V LA CAVERNE D'ÉPILEPSIE

Les oripeaux du diable, quelque chose comme ça?

14

Ce n'était pas un mince honneur que me faisait le célèbre «metteur en espace», Jérémy Malaussène, en me convoquant à sa répétition. Or, il faut honorer l'honneur, ça fait plaisir à tout le monde. Je suis donc allé louer un smoking chez Boudiouf, la providence des sapeurs.

— Tu te maries, Ben mon frère?

— Non, je me commémore.

Après tout, n'était-ce pas le démiurge en personne qu'avait imité Jérémy? L'Objet et le Sujet? Celui sans Qui rien ne s'accomplit? Adonques ne s'écrit? Ni ne se «met en espace»? Malaussène en chair et en mythe!

Et puis, je comptais bien l'épater, ce petit con. Lui qui de sa vie ne m'avait vu cravate au cou, j'allais atterrir en queue-de-pie dans sa répétition, comme le maestro sur le sommet du gâteau.

J'étais gai, quoi.

Ta perspective me réjouissait.

Or, le bonheur fait la farce, c'est sa discrétion à lui. Nous sommes heureux, d'accord, point de prosélytisme, place à la rigolade sans objet!

— Pour les pompes, Ben mon frère, qu'est-ce que tu dirais de ces vernis?

— Merci, j'ai ce qu'il faut.

*

Smoking et charentaises, Julie à mon bras, je me rendis au Zèbre à l'heure dite.

Enfin, pas tout à fait dite, comme me le fit observer un videur impavide, trente kilos d'os pour un bon mètre trente.

— Le patron a dit cinq heures, monsieur, vous avez six minutes d'avance.

Nourdine tapotait le cadran d'une montre étrangement adulte pour son poignet de poulet.

— Six minutes, dis-je, ce n'est pas énorme.

— Désolé, monsieur, on a des ordres, fit le second videur, les bras croisés derrière ses lunettes roses.

(Aujourd'hui, tous les belligérants te le diront, négocier c'est laisser à la guerre le temps de faire l'Histoire.)

— Ecoutez, dis-je, je suis connu dans la maison, il pourrait y avoir du suif si vous nous laissez dehors, madame et moi. Madame qui, soit dit en passant, est dans un état intéressant…

— Six minutes, fit Nourdine. Désolé, monsieur.

— Navré, madame, confirma le Petit.

— Et avec ça, dis-je, en flanquant une pièce de dix balles sous le nez de Nourdine, six minutes, ça passe en combien de temps?

— Six minutes, fit Nourdine en empochant la pièce.

Julie et le Petit pouffèrent.

— Et si je me servais du petit roumi à lunettes roses pour aplatir le petit bougnoule sur le bitume?

— Ça froisserait votre beau costume, dit le Petit.

— Et je crois bien que le Prophète vous niquerait le cul, monsieur, fit Nourdine… qui ajouta: — Monsieur comment, déjà?

Les six minutes passèrent.

*

On ne devrait jamais jouer au jeu de la surprise avec Jérémy. En fait de surprise, il a toujours eu plusieurs longueurs d'avance sur la vie elle-même. Sa naissance, déjà… Maman attendait deux filles, tous les oracles convergeaient, la Faculté était formelle, le caducée unanime: des jumelles! Mais ce fut Jérémy tout seul, tout seul et joyeusement gueulard. Il avait dû bouffer les filles.

Quand les portes du Zèbre s'ouvrirent enfin et que je m'avançai, smoking et charentaises, ma star préférée au bras, sûr de mon effet, ce fut pour recevoir en pleine figure la douche radieuse d'une batterie de projecteurs qui nous stoppèrent net Julie et moi, tout aveuglés de gloire, comme sur la dernière marche de Cannes. Rien que de la lumière, de la lumière et une marée d'applaudissements qui montaient par vagues des entrailles du vieux cinéma.

Puis la gloire s'éteignit, et la salle s'alluma.

Ils étaient tous là.

Debout. Applaudissant.

Ceux de ma vie.

Tous.

