IX ENTRACTE

Benjamin, dis-moi la vérité.

29

Beaucoup plus tard dans la nuit, Julie m'a dit:

— Benjamin, dis-moi la vérité.

C'était la première fois qu'elle me demandait une chose pareille. J'ai fini par murmurer:

— Oui, mon amour?

Quelques secondes ont passé de son côté. Puis elle a demandé:

— Le cinéma, au fond, tu t'en fous, hein?

Je ne me suis pas posé la question de cette question. C'est une habitude que j'ai perdue avec Julie. Je me suis contenté de réfléchir. Le cinéma… voyons voir…

— Tu t'en fous complètement, non?

— Pas vraiment. Pas complètement. Je m'en fous un peu, quoi…

— C'est pire que tout, comme réponse pour un cinéphile. Imagine la tête d'Avernon, si tu lui répondais ça. Autant lui annoncer que tu préfères les entractes.

Nous murmurions dans le noir, allongés sur le dos, bras contre bras, sous le baldaquin, dans le théâtre abandonné. Sans transition, Julie m'a posé une deuxième question:

— Et le vin?

— Quoi, le vin?

— En dehors du sidi-brahim, tu t'intéresses au vin?

— Tu veux dire… si je m'y connais?

On aurait dit une première rencontre.

— Oui. Tu t'y connais en vin?

— Pas du tout.

Alors, toujours sans bouger d'un millimètre, elle a dit:

— J'ai quelque chose à te proposer.

Son idée était simple. Elle me l'a exposée simplement.

— On va sécher nos larmes en s'occupant de trucs dont on se fout complètement.

Elle allait louer un camion, m'emmener dans son Vercors natal où nous déménagerions la cinémathèque du vieux Job. Par la même occasion nous prendrions livraison de son Film Unique, quelle que fût l'opinion de Barnabé sur la question.

— Le vieux Job m'a envoyé un fax, il nous attend. On en profitera pour faire ma route des vins.

On rapporterait toute cette pellicule à Suzanne et aux cinéphiles. Nous taillerions le bonheur de leurs vies dans la douleur de la nôtre. Vive le cinéma.

J'ai demandé:

— Et Clara?

— Clara a décidé de prendre une semaine de chagrin avec ta mère.

Bon.

— Quand partons-nous?

— Demain.

*

— Alors?

J'ai fait tourner le vin dans mon verre, humé un long coup, bu une larme, gargouillé et mâchonné, tout comme je l'avais vu faire. Puis j'ai levé les yeux au ciel, hoché la tête, froncé les sourcils… j'ai regretté de ne pas savoir bouger les oreilles. Finalement, j'ai dit:

— Pas dégueulasse.

Dehors, le grand camion blanc attendait gentiment la fin de la dégustation.

Julie me singeait:

— Pas dégueulasse…

Toute son amoureuse pitié dans cette imitation… un zeste de mépris… Et le monstrueux iceberg de sa connaissance barbotant dans ce cocktail.

— Le vin d'Irancy, Benjamin, est beaucoup mieux que «pas dégueulasse». C'est un rouge de haute tenue et de longue garde. Celui qui se désole dans ton verre est issu d'un cépage en voie de disparition, aussi rare qu'une baleine dans les eaux territoriales japonaises: un tressot, mon chéri, et d'une année exceptionnelle: 1961! Un vin de vigueur et de belle robe! Regarde-le, au moins, si ton palais est sourd!

— Julie, d'où ça te vient, cette science?

Dans le camion qui nous conduisait vers l'escale suivante, elle souriait.

— Du gouverneur mon père.

Le gouverneur avait tenu à lui former le goût.

— A six ans, il m'a plongée dans le pinard comme on vous colle au piano. Je regimbais, comme tous les gosses devant leur instrument, mais il refusait de négocier. Aujourd'hui encore le vin m'indiffère, mais savante je suis. Tu vas voir ce que tu vas voir!

Elle se vengeait sur moi de cette enfance œnologue.

— C'est tout ce que tu peux m'en dire, de ce chablis, Benjamin? Rien sur son corps, sa finesse, sa robe, sa limpidité? Bon, parlons clair: quel goût il a? J'attends… Qu'est-ce que tu as dans la bouche?

— Un goût d'herbe… non?… un goût vert?

— Pas si mal. Pierre et foin coupé, en fait. Cépage chardonnay. La montée du Tonnerre, 1976. Un premier cru. Tu te souviendras? Mille neuf cent soixante-seize! Retiens bien, au retour, je t'interrogerai.

Le camion reprenait l'asphalte. Julie dépassait sans broncher les gendarmes en embuscade. Pourtant, du crémant de Bourgogne aux coteaux rares de Vézelay, en passant par les petits sauvignons de Saint-Bris et le chablis aux reflets verts, notre sang devenait encyclopédique, et si l'un de ces pandores nous avait fait souffler dans son ballon, nous aurions fini le voyage en montgolfière. De mon côté, ça m'arrangeait, ce voile d'ivresse. C'était la toute première fois que je sortais de Paris et la nostalgie m'avait entrepris dès les premiers tours de roues. Il fallait combattre. Je me suis installé au chaud, dans les vapeurs de cépages et dans la voix de Julie. Je voyageais en moi-même.

Au-delà de Dijon, Julie négligea les côtes-de-beaune et autres côtes-de-nuits. Le camion enjamba la Saône et mit le cap sur le Jura. D'après la carte, ce n'était pas l'itinéraire le plus simple.

— Le gouverneur mon père ne prenait que cette route. Du coup, je n'ai jamais bu de beaujolais, et pas une seule goutte de bordeaux.

Elle ricana:

— Mais tu vas voir, les vins du Jura, c'est quelque chose!

*

Elle me parlait de son père. Elle me parlait de son enfance. Elle me parlait du vieux Job. En fait, elle parlait. Elle parlait en conduisant. Elle parlait un demi-ton au-dessus du moteur. Elle parlait interminablement. Du vieux Job, du Vercors et de la vallée de Loscence, des grottes, de Barnabé, de Liesl et de Job encore, du pinard et du cinéma, dans le ronronnement du camion… On ne sait jamais comment le chagrin va faire sa pelote. Elle qui, dans le malheur, était abonnée au silence, voilà qu'elle parlait pour nous deux à présent. Un peu comme on raconte des histoires. Avec un titre pour chacune d'elles. Souvent tiré d'une de mes questions, le titre. Celle-ci, par exemple:

— Comment Job est-il venu au cinéma?

*
L'ENFANT JOB ET LE CINÉMATOGRAPHE

— Par son père. A l'âge de cinq ans, son père l'a emmené à une séance très particulière. Chez l'empereur François-Joseph en personne. A Vienne, dans le palais de la Hofburg. Près d'un siècle plus tard, Job se souvient encore parfaitement de cette séance. Tu verras, on la lui fera raconter, il adore ça.

Elle aussi, elle adorait cette histoire.

Elle raconta.

L'empereur François-Joseph ne croyait pas au cinématographe. L'empereur était hostile à l'électricité aussi, et à la machine à écrire, et au téléphone, et à l'automobile, et au chemin de fer. Comme son grand-père François, il soupçonnait le rail d'accélérer la propagation des idées révolutionnaires. Il allait encore pisser une chandelle à la main quand Vienne faisait le jour et la nuit en appuyant sur une poire électrique. L'empereur François-Joseph était un souverain buté mais consciencieux. En matière de progrès, il pesait toujours le pour et le contre. Quand le pour faisait pencher la balance, il s'asseyait dans le plateau du contre. Il convoqua donc tout ce que Vienne comptait d'industriels industrieux pour qu'ils «opinionassent» (l'expression est de Job) sur cette invention des frères Lumière: le cinématographe. Les parents du vieux Job étaient de la fête. Ils avaient emmené le petit.

Trois films au programme: La Sortie des usines Lumière, Le Jubilé de la reine Victoria et L'Arrivée d'un train en gare de La Ciotat.

Julie me racontait ce que Job lui avait raconté.

