens pour protéger, sait-on jamais, la pharmacie qui, un jour, pourrait être à son nom ? Mais la foule reflue, se divise. Il ne s’agit déjà plus d’un mélange ; il s’agit d’une juxtaposition. Les parentèles, c’est plus fort qu’elles, se recomposent : Aline est au centre d’un trèfle à quatre feuilles, Davermelle, Rebusteau, Colonge, Belvenec, qui pour être la règle dans le champ des familles ne parvient pas souvent à vous porter bonheur. Chacun pourtant fait ce qu’il peut pour s’occuper du fauteuil. Mme Colonge dit qu’hélas ! c’est une loi, que nos enfants nous quittent et, regardant l’uniforme enlever la robe rose pour un petit tour de piste, n’avoue pas que ce pluriel lui est bien singulier. Mme Davermelle, qui hésite entre Aline, madame, ma chère amie, la remplace et chante la même chanson, oubliant que chez elle, une fois le fils parti, il restait un mari : celui des premiers jours, celui des derniers jours, celui qui finit d’habitude ce qu’il a commencé. La sœur Ginette prend le relais, flanquée de la sœur Annette, et la première se demande pourquoi la seconde, qui vit seule, et leur commune mère, qui vit seule, avec sa sœur Aline, qui vit seule, ne cesseraient pas de l’être en se réunissant dans cet appartement qui fut trop petit pour cinq personnes, qui devient trop grand pour une, qui serait très convenable pour trois, rassemblant leurs petits moyens… Mais dans sa sagesse elle n’obtient que des moues, l’appartement pouvant par intervalles tenter quelques descendants et la valide Annette ne semblant pas enthousiasmée par la perspective de jouer les infirmières au sein de ce trio où, près de la veuve et de l’abandonnée, elle jouerait aussi la laissée-pour-compte, autre variété de femme seule.
Elles décollent et Louis se rapproche. Puis Rose, puis Guy, puis Léon, puis Agathe, qui s’agglutinent autour de la robe noire à rose rouge, gentils comme il n’est plus permis de l’être, mais si passés de ce qu’ils furent à ce qu’ils sont, de ce qu’ils disent à ce qu’ils taisent, qu’ils semblent jouer, avec des voix qui ne sont plus les leurs, le dernier épisode d’un de ces films où les petits acteurs du premier sont remplacés par des adultes qu’on identifie mal avec eux. Nous six, pourtant ! Nous six. Instants terribles et délicieux…
— Mes chéris, dit Aline, j’ai grand mal à la tête. On rentre à la maison ?
— Il est cinq heures, tu crois ? dit Louis, sans sourciller.
Coup d’œil du père au sourire alarmé ! C’est la grande embrassade. Il est cinq heures, c’est vrai, la montre est sans pitié. Des quatre feuilles du trèfle il n’en reste que trois : les Rebusteau abandonnant des verres ici ou là et mâchonnant encore quelque petit gâteau, se rallient près de la porte. Un cortège Davermelle enrubanné de bouts de phrases — soignez-vous bien, Aline ; je te téléphone ce soir ; j’irai te voir demain — pousse jusqu’à la galerie où Gabriel s’empare d’un bras, tandis qu’Emma, d’autorité, s’empare de l’autre. Têtes penchées, paupières battantes, mains qui pianotent en l’air et autre monnaie des adieux. Aline entraîne brusquement ses soutiens, tandis que les robes longues, sur de menus talons, pivotent vers le salon.
Mais Aline stoppe au bout de cinq mètres. Là-bas le tambour fonctionne et projette dans le hall une petite culotte de velours bleu roi qu’habite joyeusement un bambin de quatre ans, puis une robe du même velours qu’habite sa mère, dont bat le collier de lazulite. Rencontre inévitable. Quelque chose a cloché dans le jeu des prudences. Le gamin par deux fois fait tourner le tambour.
— Féli ! gronde Odile.
Elle lui a pris la main, elle glisse, elle passe, faisant semblant de ne s’occuper que de lui :
— Elle est encore belle ! dit Aline, qui se renie, qui se retourne, qui veut voir.
L’adverbe sera son seul coup de griffe. Un mouvement se fait dans le salon vers l’arrivante : discret, mais net. Bien sûr, ils ne prendront pas de photo, ils ne lui rendront pas hommage. Mais les Quatre et leur père sont autour du bambin, déjà, et le grand-père et la grand-mère et la demi-belle-sœur, avec des mines ; et la mère en fait plus encore, cambrée, palpitante, rejetant d’une main nonchalante ce flot noir qui lui coule du front. Une, deux, voyez la famille ancienne. Trois, quatre, voyez la famille nouvelle.
— Allons, viens, supplie Gabriel. Je te reconduis.
Fête et puis dé-fête. En Orient quand une favorite l’emportait, la sultane-validé demeurait au palais. Fi donc ! La sultane-validé ici prend sa retraite. Aline se laisse docilement entraîner vers la voiture. Elle boitille entre ses anges gardiens : le pacifique et le belliqueux, qui tous deux dans la vie traînent une aile cassée. Flore trottine derrière. Annette et Ginette, qui attendaient sur le trottoir, proposent leurs services. C’est trop. C’est beaucoup trop. Un taxi freine, hélé par Henri Fioux qui comptait s’en servir. Mais Aline s’échappe, s’élance sur ses jambes torses, ouvre fébrilement, puis claque la portière.
— Laissez-la, dit Gabriel. Vous ne voyez pas qu’elle a besoin d’être seule.
Seule, oui. Loin de cette compassion qui aggrave tout, la solitude peut devenir prudence. L’unijambiste sait sur quel pied il ne faut pas danser ! Le chauffeur part doucement et, l’adresse lancée, bougonne, trouvant la course trop courte. Quelle idée ! Il y en a qui trouveraient plutôt la course longue. Cassés, les liens du mariage. Cassés, un par un, les liens du démariage. Reste ce fil de jours, de nuits interminables, qui s’étire souvent quand la vie se ménage. Tu es pensionnée, tu n’as personne à charge, tu n’as plus rien à faire, tu peux lire, voyager, aller au cinéma, à ton club, tu es libre ! Tandis que l’autre, avec deux de tes gosses sur les bras, plus le sien, elle est maintenant clouée, disait récemment l’encourageante Ginette. Tiens donc ! Contrainte d’être libre — libre comme un appartement l’est quand il est vide — dites-moi de quoi il est question. Et des clouées, ma fille, tu en connais beaucoup que leurs enfants aient clouées sur une croix ?
Le taxi approche déjà de la Résidence Lothaire. Là-haut veillent les chats à l’œil en fente qui, la queue dressée, accompagneront leur maîtresse quand elle se traînera au balcon pour inspecter la rue, quand elle s’installera au téléphone pour entendre des voix. Tout sera fait d’attente, de peut-être, de joies brèves ou décommandées, de rages amorties comme celles de ces petits nerfs que peu à peu dévitalise un dentiste. C’est maintenant que commence le plus beau de la chose : la longue usure, l’insupportable paix, qu’abolira enfin la véritable. Aline, ma fille, le mariage est toujours un échec, puisqu’on meurt. Le divorce en est seulement une fin plus hâtive. Aline, ma fille, un jour on n’en saura plus rien ; et tes arrière-petits-enfants, ne sachant plus très bien de quelle femme ils descendent, s’apercevront seulement qu’à leur arbre généalogique, il y a une branche fourchue. Mais d’ici là, sans lutte et sans passion, sans goût comme sans raison, il te reste à survivre doucement ; il te reste à mourir longtemps.