Les Malaussène et la tribu Ben Tayeb, bien sûr, Suzanne, Cissou et tout ce que Belleville m'avait offert en amitié, Semelle, Rognon, Merlan, immuables vieillards, le personnel au grand complet des Editions du Talion, évidemment, mais tous les copains du Magasin où j'avais bossé naguère aussi, Théo et ses petits vieux à blouses grises, Lehmann, lui-même, cet innocent salopard de Lehmann, et les magiciens de l'hôpital Saint-Louis, Marty qui m'avait sauvé de mille morts, Berthold le chirurgien génial qui avait vidé mon pauvre corps pour le remplir d'un autre et qui, en m'applaudissant, acclamait son chef-d'œuvre, mais d'autres encore, et les plus inattendus parmi ces autres: le commissaire divisionnaire Coudrier en personne, sa mèche impériale sur le front, son gilet brodé d'abeilles sur le ventre, l'inspecteur Caregga à ses côtés, dans son blouson à col fourré de Normandie-Niemen, tous là, si familiers qu'on sentait la présence de ceux qui n'y étaient pas, qui n'y étaient plus, Stojil sans doute perché quelque part dans les cintres, laissant planer sur nous son attentive rêverie de sentinelle, Thian, mon vieux Thian, mort pour que je survive, et le visage de Pastor flottant dans la transparence de maman… Qu'as-tu fait à maman, Pastor? Que lui as-tu fait?… Tiens, maman est là aussi? Tu es venue, maman? Quand je disais que Jérémy était doué pour les surprises!

Ils n'applaudissaient plus, à présent, ils brandissaient tous une flûte de champagne, et Jérémy montait l'allée vers nous, deux flûtes à la main, qu'il nous refila à Julie et à moi, en me gratifiant du plus ingénu de ses sourires.

— Bon anniversaire Ducon, t'es chouette dans ton costard!

Puis, avec un sens inné de la cérémonie, pendant que la salle entonnait un happy et tonitruant birthday, Jérémy nous fit signe de bien vouloir le suivre et de nous installer à la place d'honneur: deux fauteuils qui nous attendaient au premier rang, entre la reine Zabo, ma patronne aux Editions du Talion, et le divisionnaire Coudrier, mon commissaire personnel.

— Bon anniversaire, Malaussène, répéta ma patronne, la surprise vous a plu?

Or, la surprise…

La vraie surprise…

La surprise façon Jérémy…

C'est que ce n'était pas mon anniversaire!

Ma fichue naissance, j'en avais interdit la commémoration dodécamensuelle, et avec une si grande fermeté que je n'étais plus certain moi-même de m'en rappeler la date! Interdiction absolue. Sous peine de beignes. Du coup, la tribu célébrait l'événement n'importe quand, plusieurs fois l'an si possible, et chaque fois c'était une vraie surprise.

— Oh je sais! confirma Jérémy quand un projecteur l'épingla soudain contre le rideau de scène, debout face à la salle et me pointant d'un doigt accusateur, je sais, Ben, tu vas encore m'engueuler, comme quoi tu nous avais interdit de te souhaiter ton anniversaire, tu vas m'attendre au tournant et ton anniversaire sera ma fête, je le sais, c'est l'histoire de ma vie! (De vraies larmes dans les yeux, le salaud, et un authentique tremblement des lèvres qui flanqua l'assistance en état de compassion aiguë…) Mais regarde donc l'honorable assemblée autour de toi, Benjamin Malaussène! aboya-t-il dans un accès de rage accusatrice, crois-tu vraiment que ce soit la seule célébration de ton avènement qui les ait réunis, tous autant qu'ils sont? Avènement qui, je te l'accorde, ne mérite pas la plus modeste plaque sur le plus petit édicule!

Ici, il s'accroupit sur ses talons, et, très technique tout à coup, à moi seul, comme s'il n'y avait plus que nous deux dans la salle:

— Sur mon brouillon, j'avais marqué «pissotière». Mais ta voisine (du pouce, il désignait la reine Zabo) a remplacé par «édicule»… J'ai négocié, j'ai suggéré «urinoir», elle a tordu le nez, j'ai proposé «sanisette», elle a trouvé ça trop moderne, et chaque fois elle revenait à la charge avec son ridicule édicule, tu la connais, c'est une vraie tête de lard, y a rien eu à faire. «Edicule, elle a dit, ça fait plus romain, Montherlant aurait aimé!»