Moi, j'écoutais Julie et j'étais au cinéma. Je voyais — nettement — le rayon magique traverser l'ombre immémoriale de la Hofburg, passer par-dessus les têtes aristocratiques et leur plaquer la réalité sur le mur d'en face: La Sortie des usines Lumière. Une invasion de prolos! Les femmes en jupe-cloche, et les hommes en chemise et chapeau de paille. Exactement comme s'ils jaillissaient du mur.

— Pour comble de beauté dramatique, disait Julie, le projecteur s'est enrayé, juste avant que le concierge ne ferme les portes de l'usine.

Et tous les ouvriers Lumière se retrouvèrent figés en une brusque immobilité de spectateurs! Scandale! Non contente de se présenter le chapeau sur la tête et la bicyclette à la main dans une soirée où elle n'était pas conviée, voilà que cette racaille se conduisait comme si la projection eût été donnée pour elle, et que le sujet des frères Lumière en eût été: La Famille impériale des Habsbourg, ses collatéraux et ses courtisans, en leur palais de la Hofburg, occupés à scruter le vide.

Fut-ce la fureur concentrée du public? Il y eut d'abord une petite auréole au milieu de l'écran, puis des cloques irisées crevèrent çà et là, dévorant ouvriers et ouvrières, et on se retrouva enfin entre soi, dans une odeur épouvantable, assez semblable à celle de la chair brûlée. L'opérateur bredouilla des excuses. Un deuxième projecteur envoya aussitôt Le Jubilé de la reine Victoria. Cette fois, la noble assemblée fut stupéfaite de se voir de part et d'autre de l'écran. Tout le monde jouait à se chercher parmi les adulateurs de la grande cousine podagre. Et quand ils se trouvaient, ils se pinçaient, ils se tâtaient le pouls, pour s'assurer que c'était bien leur image qui faisait des courbettes, là-bas, dans les profondeurs de l'écran. Sur quoi, une locomotive fit exploser le mur de la Hofburg, culbutant plusieurs spectateurs dans la salle de projection. C'était L'Arrivée du train de Louis Lumière. (Ce soir-là, le petit Job se découvrit des yeux.) Enfin immobile, le train accueillit dans ses flancs de bois un couple de jeunes paysans provençaux — allons bon, des paysans, maintenant! — , la jeune fille, toutefois, fort intimidée de sentir peser sur elle tant de nobles regards. Au point qu'elle hésita une seconde aux marches de son wagon, comme si elle s'était trompée de classe.

— Difficile de t'expliquer ça, Juliette, commentait le vieux Job, mais aucun des spectateurs de la Hofburg ne pensa spontanément que c'était la présence de la caméra qui intriguait cette jeune paysanne.

— Vous voulez dire… ils croyaient qu'elle les voyait?

— Non, bien sûr, non, non, pas plus qu'ils ne s'étaient réellement crus envahis par les ouvriers Lumière, ou doués d'ubiquité devant le jubilé de la reine. Mais… comment te dire? Ils avaient le regard aristocratique, comprends-tu? Ils étaient habitués à considérer le monde comme un livre d'images, et voilà qu'on leur présentait des images qui, justement, étaient le monde. Tu comprends, Juliette? Fais-moi plaisir, dis-moi que tu comprends.

Elle faisait oui de la tête. Le vieux Job avait une voix de projecteur. Elle aimait le crépitement de cette voix.

— Leur regard avait perdu le pouvoir de modifier le spectacle. J'étais peut, mais je les ai bien observés, tu sais. Cela se déroulait sous leurs yeux, malgré eux, comme beaucoup d'autres choses, désormais, dont ils n'avaient pas conscience. Et ils continuaient d'avoir le regard aristocratique. C'était très distrayant. Très distrayant…

— Et l'opinion des industriels? avait demandé Julie.

— Sur le cinématographe? Unanime: aucun intérêt! «On n'industrialise pas la lanterne magique.» Le chœur des crétins. En 1908, quand ils ont commencé à se réveiller, il était trop tard: les usines de mon père avaient dévidé tant de millions de kilomètres de pellicule celluloïd que la terre, depuis ce temps-là, ressemble à un gros œil de mouche tournant dans le cosmos.

*

L'auberge était une image d'auberge, la chambre était lambrissée de bois brut, le lit recouvert d'un édredon de grand-mère, la fenêtre ouverte sur le mauve couchant d'une montagne, le camion blanc à l'écurie, devant sa ration d'avoine, Julie et moi penchés sur un vin couleur d'ambre.

— «Savagnin», Benjamin, c'est le nom du cépage. Tu te souviendras?

— Savagnin.

— Trèèès bien. Un vin mythique. On l'appelle le vin de voile. Grand prince des vins du Jura. Vendanges tardives, mise en fûts de chêne avinés, tu laisses mariner six ans au moins, jusqu'à ce qu'un voile de levure se forme à la surface, d'où son nom. Et sa couleur ambrée. On l'appelle aussi le vin jaune.

— Le vin jaune…

Les noms de vins, de villes et de cépages bourdonnaient dans mon crâne. Dégustations à Salin-les-Bains, à Poligny, à Château-Chalon, à L'Etoile, à Lons-le-Saunier, à Saint-Amour, les jus pourpres et corsés du trousseau, les rosés délicats du poulsard, et maintenant le vin jaune du savagnin, «grand prince des vins du Jura».

— Alliance de noix verte, d'amande grillée, de noisette…

(Noix verte, amande grillée, noisette…)

— A ne pas confondre avec le vin de paille, Benjamin, célèbre, le vin de paille, et très rare… mais nous verrons ça demain…

(C'est ça… demain… demain…)

Il y avait un petit boîtier noir sur la table de nuit. En se glissant dans les draps, Julie s'en est saisie et l'a dirigé comme une arme devant nous. Aussitôt un cube de plastique s'est allumé au pied du lit. Ça s'appelle une télévision. Une fenêtre sur le monde, soi-disant. Tu parles… En s'ouvrant, la fenêtre a directement donné sur nous-mêmes. Sur une carte de Belleville, en l'occurrence. Une carte tatouée sur une peau d'homme. La voix du commentateur disait:

— Il y a ceux qui emballent ou qui effacent, les Christo et les Barnabooth, esthétique de l'oubli dans un monde en perte de valeurs, mais il y a aussi les anonymes acharnés à se souvenir, qui vont jusqu'à graver leur mémoire sur leur peau… M. Beaujeu, le serrurier de Belleville, était de ceux-là… On l'appelait Cissou, dans son quartier

La voix du commentateur guidait la caméra, le long de la rue du Transvaal sur la poitrine de Cissou, vers le croisement de la rue Piat et de la rue des Envierges, en cette plate-forme qui offre une vue imprenable sur la destruction de Belleville. Et j'ai brusquement senti entre mes doigts le froid mortel de la photo arrachée aux mains de Clément, froide comme la peau d'un mort, froide comme l'absence de Cissou, et, dans la chaleur de notre lit commun, j'ai compris qu'avec le départ de Cissou nous avions perdu une autre raison de vivre, qu'après l'oncle Stojil et le vieux Thian. Cissou avait levé l'ancre à son tour, Cissou que je n'avais pas pleuré sur le moment, levé l'ancre, arraché une de mes attaches au monde, car ce n'était pas un ami que j'avais perdu là, c'était la meilleure part de moi-même, comme toujours quand un ami s'en va, une ancre arrachée au cœur de mon être, un morceau de mon cœur sanglant au bout de cette ancre enlevée, et ce n'était pas seulement du vin qui coulait de mes yeux, c'étaient mes larmes, cette inépuisable cuvée de souffrance, le cépage si productif de la douleur de vivre, si profondément enraciné en notre terre de deuil.

J'ai sangloté dans les bras de Julie, et Julie s'y est mise à son tour, on s'est vidés jusqu'à cette sorte d'évanouissement qu'on appelle le sommeil, ce répit dont on se réveille avec un enfant perdu, un ami en moins, une guerre en plus, et tout le reste de la route à faire malgré tout, car il paraît que nous aussi nous sommes des raisons de vivre, qu'il ne faut pas ajouter le départ au départ, que le suicide est fatal au cœur des survivants, qu'il faut s'accrocher, s'accrocher quand même, s'accrocher avec les ongles, s'accrocher avec les dents.

30

— La famille de M. Beaujeu est invitée à se faire connaître. Le corps sera à sa disposition pendant une semaine.

Suivaient l'adresse de la morgue et son numéro de téléphone.

Le divisionnaire Coudrier éteignit le téléviseur.

L'inspecteur Titus prit la parole:

— Voilà. L'annonce est publiée dans tous les journaux, elle passera jusqu'à demain soir aux informations de toutes les chaînes. C'est la recette de Silistri.

Le médecin légiste Postel-Wagner leva des yeux sincèrement surpris.

— La recette?

— Le vieux Beaujeu n'avait plus de famille, expliqua l'inspecteur Silistri. On a vérifié, jusqu'au fin fond de son Auvergne natale. Plus personne. Il n'y a qu'un type au monde pour vouloir son corps. Un grand amateur de tatouages, si vous voyez ce que je veux dire. Une sorte de chirurgien…

Les trois hommes baignaient dans une odeur de formol et de pipe froide. Les mots rebondissaient sur le carrelage et contre les murs blancs de la morgue. Le médecin légiste Postel-Wagner parlait avec prudence. Un peu comme on s'adresse à des enfants avant qu'ils n'allument la mèche d'un bâton de dynamite.

— Et vous croyez vraiment que ça va marcher?

Titus et Silistri échangèrent un regard fatigué.

— C'est une hypothèse de travail, docteur, intervint le divisionnaire Coudrier, un diagnostic.

Le médecin légiste Postel-Wagner eut un sourire des yeux.

— Si les diagnostics étaient infaillibles, les morgues seraient moins pleines, monsieur le divisionnaire.

— Et la médico-légale plus rapide dans ses conclusions, fit observer Titus.

Le médecin légiste Postel-Wagner prit le temps de bourrer une pipe d'écume au foyer monstrueux. L'allumette y déclencha un incendie. Les trois hommes se perdirent de vue. Ne demeurait que la voix du médecin:

— Les morts méritent notre patience, inspecteur. On trouve des tas de choses dignes d'intérêt, dans leurs corps. Il n'y a pas que les enquêtes policières dans la vie. Il y a les enquêtes vitales.

Quand il eut chassé à grands moulinets la fumée de sa pipe, le docteur Postel-Wagner découvrit sans plaisir que ses interlocuteurs étaient toujours présents.

— Si je vous comprends bien, reprit-il, le corps du père Beaujeu jouerait la chèvre et moi le piquet, c'est ça?

Le commissaire divisionnaire Coudrier toussota.

— En quelque sorte, oui.

— Je refuse.

Silence. Fumée.

— Ecoutez, Wagner… commença Titus.

— Appelez-moi docteur. Ce n'est pas que je tienne au titre, mais il n'est pas certain que nous devenions intimes.

Cela dit avec une sorte de candeur qui flanqua Titus au repos. Le médecin légiste Postel-Wagner parlait d'une voix rieuse, un peu nasale.

— Je refuse pour plusieurs raisons, expliqua-t-il. La première étant que dès demain, grâce à votre matraquage médiatique, nous allons voir débarquer une foule d'amateurs qui feront la queue pour admirer les tatouages de Cissou la Neige, et qui n'auront rien à voir avec le tueur que vous recherchez.

L'argument porta pendant une longue seconde.

— On fera le tri, intervint l'inspecteur Titus, et on virera les cinglés à coups de pied au cul.

— Une morgue n'est pas une gare de triage, objecta le médecin légiste Postel-Wagner. Par ailleurs je ne vois pas ce qui vous autorise à traiter de cinglés les amateurs de tatouages, ajouta-t-il doucement. Ce n'est pas une maladie, que je sache.

«Compris. Cul tatoué», pensa Titus.

— Et je ne suis pas tatoué, murmura le docteur en tirant sur sa pipe.

Le divisionnaire Coudrier relança le débat.

— Les autres raisons de votre refus?

— Le danger, d'abord. Je ne travaille pas seul. Si j'en crois le dossier, ce type ne recule devant rien. Une des filles a été enlevée en plein jour, sous les yeux de sa famille, et son mari a été abattu. Je ne veux pas faire courir ce risque à mon personnel.

— Il y aura trop de flics dans cette morgue pour qu'il puisse tenter quoi que ce soit, objecta l'inspecteur Silistri.

— Il vous a déjà échappé une fois et vous aviez mis tous vos effectifs sur le coup. Il a pratiquement découpé une fille sous vos yeux.

C'était vrai.

C'était vrai.

C'était vrai.

Silistri essaya les arguments du cœur.

— Docteur, il nous faut ce type. On veut l'offrir à Gervaise pour son réveil.

Le médecin légiste lui sourit gentiment.

— Nous ferions tous des tas de choses pour Gervaise, inspecteur. Vous n'avez pas le monopole de la dévotion. Je la connais depuis beaucoup plus longtemps que vous. Elle a fait son droit avec ma femme. Vieille copine, sœur Gervaise. Je suis le plus ancien de ses Templiers.

«Il commence à faire chier», pensa l'inspecteur Titus.

— Et je ne suis pas certain que Gervaise apprécierait le procédé, ajouta le médecin.

— Ah! bon? Pourquoi?

Titus et Silistri en avaient sursauté.

— Le repos des morts, peut-être. Les morts ont droit au repos.

«Exactement les mots prononcés par Malaussène à propos de Krämer», songea le divisionnaire Coudrier. Coudrier s'interrogeait parfois sur les raisons de sa sympathie pour le médecin légiste Postel-Wagner, cette exaspérante estime. Il venait de trouver la réponse: le médecin légiste Postel-Wagner était un tantinet malaussénien. D'ailleurs ce travail d'ouvre-morts dont il parlait avec tendresse n'était pas moins incongru que les cornes de bouc sur la tête de Malaussène. «Il faudra que je lui demande un jour pourquoi il a choisi la médico-légale», pensa le divisionnaire. Mais l'imminence de sa retraite lui sauta au cœur. «Je n'aurai pas le temps, se dit-il; après-demain, c'est fini.»

Le ton du divisionnaire se durcit.

— Navré, docteur, mais vous n'avez pas le choix.

Il leva la main pour parer à toute interruption. Il montra le poste de télévision.

— A présent, même si nous repartions avec le corps de M. Beaujeu, notre client le croirait chez vous et viendrait le chercher. A votre place, je ne courrais pas le risque de sa visite sans la protection de la police.

— Et sans le corps de Cissou, ajouta Titus.

— Ces types ont tendance à se fâcher, quand ils ne trouvent pas ce qu'ils cherchent, expliqua Silistri.

— Ce serait trop bête… fit Titus.

Le médecin légiste Postel-Wagner craqua une deuxième allumette. Nouvelle disparition des trois flics.

— Epargnez-moi votre ping-pong d'interrogatoire, messieurs…

Et, au divisionnaire Coudrier:

— Encore une fois, je ne ferai courir aucun risque à mon personnel.

Le divisionnaire se renfrogna.

— Bon. Vous direz à vos gens de rester chez eux jusqu'à la fin des opérations.

— Ce n'est pas si simple, j'ai beaucoup de travail sur la planche.

L'Empereur se sentait fatigué, tout à coup.

— Ne me posez pas de problèmes insolubles, docteur.

— La médico-légale offre des solutions aux problèmes insolubles, monsieur le divisionnaire. Aux problèmes qui ne se posent plus.

«Malaussène, pensa le divisionnaire. L'horripilante manie de la formule…»

— Je vous écoute, docteur.

Postel-Wagner déploya une longue carcasse un peu voûtée, frappa sa pipe contre la paume de sa main, au-dessus d'un bac de zinc qui lui servait de cendrier, et proposa sa solution:

— Je travaille habituellement avec un infirmier et deux stagiaires. Il me paraît important de ne rien changer à cet effectif. Notre visiteur se méfierait du surnuméraire. Il me faut donc trois hommes en blouses blanches pour remplacer mon petit monde. Un qui jouera le rôle de l'infirmier et restera à la porte pour refouler les curieux, et deux stagiaires qui travailleront normalement avec moi à la salle d'opération.

— Entendu, docteur. Le reste de mes effectifs planquera dans les alentours.

Le médecin légiste Postel-Wagner eut un sourire apaisant à l'adresse de Titus et de Silistri.