Sur quoi, il se releva, se drapa dans une toge imaginaire et reprit sa diatribe où il l'avait laissée:

— Non, non, non, Benjamin Malaussène, si nous nous sommes tous rassemblés autour de ton insignifiante personne en ce jour de liesse, si nous avons éclusé à ta santé ces gorgeons de roteux, ô frère oublieux de ce que tu nous dois à tous, ce n'est pas en l'honneur du jour qui te vit naître, infatué d'entre les fats, mais c'est qu'il a bien fallu que tu naisses, bougre de toi-même, pour qu'on te ressuscite!

Silence, juste le temps de refaire sa provision d'air. Puis, d'une voix tonnante:

— Ce n'est pas ta naissance que nous fêtons ici, Benjamin Malaussène, ce sont tes innombrables résurrections!

Des cuivres retentirent, ceux-là mêmes qui accueillaient César quand il apparaissait sur les écrans.

— Grandiose, non? hurla la reine Zabo.

— Car, je te pose la question en plongeant au plus glauque de tes yeux, reprit l'orateur une fois les cuivres couchés, serais-tu parmi nous aujourd'hui, Benjamin, si celui-ci (il désignait l'inspecteur Caregga) ne t'avait tiré des pattes assassines de tes collègues en furie, ou si celui-là (il pointait le divisionnaire Coudrier) ne t'avait sauvé des bombardiers du Magasin, et si ces deux autres encore (il montrait Berthold et Marty) ne t'avaient arraché au confort paresseux du coma dépassé?

Il nomma chacun de mes sauveurs, et chaque nom prononcé souleva une salve d'applaudissements, et Stojil et Thian en recueillirent la meilleure part, la salle debout scandant leurs noms, lumière allumée, éteinte, allumée, éteinte, à chaque battement de mains, et moi profitant du charivari pour chialer comme un veau, avec en tête cette seule pensée qui cherchait la sortie:

Mes amis, mes amis, pourquoi mourez-vous? Thian, Stojil, j'arrive! j'arrive! La mort n'est qu'un empêchement provisoire… allumée, éteinte, allumée, éteinte… quel foutu con, ce Jérémy, essuie-toi les yeux, Benjamin, ne gâche pas la fiesta… Stojil, Thian, pourquoi? Aaaarrête, Benjamin… J'arrive, j'arrive, mes amis, je suis là et j'arrive… D'accord, Benjamin, d'accord, nous sommes là nous aussi, nous t'attendons, tu seras le bienvenu, on ne bouge pas, mais tâche de jouir un peu d'ici là…

*
PLACE AU THÉÂTRE

Obscurité et silence revenus, larmes essuyées, je vis le rideau se lever sur une scène vide, tendue d'une toile immense.

Encore une surprise. Jérémy me plongeait quelques années en arrière, dans la petite enfance du Petit. La toile représentait un de ces «Ogres Noël» que dessinait le Petit dans ses accès de fiévre, et qui effrayaient tant son institutrice d'alors. A la qualité du silence qui régnait dans la salle, on sentait bien que l'Ogre Noël n'avait rien perdu de son pouvoir d'évocation.

LA REINE ZABO (à mon oreille): C'est quelque chose, hein, ce dessin?

MOI (entre mes dents et sans quitter la scène des yeux): Alors, vous êtes dans le coup, Majesté, évidemment?

Sa grosse tête dodelina sur la frêle tige de son cou.

— C'est excellent, Malaussène, vous verrez.

Elle se tut un instant.

— Je ne parle pas de la mise en scène proprement dite, bien entendu, ajouta-t-elle. Ces mises en scène… ce pléonasme obligatoire… ça vous a toujours un côté… si enfantin…

De part et d'autre de l'Ogre géant, les manches de la houppelande tombant des cintres jusqu'au sol figuraient les rayons d'un grand magasin. Ça débordait de marchandises qui dégringolaient en cascade jusqu'à envahir la scène au point de ne laisser libre qu'un tout petit espace où s'ébattaient les acteurs, prisonniers du grand Mercantile. Les yeux du goinfre n'en paraissaient que plus exorbités.