— Vous verrez, ce n'est pas bien difficile. Vous aurez juste à m'assister pour l'incision des corps.

Quelque chose cessa de circuler dans le sang des deux inspecteurs.

— Et vous serez chargés de remettre les viscères en place après leur analyse. Nous commençons dès ce soir, j'ai pris un peu de retard.

Titus et Silistri cherchèrent en vain le regard de leur hiérarchie.

— Parfait, fit le divisionnaire Coudrier, puisque nous sommes tous d'accord…

Et il lança sur ses épaules la lourde capote qui donnait son air de solitude à l'Empereur en campagne. Il tendit une main potelée au docteur.

— Vous verrez, ça marchera très bien.

— Une chance sur dix, estima le médecin légiste.

— Je vous trouve pessimiste.

Postel-Wagner eut un sourire paisible.

— Mettons que je sois un optimiste bien informé.

Il désigna les casiers métalliques qui abritaient les corps en attente, dans les parois de son laboratoire.

— Je vis au milieu de mes informateurs.

«Malausséneries», pensa le divisionnaire Coudrier en se dirigeant vers la sortie. Postel-Wagner le retint.

— Non, passez par-derrière. Si notre client est déjà au courant, il surveille peut-être la boutique. Venez, je vous accompagne.

Pour la deuxième fois de leur existence, les inspecteurs Titus et Silistri venaient de perdre leur mère.

A son retour, le médecin légiste Postel-Wagner leur vota un sourire de condoléances.

— Vous aviez raison, dit-il, on doit bien ça à Gervaise.

31

— AAAh!.. fit Julie en s'étirant. On a bien pleuré, hier soir!

Elle me sourit. Un rayon de carte postale montagnarde léchait la courtepointe de notre lit comme une caresse d'aquarelle.

— Longtemps que ça ne m'était pas arrivé, ajouta-t-elle.

Elle chercha dans sa tête.

— La dernière fois, c'était… Non, je préfère ne pas me souvenir de la dernière fois.

Elle promenait son index sur la cicatrice-frontière de mon crâne.

— On a chialé comme des ivrognes à la santé de Cissou, dis-je.

— On a pleuré sur tout ce qui mérite une larme.

— Et toutes nos larmes y sont passées. Putain de vin jaune!

— Putain de télévision, corrigea-t-elle.

*

Trente kilomètres plus loin, dans le camion blanc, j'ai demandé à mon tour:

— Dis-moi la vérité, Julie.

Oui, deux jours que nous divaguions autour de l'essentiel.

— Tu nous emmènes là-haut pour mettre la main sur Matthias, non?

Elle a répondu carrément:

— Matthias n'a pas pu faire ça.

Ça résonnait comme une certitude. Elle ajouta tout de même:

— Bien sûr, si on le trouve chez Job, on lui demandera ce qui s'est passé.

— Si Matthias était chez le vieux Job, dis-je, les flics l'auraient déjà alpagué. Les Fraenkhel doivent être connus comme le loup blanc, dans le Vercors.

— Parfaitement inconnus sous ce nom, répondit Julie. Le vieux Job est un Bernardin. C'est leur nom. Les Bernardin de Loscence.

— Ils ne s'appellent pas Fraenkhel?

— Bernardin.

Le moteur ronronna un bon moment dans le silence.

— Seul Matthias s'appelle Fraenkhel.

Elle conclut:

— Et c'est bien pour ça qu'il ne peut pas avoir fait ce dont on l'accuse.

*
MATTHIAS FRAENKHEL OU L'HONNEUR DE TOUS

C'était une histoire simple, vieille de cinquante ans. L'histoire d'un choix élémentaire.

— En 1939, Matthias a épousé Sarah Fraenkhel, fraîchement émigrée de Cracovie, et qui allait devenir la mère de Barnabé. En 40, dès la parution des lois antijuives, il a caché Sarah dans la maison de Loscence. Après quoi, il est retourné à Paris et s'est rendu à la mairie du 7e arrondissement, son quartier de naissance, pour y faire changer son nom.

— Changer son nom?

— De Bernardin, il est devenu Fraenkhel. Il a fait tranquillement ce que quarante-cinq millions de citoyens auraient dû faire.

Oh! Matthias… Matthias ou l'honneur de tous.

— Et Sarah? A quoi ressemblait-elle, la petite Sarah?

— Ne rêve pas, Benjamin. Je ne crois même pas que Matthias ait fait ça par amour. Pas seulement, en tout cas. S'il n'avait pas rencontré Sarah, s'il avait été célibataire ou marié à une fille de gentil, il se serait fait appeler Cohen ou Israël… La résistance douce, façon Matthias. Douce et silencieuse. Tu le connais: pas prosélyte pour deux ronds.

— On l'a laissé faire?

— Le fonctionnaire de l'état civil qu'il a soudoyé a dû jouir, en s'imaginant qu'il se faisait graisser la patte par un idéaliste suicidaire…

— Et Matthias a pu continuer à exercer?

— Sa salle d'attente regorgeait déjà de hautes dames. Il était le plus jeune obstétricien de France. Elles adoraient accoucher entre les mains d'un ange. Du beau monde qui prenait les principes pour des caprices. On lui a passé ce caprice-là. Il était follement à la mode. On continua donc d'enfanter chez le docteur Fraenkhel. C'était gravé noir sur cuivre à la porte de son cabinet: Fraenkhel. Les jolies aryennes au ventre rond poussaient, poussaient, en évitant de prononcer son nom. Julie suivait la route et le fil de l'Histoire.

— Ça s'est gâté au printemps 44, quand ils sont tous devenus fous. Ils lui ont donné le choix: Sarah ou lui. Quand on l'a sorti d'Auschwitz, il pesait la moitié de son poids. Il ramenait un numéro, tatoué sur l'avant-bras.

— Et Sarah?

— Je ne l'ai pas connue. En dehors de ça, c'était un couple comme beaucoup d'autres, tu sais. Ils ont divorcé à la fin des années cinquante, peu après la naissance de Barnabé.

*

Rare et célèbre, le vin suivant. Nous le bûmes au-dessus d'une vallée d'Arbois qui fleurait bon l'apaisement. C'était le fameux vin de paille.

— Je t'écoute, Malaussène.

Elle m'en avait tout dit avant d'en remplir mon verre. Grappes soigneusement triées, mises à sécher sur un lit de paille pendant deux ou trois mois. Le raisin se momifie, le sucre se concentre. On laisse le moût fermenter pendant un ou deux ans et le vin vieillir en fût pendant les quatre années suivantes.

— Alors?

Alors, c'était bon.

Mais il fallait lui en dire plus sur ce genre de bonté.

— C'est un vin blanc, liquoreux bien sûr, très fin…

Julie eut un sourire.

— Très très fin, Benjamin… et comme on dit par ici: «Plus on en boit, plus on va droit!»

*

Le grand camion blanc alla droit au cépage suivant.

Julie parlait moins.

J'en ai déduit qu'elle ruminait davantage.

Et que c'était nuisible au moral des troupes.

J'ai rallumé nos conversations de la veille avec les braises du jour.

— Mais qu'est-ce que ces Bernardin fichaient en Autriche au début du siècle?

— Ils descendaient de l'aïeul Octave Bernardin, un déserteur de l'armée impériale, la nôtre. Un Bernadotte au petit pied. Traître à Buonaparte. Qui a fait souche à Vienne. Et fortune sous la Restauration.

Silence.

Ne pas laisser germer certains silences.

— A propos, quelle conséquence a eue sur le petit Job cette projection des films Lumière dans le palais de la Hofburg?

*
L'ORACLE DU CAFÉ CENTRAL

Après la soirée donnée à la Hofburg, on avait autorisé quelques séances publiques, à Vienne. Le petit Job les avait boudées. Il inaugurait son principe de ne jamais revoir un film.

— Un événement ne se répète pas. Un film digne de respect ne se voit qu'une fois. Ce qui fait son être, Juliette, c'est le souvenir qu'il te laisse.

Au lieu de courir ces projections viennoises, le petit Job préférait boire son chocolat dans les salles du Café Central. Sa nourrice allemande l'y déposait tous les jours à quatre heures pour l'y reprendre à six. (Un accord secret entre eux deux, éventé un jour par le père de Job, qui négocia sa clémence contre deux heures de nourrice allemande.) Le Café Central bourdonnait d'intelligence. Le petit Job en était l'attraction. Il circulait parmi les tables en pontifiant comme un grand. Chaque fois que sa tête émergeait de la fumée des cigares et des pipes, il se trouvait quelqu'un pour lui poser une question sur l'actualité du moment.

— Et toi, Jobchen, que penses-tu du cinématographe?

— Que voulez-vous qu'on pense d'une invention? Il faut attendre.

L'idée généralement admise par cette jeunesse viennoise était que, si la nature avait doté l'homme d'une paire d'yeux, le cinématographe lui offrait un regard.

— Reste à savoir comment vous l'utiliserez, ce regard.

— A célébrer le mouvement, Jobchen! Le cinématographe, c'est la célébration du Mouvement, la vie même!

— Foutaise, votre mouvement, s'exclama le petit Job, foutaise! (C'était l'exclamation favorite de son père, il adorait ce mot-là.) Triple foutaise! Le mouvement, ici, ne sert qu'à exprimer la durée! Le mouvement n'est qu'un moyen, rien d'autre qu'un moyen, un ustensile! Avec le cinématographe, les frères Lumière nous ont donné beaucoup plus que le mouvement: ils nous ont offert le moyen de saisir le cours du temps.

— Vraiment? Explique-nous ça, Jobchen!

On l'enleva. Il fut transporté dans les airs et déposé sur le bar. C'était généralement là que sa nourrice allemande le retrouvait: debout sur le bar.

— Alors, Jobchen, qu'est-ce que c'est que cette histoire de temps?

Comme un vrai tribun, le petit Job établit le silence en écartant les bras.

— Vous avez tous vu les ouvriers sortir des usines Lumière, vous les avez vus s'approcher de vous, vous avez battu des mains comme des enfants en vous écriant: «Ils bougent! Ils bougent!» La belle découverte: les ouvriers bougent! Fallait-il attendre l'invention du cinématographe pour apprendre que les ouvriers bougent? que les bicyclettes roulent? que les portes s'ouvrent et se referment? que les trains entrent en gare? que les aristocrates font la révérence? que les vieilles reines se déplacent moins vite que les jeunes? Est-ce vraiment là tout ce que vous avez vu?

L'argument porta si fort que plus rien ne bougea dans le Café Central. Puis une voix de femme s'éleva:

— Et toi, Jobchen, qu'as-tu vu?

Job chercha la femme du regard. Elle fumait une longue pipe. Elle tenait une enfant assise sur ses genoux. Sous le sourire amusé de sa mère, l'enfant levait sur Job des yeux de ciel où il lut une promesse d'éternité.

— Entre l'instant où les portes se sont ouvertes, reprit-il en rendant son regard à la petite fille, et celui où le projecteur s'est enrayé, il s'est écoulé trente-sept secondes… Trente-sept, répéta-t-il en faisant mine de compter sur ses doigts pour que l'enfant comprenne bien.

Une émotion soudaine l'arrêta, ses yeux se brouillèrent. Ce fut presque dans un murmure qu'il acheva:

— Le cinématographe m'a offert trente-sept secondes de la vie de ces hommes et de ces femmes. De chacun de ces hommes… de chacune de ces femmes… trente-sept secondes de leur existence. Je ne les oublierai pas.

Puis, dans un regard qui embrassait la seule petite fille:

— Nous ne les oublierons jamais.

*

— La gamine, c'était Liesl?

— Comment as-tu deviné, Benjamin? Tu sais que tu es très fort!

Tout en se foutant de moi, Julie débouchait une bouteille de roussette. A nos pieds, là-bas, un soleil blanc donnait au lac d'Annecy des luisances de zinc: un fameux bar! Où nous attendait une belle collection de verres.

— Après cette roussette de Savoie, je te ferai goûter le vin d'Abymes, une petite chose légèrement perlante, pas désagréable du tout. Ensuite on s'attaquera à la mondeuse rouge. Beau nom, hein? Tu verras, c'est un cépage qui donne un rouge puissant, bien coloré…

32

— Essayez de ne pas trop respirer, j'en ai pour une seconde. Tenez droit votre plat, monsieur Silistri. Et vous, inspecteur Titus, épargnez-moi vos commentaires, un peu de respect, n'oubliez pas qu'il s'agit d'un sénateur.

Le sénateur en question s'était laissé ouvrir sans façon, du maxillaire inférieur jusqu'au pubis. Silistri avait hérité d'un foie énorme, granuleux, dur comme le bois, rosé à taches blanches, un chef-d'œuvre cirrhotique arraché au sénateur dans un affreux bruit de succion. Puis le sénateur lui avait fait don de sa rate, de ses reins et de son pancréas. Silistri passait à Titus qui rangeait dans des petits plats de zinc, pour examen. Le sénateur laissait faire. Il répandait une odeur fade, sur laquelle planait autre chose.

— Vous ne sentez rien de particulier? demandait Postel-Wagner.

Titus et Silistri s'efforçaient de goûter l'air.

— Une odeur de vieux fût, hasarda l'inspecteur Titus. Vieux chêne, je dirais, de ceux où on conserve ce genre de foie.

— Bien senti, mais il y a autre chose. Un parfum qui va avec le rosé de viscères.

Le sénateur se laissa renifler.

— Amande verte, vous ne trouvez pas? Souvenez-vous de vos premières confitures d'abricots.

La mère de Silistri ne faisait pas de confiture.

— Cyanure, conclut le médecin légiste.

Postel-Wagner hocha la tête.

— Mauvaise nouvelle, sénateur, on a coupé votre Djinn.

Le docteur Postel-Wagner parlait à son mort, à présent.

— Quelqu'un lorgnait votre héritage. Ou votre fauteuil à la présidence du conseil général. La famille et la politique, deux jolies causes de mortalité, avec la cirrhose…

Entre deux lamelles de verre et sous un microscope, le sénateur confirma. Il consentait enfin au dialogue.

— Je suis bien d'accord avec vous, sénateur: travail bâclé, empoisonnement rudimentaire. Ou vous dérangiez quelqu'un depuis peu, ou vous encombriez votre monde depuis trop longtemps. D'où la précipitation. Ils comptaient sur votre cirrhose pour obtenir le permis d'inhumer. Mort publique, à une table de banquet, avec un foie pareil, et à votre âge… quoi de plus naturel?

Le médecin légiste Postel-Wagner se reporta à son dossier.

— Oui… oui, oui… mais c'était compter sans la présence à ces agapes du docteur…

Il tournait les pages.

— Le docteur… Fustec! un fameux diagnostic, cher collègue. Bravo!

Sans se retourner, le médecin légiste Postel-Wagner appela:

— Inspecteur Titus? Voudriez-vous prendre en dictée une lettre de félicitations pour ce confrère, le docteur Fustec…

Il reporta son œil droit au microscope.

— Pendant ce temps, M. Silistri peut rendre ses organes au sénateur, il nous a tout dit.

Comme rien ne bougeait dans son dos, le médecin légiste Postel-Wagner se retourna.

— Ça ne va pas?

Debout devant un sénateur grand ouvert, les deux inspecteurs pouvaient aller mieux. Titus tenta bravement de résumer la situation.

— Pas trop, non. La vie n'est pas cirrhose…

Silistri ne se sentait pas d'humeur à composer.

— On vous revaudra ça, Postel. Dès que l'occasion se présentera, je vous attacherai sur une chaise devant certaines vidéos qui vous feront regretter d'être né. Si vous autopsiez les corps, nous, c'est les âmes. Et croyez-moi, les cirrhoses de l'âme…

Le médecin légiste interrompit la diatribe de l'inspecteur en soulevant sa blouse blanche et en lui tendant un flacon gainé de cuir qui avait l'arrondi de sa fesse droite.

— Buvez un coup et reprenez pied, c'est fini.

Le parfum du whisky s'insinua parmi les odeurs irrévocables.

Silistri ne broncha pas. Il retenait son cœur au seuil de ses lèvres.