— Non, reprit la reine Zabo, je parle du texte!

Elle tapotait un manuscrit posé sur ses genoux.

— Un de ces talents, Benjamin!

Elle ne m'appelait Benjamin qu'en de rares occasions où son avidité littéraire se prenait pour de l'affection.

Je la dévisageais de tous mes yeux à présent.

— Vous n'allez pas…

Je crains que si, comme disent nos amis anglais. Nous manquons tragiquement de jeunes auteurs, Benjamin… et votre Jérémy est foutrement doué! A chacun son emploi, que voulez-vous… création ou procréation, vous avez fait votre choix, je crois. Vous serez un excellent père. A propos, ça boume, cette grossesse?

Je l'aurais bien étranglée sur place, mais des hurlements me rappelèrent à la scène. Au milieu du cercle des marchandises, un type en engueulait un autre, le menaçait de le renvoyer, lui prédisait le chômage à perpète, la ruine, la déchéance, voire la prison ou l'asile. L'autre, à genoux, demandait pardon, affirmait qu'il ne recommencerait pas, réclamait le sursis en pleurant toutes les larmes de son corps. C'était Hadouch qui suppliait. Hadouch qui jouait mon rôle! Hadouch, mon vieux pote, mon seul frère d'enfance, dans ma peau de bouc! («Tu comprends, m'expliqua Jérémy un peu plus tard, un Arabe dans l'emploi du bouc émissaire c'est tout de même plus crédible, de nos jours. Cela dit, je peux te réserver un petit rôle quand même si tu veux…»)

Mais, une fois encore, la surprise était ailleurs. Debout au-dessus de Hadouch, tonnant de toute sa puissance mauvaise, Lehmann incarnait à la perfection son rôle de chef du personnel. J'y croyais si peu que je me suis retourné. Pas de doute, le siège de Lehmann était vide, Lehmann qui avait été mon tortionnaire au Magasin, pour de vrai, torturait maintenant Hadouch sur la scène! («Il se faisait chier dans sa retraite, m'expliqua Jérémy; à part ses voisins de palier, il n'avait personne à se farcir, ça lui sapait le moral… je lui ai redonné le goût de vivre… il est au poil, tu ne trouves pas?»)

Pris d'un affreux soupçon, je me penchai par-dessus Julie et demandai au commissaire Coudrier:

— Ne me dites pas que vous jouez aussi?

— J'ai résisté, monsieur Malaussène. Les sollicitations furent pressantes, mais j'ai résisté.

Puis, se penchant à son tour:

— Je ne peux pas en dire autant de l'inspecteur Caregga.

En effet, le siège de Caregga était vide. («Il s'est fait larguer par sa copine, Benjamin, une esthéticienne, elle ne supportait pas sa vie de flic, cette conne. Il commençait à tourner mal, tu sais, il se trimbale avec un chapelet, un truc de curé pour dire des prières, tu te rends compte? C'est excellent pour ce qu'il a, le théâtre… un éponge-chagrin de première! Je te donnerai un grand rôle quand Julie te plaquera.»)

*

L'Ogre Noël du second acte ouvrait les bras sur une chambre où se faisaient face deux rangées de lits superposés. Assis, en pyjama, une demi-douzaine de mômes de tout sexe et de tout poil laissaient pendre leurs charentaises dans le petit espace central occupé par un conteur et son chien. Même principe, les plumards étaient suspendus aux bras de l'Ogre Noël, dont les manches étaient retroussées, et tout l'espace de la scène semblait se resserrer sur la petite lampe du soir qui éclairait le visage de Hadouch et la masse attentive de Julius le Chien. Les yeux de l'ogre lui sortaient toujours de la tête, mais on y lisait une sorte de curiosité bonasse, un appétit de rêve, adoucis encore par la lumière tamisée. Hadouch lisait un épisode de Guerre et Paix. «La suite, la suite», quémandait l'Ogre Noël.

Or, il n'y avait plus guère de suite. Jérémy n'avait pondu que les deux premiers actes de sa pièce.