— Non? Vous avez tort, c'est du meilleur. Ma femme est irlandaise.

Le médecin légiste vida la moitié de la fiasque, passa le reste à Titus et ouvrit la porte de la salle d'opération qui donnait sur le couloir d'entrée.

Un enfant attendait, assis sur un banc de bois.

— Qui tu es, toi? demanda Postel-Wagner dans un éclat de joie.

— Thomas. J'ai mal au doigt, ajouta l'enfant sans transition.

— Thomas Jaimalodoigt?

En faction à la porte d'entrée, l'inspecteur Caregga leva les yeux de son chapelet et désigna l'enfant d'un hochement de tête.

— Il dit que sa grand-mère vous connaît.

— Qui est-ce, ta grand-mère?

— Mme Bougenot.

— Ah! Mme Bougenot! Mais oui! Ça va, sa hanche?

— Ça va, docteur. Elle m'a dit de venir. J'ai mal au doigt.

Deux secondes plus tard, la mine réjouie du médecin légiste surgissait par la porte entrebâillée.

— Rangez le sénateur, messieurs, nous allons faire dans le petit vivant. Un panaris exceptionnel!

Le sénateur retourna sans protester à la fraîcheur des limbes; Titus et Silistri avaient acquis certains automatismes. Trois fois depuis le matin qu'ils alternaient le mort et le vivant.

*

— Vous direz ce que vous voudrez, objecta Titus, mais une morgue avec une salle d'attente, ça perturbe.

Les trois hommes dressaient la table du déjeuner dans le bureau du médecin légiste.

— Il n'y a pas que les morts dans la vie.

Postel-Wagner plaçait les fourchettes à la française, à gauche des assiettes, les pointes contre la nappe.

— Peut-être, mais ça ne nous facilite pas le travail, gronda Silistri.

Les couteaux prirent leur place en vis-à-vis, le tranchant vers l'intérieur.

— Nous sommes tombés d'accord qu'il ne fallait rien changer à nos habitudes, rappela Postel-Wagner. Or tout le quartier sait que je soigne à l'œil et que mon équipe et moi déjeunons dans mon bureau.

Il tendit une bouteille et un tire-bouchon à Silistri.

— D'ailleurs, mes patients n'abusent pas. Rien que des urgences.

— Le panaris du gosse, une urgence?

— J'ai un enfant du même âge dans le tiroir B6. Septicémie. Un panaris négligé, ça ne pardonne pas. On soupçonne la mère d'avoir laissé courir le pus.

Et, sans transition:

— Ne chahutez pas cette bouteille, monsieur Silistri. C'est un Baron Pichon Longueville 75. Ça ne vous dit peut-être rien, mais le foie du sénateur y a mariné pendant de longues années.

Avant que Silistri eût pu répondre, la porte s'ouvrait sur l'inspecteur Caregga, chargé du plateau commandé comme chaque jour au restaurateur voisin.

*

Toujours selon la coutume établie par le médecin légiste, ils s'accordèrent une sieste de trois quarts d'heure pendant laquelle ils firent le point. Les curieux avaient été moins nombreux que ne le craignait Postel-Wagner. Une demi-douzaine seulement. La carrure de l'infirmier Caregga les avait dissuadés de jouer à la famille. Cissou la Neige dormait en paix. La question restait entière: qui viendrait le réclamer? Et quand?

— Si on vient.

Postel-Wagner tirait paisiblement sur sa pipe d'écume en ouvrant son courrier.

— Le chirurgien viendra, affirma Titus.

— Le temps de se bricoler une fausse carte d'identité, confirma Silistri.

— Un gros risque, tout de même, objecta Postel-Wagner.

— Un gros paquet de fric à la clef, expliqua Titus.

— Mettez-vous à la place du collectionneur pour qui travaille notre chirurgien, suggéra Silistri. Deux jours qu'il bave devant sa télévision sur le Belleville du père Beaujeu. Le chef-d'œuvre des chefs-d'œuvre en matière de tatouage. Quelque chose comme la réplique vivante du plan de Turgot.

— Vivante…

— C'était façon de parler. Notre collectionneur a fait découper des filles pour beaucoup moins que ça… son chirurgien a pris des risques inimaginables… et justement, voilà qu'on leur propose un mort. Un mort conservé au frais, à cueillir dans une morgue…

— Du gâteau, par rapport à ce qu'ils ont eu à faire jusqu'à présent.

— Si ce n'est pas le collectionneur qui a l'idée, ce sera le chirurgien. Le chirurgien lui proposera l'affaire.

Les deux inspecteurs se renvoyaient la balle. A chaque échange elle devenait plus convaincante.

— Et s'ils flairent un piège? demanda Postel-Wagner. Après tout, vous leur avez déjà fait le coup de la chèvre, avec Mondine.

— Ils commenceront par se renseigner à Belleville. Ils apprendront que le père Beaujeu y est bel et bien mort. A l'adresse indiquée. Et sans famille. Ils recouperont point par point les informations données par la télévision et les journaux. La vérité vraie. Aucune raison pour qu'ils se méfient.

— Si ce n'est leur méfiance…

Silistri eut son premier sourire à l'adresse de Postel-Wagner.

— Raison de plus, Postel.

«L'intimité, pensa le médecin légiste, que je le veuille ou non, nous gagnons en intimité…»

Silistri se pencha sur lui.

— Chez un type comme notre chirurgien, la méfiance est le carburant de l'excitation. Là où elle nous ferait renoncer, elle le chauffe à blanc. Le goût du risque et la passion de la prudence, c'est un cocktail auquel ce genre de salaud ne résiste pas.

— A se demander pourquoi nous prenons tant de précautions, ironisa Postel-Wagner.

— Parce que s'il voyait une armada de flics déployée autour de votre morgue, le chirurgien renoncerait malgré tout. Il n'est pas fou.

— Pas fou?

— Pervers, docteur, mais pas fou.

Les yeux de Silistri gagnaient en fixité. Titus, lui, s'était insensiblement retiré. Assis près de la fenêtre, il écossait son chapelet. Postel-Wagner se retrancha dans la lecture de son courrier. Ainsi meurent les conversations.

Un journal tomba d'une enveloppe tranchée. Postel-Wagner le ramassa. L'hebdomadaire pseudo-professionnel Affection.

Enorme titre — LA BACTÉRIE MANGEUSE D'HOMMES — suivi d'un article sur la fasciite nécrosante, streptocoque facétieux qui, de temps à autre, vous dévore un corps en quelques heures — exceptionnel, largement endigué depuis le XIXe siècle —, mais l'article, signé par Sainclair, le directeur en personne, annonçait la chose comme une toute nouvelle colère divine, prédisait une épidémie mondiale, détails suintants, adjectifs délétères, exemples juteux: décomposition nocturne d'un mari à côté de sa femme, d'un bébé dans son berceau… horreur à l'état pur. Postel-Wagner tourna la page. L'ACCOUCHEUR FOU DES BEAUX QUARTIERS. Photo: l'obstétricien Fraenkhel. Tonalité de l'article: hystérie vengeresse au nom de l'honneur médical. Postel-Wagner hocha la tête. Matthias Fraenkhel avait été son maître.

— Une infection, cette Affection.

Poubelle.

Aucun doute, pourtant. Postel-Wagner avait lui-même pratiqué deux autopsies sur les onze interruptions abusives. Les conclusions qu'il avait envoyées à Coudrier étaient formelles: fœtus parfaitement viables.

Le médecin légiste ralluma une pipe songeuse. De loin, Titus demanda:

— Qu'est-ce que vous mettez, comme tue-mouches, dans votre pipe?

Postel-Wagner dissipa le nuage.

— Et qu'est-ce qu'il vous inspire, comme prières, votre chapelet?

Un revolver jaillit dans la main droite de l'inspecteur.

— Le pardon des offenses.

La sonnerie du téléphone retentit à la même seconde.

Postel-Wagner décrocha, s'annonça, écouta, hocha deux fois la tête, raccrocha et déclara:

— C'est le divisionnaire Coudrier. Un type est passé par Belleville. Il a posé des questions à propos de Cissou la Neige. Il prétend être son neveu. Il va y avoir de l'offense à pardonner, Titus.

33

— Si je calcule bien, dis-je, Liesl et le vieux Job se sont offert dans les quatre-vingts années de vie commune, c'est ça?

— Quatre-vingt-sept exactement. Ils ne se sont plus quittés depuis cette rencontre, au Café Central.

Nous avions vidé le lac d'Annecy avec nos petits verres. Le grand camion blanc tanguait sur la route de Grenoble.

— La belle amour, dis-je.

Le camion blanc fit un écart nerveux.

— L'amour, toujours l'amour, tu nous pompes l'air avec ton amour, Benjamin!

(Ouh là… humeur.)

Mains crispées sur le volant, regard-horizon, Julie s'était mise à conduire comme on s'acharne.

— Tu me donnerais presque envie de repiquer au cul pour le cul.

Ecrasement du champignon. Bond de la bête blanche. Je me suis tenu à la poignée de la portière et au sujet de la conversation.

— Ah! bon, quatre-vingt-sept années de vie commune sans amour, alors?

Hurlement des virages.

— Le monde selon Malaussène: avec amour ou sans amour! Pas d'alternative. Le devoir d'amour! L'obligation au bonheur! La garantie-félicité! L'autre dans le blanc des yeux! Un univers de merlans frits! Je t'aime tu m'aimes, qu'est-ce qu'on va faire de tout cet amour? La nausée! De quoi s'enrôler dans la horde des veuveurs!

— Les veuveurs?

— Les veuveurs! Les faiseurs de veuves! Qui nous libèrent de l'amour! Pour donner au moins une chance à la vie! Telle qu'elle est! Pas aimable!

J'ai regardé le ciel. Pas le moindre nuage. Une colère bleue.

— D'où ça te vient, cette religion de l'amour, Benjamin? Où est-ce que tu l'as chopée, cette vérole rose? Petits cœurs qui puent la fleur! Ce que tu appelles l'amour… au mieux, des appétits! Au pis, des habitudes! Dans tous les cas, une mise en scène! De l'imposture de la séduction jusqu'aux mensonges de la rupture, en passant par les regrets inexprimés et les remords inavouables, rien que des rôles de composition! De la trouille, des combines, des recettes, la voilà la belle amour! Cette sale cuisine pour oublier ce qu'on est! Et remettre la table tous les jours! Tu nous emmerdes, Malaussène, avec l'amour! Change tes yeux! Ouvre la fenêtre! Offre-toi une télé! Lis le journal! Apprends la statistique! Entre en politique! Travaille! Et tu nous en reparleras de la belle amour!

Je l'écoute. Je l'écoute. Le ciel est bleu. Le moteur s'est emballé. Je suis loin de Paris. En voyage. Prisonnier de l'extérieur. Pas de siège éjectable.

Elle s'est mise à grommeler, en espagnol:

— No se puede vivir sin amar

Elle ricane. Elle tape sur le volant. A pleines paumes. Pied au plancher, elle gueule:

— ¡ no se puede vivir sin amar! Ah! Ah!

Un vrai cri de guerre.

Le camion pique à droite, fait une embardée sur un promontoire de terre brune. Poussière. Frein à main. Pare-brise. Immobilité. A une roue du précipice. Souffle court.

Elle ouvre la porte. Elle saute. Elle se découpe sur fond de vallée bossue. Elle shoote dans un caillou. Le silence tombe, tombe.

Tombe.

Elle s'accroupit au-dessus du vide.

Eternité.

Elle se relève.

Le ciel sur les épaules. Les bras le long du corps. Ses yeux à ses pieds.

Elle souffle un bon coup.

Elle se retourne.

Elle remonte sur son siège.

Elle dit:

— Excuse-moi.

Elle ajoute:

— Ce n'est rien.

Elle ne me regarde pas. Ne me touche pas.

Contact.

— C'est passé.

Elle répète:

— Excuse-moi.

Marche arrière.

Le camion blanc reprend la route.

Elle me raconte l'histoire de Liesl et de Job.

Liesl d'abord. L'enfance de Liesl.

*
LIESL OU LES BRUITS DU MONDE

1) Les notes: Lorsque Herma, la mère de Liesl, se mettait au piano, les petits doigts de l'enfant butinaient l'espace en une sorte de vol immobile. Si on lui demandait à quoi rimait cet acharnement de colibri, Liesl répondait:

— J'attrape les notes.


2) Les mots: Il en fut des mots comme des notes: papillons épinglés sur le coussinet de sa mémoire. «Herma» et «Stefan», d'abord, les prénoms de ses parents. Liesl ne leur donnait pas du «papa» ou du «maman»; d'emblée, elle les nomma. Sourcils froncés, un peu comme si elle confirmait un souvenir.

Herma s'en amusait:

— Cette enfant se demande où elle nous a rencontrés.

Les premiers mots de son langage ne durent rien à l'enfance: «Österreich», «Zollverein», «Neue Freie Presse» «Die Fackel», «Darstellung», «Gesamtkunstwerk»… ils s'envolaient des conversations adultes pour nicher dans sa mémoire parmi les patronymes de ceux qui les prononçaient: «Schnitzler, Loos, Kokoschka, Schönberg, Karl Kraus».

— L'éthique et l'esthétique ne sont qu'un! s'exclamait l'oncle Kraus pour fustiger le théâtre de Reinhardt.

— L'éthique et l'esthétique ne sont qu'un, répétait Liesl, en repoussant son assiette restée pleine.

— Vous ne me ferez pas croire que cette enfant comprend ce qu'elle dit!

— Non? ironisait Karl Kraus. Eh bien, regardez dans son assiette! Ma nièce ne retient que les mots justes.


3) Les bruits. Le premier bruit à s'installer en Liesl fut celui de la pendule, au-dessus de son berceau. Les dcs et les tacs… Cette pendule Junghans dont Liesl ne se sépara jamais.

— Ecoute la pendule, disait-elle à Julie. Ecoute-la de tout ton corps. Autant de «tics» différents que de «tacs» distincts. Chacun d'eux m'a laissé un souvenir entier.

*

— Tu crois ça possible?

Le camion blanc avait retrouvé son rythme de récit au long cours.

— Quoi donc?

— Les «tics» et les «tacs», le souvenir des «tics» et des «tacs», tu crois que c'est vrai?

Julie m'a regardé. Une question pareille, elle n'en revenait pas.

— Tu es un enfant, Benjamin. Fais-moi penser à te donner un cours sur le mythe.

Pendant quelque temps, il y eut le silence de la route. Puis Julie demanda:

— Tu sais quels ont été ses derniers mots?

— Ses derniers mots?

— Les dernières paroles de Liesl, sur la bande du magnétophone.

— Les derniers mots enregistrés avant sa mort?

— Lasset mich in meinem Gedächtnis begraben.

— Traduction?

— Qu'on m'enterre dans ma mémoire.

*
LA MÉMOIRE DE LIESL

Tous les jours, et plusieurs fois dans la journée, après leur rencontre au Café Central, Liesl téléphonait au petit Job. Liesl adorait le téléphone. Magie moderne: on était ici et on était ailleurs! Liesl ou l'ubiquité.

— Tu n'es pas là et nous sommes ensemble, disait-elle au cornet d'ébonite.

— Nous sommes ensemble mais tu n'es pas là, répondait poliment la voix du petit Job.

Mais le choc, l'émerveillement des émerveillements, eut lieu quinze jours après leur rencontre. Ce soir-là, Herma et Stefan emmenèrent Liesl et Job au théâtre. On y jouait, en français, La main passe de M. Feydeau. Dès le lever de rideau, un homme (Chanal) seul dans son salon (mais bientôt surpris par sa femme, Francine) parlait à une machine. Et la machine répétait mot pour mot ce que l'homme venait de lui dire! La machine possédait une mémoire plus fidèle encore que la mémoire de Liesl. Une mémoire qui ne triait pas.

— Qu'est-ce que c'est que ça? demanda Liesl à son père.

— Magnétophone, répondit Stefan.

— Qui l'a inventé? demanda Liesl.

— Valdemar Poulsen, répondit Stefan. Un Danois.

— Il y a longtemps? demanda Liesl.

— 1898, répondit Stefan.

— Comment ça marche? demanda Liesl.

— Aimantation rémanente d'un fil d'acier, répondit Stefan.

— Je veux le même, déclara Liesl.

— Ecoute la pièce, répondit Stefan.

«... que ma voix traverse les mers…» récitait la machine avec la voix du comédien.

— Je veux le même, répéta Liesl.

Dans la seconde où on lui offrit son premier magnétophone, Liesl entreprit de fixer la mémoire du monde. Et ce fut d'abord la voix de l'oncle Kraus.

— Répète, oncle Karl, répète pour le magnétophone, ce que tu viens de dire.

L'oncle Kraus se penchait sur l'orifice du pavillon et répétait ce qu'il venait de dire:

— Vienne est un terrain d'essai pour la destruction du monde.

— Ecoute, maintenant. La machine répétait, sur un ton nasillard:

«Vienne est un terrain d'essai pour la destruction du monde.»

Suivirent l'annexion de la Bosnie-Herzégovine, l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand à Sarajevo, quatre années de guerre mondiale, des millions de morts, l'effondrement du Grand Empire, la révolution d'Octobre, le retour des Bernardin en France, le mariage de Liesl et de Job, la naissance de Matthias et la création du Film Unique.

*

— La naissance de Matthias et la création du Film Unique? Le film unique est venu après Matthias?

Le camion blanc avait fini par découvrir une autoroute. Il se laissait glisser le long du fleuve.

— Matthias les a beaucoup aidés dans l'élaboration de ce film. J'ai toujours vu Matthias consacrer son temps libre à Liesl et à Job. Quand Liesl revenait de ses voyages, et quand Job se reposait de ses affaires, Matthias s'enfermait des heures avec eux. Tout le problème vient de là, justement.

— Le problème?

— Les problèmes. Le divorce de Matthias et de Sarah, le sentiment d'exclusion de Barnabé… Ce qui liait Job et Liesl n'a pas grand-chose à voir avec l'amour comme tu l'entends, Malaussène.

— Je vois.

— Qu'est-ce que tu vois?

— Le projet commun, l'amour rentable. «Aimer ce n'est pas se regarder l'un l'autre, mais regarder ensemble dans la même direction», ce genre de salades productivites. L'amour créatif et performant. La manufacture d'amour: Aux Destins Associés. Le regard bleu horizon: en avant pour l'œuvre commune et pas de quartier pour ce qui gêne! A gerber! Evidemment, Barnabé n'a pas pu y trouver son compte. On ne fait pas son bonheur dans un plan quinquennal; encore moins dans un plan séculaire! En ce qui me concerne, Julie, je n'ai pas d'œuvre à te proposer, pas le plus petit projet, et s'il t'en venait un à l'esprit, préviens-moi vite que je saute en marche.

Une bouffée de réponse à son monologue de tout à l'heure. Mais je n'ai pas développé. J'ai juste dit:

— Arrête-toi au parking, là-bas.

— Ça ne peut pas attendre?

— Je veux téléphoner. Arrête-toi.

Elle s'est arrêtée. La porte du camion s'est ouverte en chuintant devant la porte d'une cabine téléphonique. J'ai glissé toutes mes pièces dans la machine à consoler.

— Allô, maman?

— C'est moi, mon grand, oui.

— Ça va?

— Ça va, mon petit. La route est belle?

— Elle tourne. Tu manges?

— Je fais manger ta sœur.

— Elle mange?

— Je te la passe.

— Benjamin?

— Clara? Ça va, ma Clarinette? Tu manges?

— J'ai deux nouvelles pour toi, Ben. Une bonne et une mauvaise. Je commence par laquelle?

— Tu manges?

— Julius est guéri, Benjamin.

— Comment ça, guéri?

— Guéri. Frais et rose. Descendu de son hamac tout frétillant. En vadrouille dans Belleville. Une crise assez courte, cette fois-ci.

— Pas de séquelles?

— Une petite.

— Quel genre?

— Le claquement des mâchoires. Il continue à claquer des mâchoires toutes les trois minutes.

— Jérémy doit être content, il va pouvoir lui rendre son rôle.

— Non, ça, c'est la mauvaise nouvelle.

— Jérémy? Qu'est-ce qu'il a fait? Qu'est-ce qui lui est arrivé, encore?

— Rien. C'est le Zèbre.

— Quoi, le Zèbre?

— Suzanne a reçu un avis d'expulsion du cabinet La Herse. Elle doit quitter le Zèbre dans un délai de quinze jours. Il faut déménager le décor et les meubles. On a pensé à la cave du Koutoubia…

— Suzanne ne risque rien, elle est sous la protection du Roi.

— Du roi?

— Le Roi des Morts-Vivants.

— Ah, oui!.. Eh bien non, justement. Suzanne lui a téléphoné. Personne ne sait où il est. Impossible de mettre la main dessus.

— Ecoute, Clara…

— C'est important, pour Suzanne.

— Ecoute…

— Mais elle est courageuse, tu sais, elle a ameuté tout le quartier; je crois que ça va faire du bruit.

— Clara…

— On ne peut pas détruire le Zèbre, c'est un monument historique, Benjamin! Il y a déjà une pétition qui circule…

J'ai renoncé à interrompre Clara, je ne l'avais jamais entendue parler autant, je l'ai laissée substituer un chagrin à un autre, ce qui est un commencement de guérison, je l'ai laissée m'expliquer que les monuments de la petite histoire sont les plus beaux des monuments historiques, qu'en ce qui la concernait elle donnerait dix Arcs de Triomphe pour sauver la moitié d'un Zèbre, que la disparition de Cissou ne laisserait pas le champ libre à cette crevure de La Herse (elle n'a pas dit «cette crevure», ce n'est pas dans son dictionnaire, même pas dans le dico de sa tristesse). A propos de Cissou, elle a ajouté:

— Et puis, tu sais, la police s'est trompée. Il avait encore de la famille.

— Ah! bon?

— Un jeune homme est passé chez Amar, un neveu de Cissou. Il va récupérer le corps. Il voudrait l'enterrer dans son village natal, à côté de son père à lui, le frère de Cissou.

Clara trouvait ça très bien, que Cissou bénéficiât de funérailles familiales. Retrouver les siens sous terre après une vie d'exil en surface, elle estimait que c'était une bonne façon d'accoster l'Eternité, c'était d'ailleurs le souhait d'Amar aussi, d'être enterré en Algérie, Amar en avait longuement parlé avec le neveu de Cissou.

— C'est presque un privilège, aujourd'hui, Benjamin, une tombe familiale dans un cimetière de village, tu ne trouves pas?

Je l'ai laissée parler, je me suis dit que se nourrir de mots c'était déjà manger quelque chose, et pendant qu'elle sustentait son âme je surveillais la machine qui bouffait mes pièces une à une, et pendant que la machine gobait du métal guilloché, moi, lové dans mon écouteur comme dans ces coquillages où bat le cœur de la mer, je m'offrais un festin d'amour gratuit.

*

Silence.

Allongés dans notre chambre d'hôtel, fenêtre grande ouverte sur le massif du Vercors, Julie et moi buvions sans un mot.

Juste l'essentiel, à propos des malheurs du Zèbre.

— On verra ça avec Job, avait répondu Julie.

Rideau.

Les bulles de la clairette occupaient notre silence.

Clairette de Die, à boire fraîche, le Vercors au-dessus de la tête.

Le dernier soleil incendiait les falaises. Nous buvions. Clairette Tradition. Un petit vin de plaine au pied du mur. Un raisin très gai pour une humeur très sombre.

Lits jumeaux.

Chacun le sien.

Table de nuit entre les deux.

Et le Vercors se tenait là, formidablement échoué dans notre crépuscule.

J'ai pensé aux malheureux qui s'y étaient crus en sécurité, pendant la guerre. Debout, seuls, sur une île abrupte, avec vue sur le monde. Ils avaient oublié que le malheur tombe toujours du ciel.

Nous avons laissé l'incendie consumer les falaises. Le massif s'est endormi de tout son poids.

Pour dire quelque chose, j'ai dit:

— Les flics se sont trompés, Cissou avait de la famille. Un neveu, au moins.

— Vive la famille, a marmonné Julie.

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