— En quinze jours, ce n'est pas si mal, commenta la reine Zabo. Il veut appeler ça Les Ogres Noël.. Je pencherais plutôt pour démarquer Zola: Au bonheur des ogres, par exemple, qu'en pensez-vous?

Je n'en pensais rien. J'étais hypnotisé par les manches de l'ogre qui étaient en train de se dérouler sans bruit, escamotant lentement les lits superposés. Profondément endormis, les enfants disparaissaient l'un après l'autre dans des abysses de soie rouge doublée de noir.

— Habile, non? murmura la reine Zabo, et assez impressionnant, cette lenteur, sur deux notes de violon… Très… Bob Wilson…

Hadouch et Julius le Chien dormaient à présent dans une chambre sinistre, tendue d'écarlate. L'ogre pionçait au-dessus d'eux, ses paupières fluorescentes fermées sur une moue satisfaite. On frappa. Hadouch grogna. On frappa derechef. Julius le Chien dressa une tête vaseuse, sortie du plus profond sommeil.

— Ça c'est un acteur! lâcha la reine Zabo.

On frappait de plus en plus fort. Hadouch se leva enfin, tâtonnant vers la porte.

La porte était découpée en fond de scène, dans la barbe de l'ogre. A la dernière volée de coups, les yeux de l'ogre s'ouvrirent soudain sur une lueur de folie meurtrière.

La salle sursauta.

— Grand Guignol, ça, soupira la reine Zabo.

Hadouch ouvrit la porte.

Debout dans l'encadrement, quatre types vêtus de noir se tenaient plantés autour d'un cercueil de bois blanc.

— C'est pour le cadavre, beugla le plus costaud des quatre types. (C'était Cissou la Neige! Cissou soi-même! «Un tout petit rôle, une panne, il a beaucoup trop à faire avec La Herse, mais je tenais absolument à l'avoir. Il a une sacrée présence, tu ne trouves pas?»)

Hadouch portait un de mes pyjamas. Il se grattait la tête et la fesse droite, en une attitude indiscutablement mienne.

— Revenez dans une cinquantaine d'années, dit-il d'une voix ensommeillée, je ne suis pas tout à fait prêt.

Il referma la porte avec douceur.

Et je bondis de mon siège.

Dès que l'Ogre Noël avait ouvert ses yeux, les poils ensommeillés de Julius le Chien s'étaient dressés sur toute la surface de son corps, ses pattes et son cou s'étaient raidis, ses babines s'étaient retroussées sur les crocs de la terreur, ses yeux avaient chaviré dans le blanc, et voilà qu'il se mettait à ululer, doucement d'abord, comme un hurlement venu du fond des temps, mais qui enflait, se chargeant de toutes les douleurs rencontrées sur la route des siècles, un cri immense, d'une humanité atrocement familière, le hurlement de mon chien en pleine épilepsie! En pleine épilepsie, bon Dieu, Jérémy, pensai-je en sautant sur la scène.

Mais Jérémy avait bondi à ma rencontre.

— Arrête, Ben, il joue!

Hadouch me retenait.

— C'est vrai, Ben, il joue! Il simule! Jérémy lui a appris! Regarde-le, il joue l'épilepsie!

Aussi raide qu'un lion de square sur son cul de pierre, les yeux fous et les babines écumantes, Julius tenait la note avec une constance que je ne lui avais jamais connue.

— Il est bon, non? Regarde l'effet sur le public!

Debout, tous, dans la salle. Mais ce n'était plus le garde-à-vous de l'ovation, c'était l'hésitante terreur, l'immobilité dubitative qui précède la débandade.

— Il joue! répétait Jérémy à la salle avec de grands gestes rassurants, ce n'est pas une vraie crise, il mime l'épilepsie!

Pendant que Jérémy s'égosillait, Julius se mit à osciller sur sa base, amplitudes de plus en plus inquiétantes, comme une statue sur le point de s'effondrer… et c'est ce qui arriva, finalement, il tomba sur le dos d'abord, sa tête heurtant le plancher de la scène qui rendit un son de caveau, puis il bascula vers moi, poussant toujours sa note folle autour de sa langue vibrante et sèche comme une flamme. Ses yeux avaient fait le tour complet et ne ramenaient rien de bon de cette introspection. Ils me fixaient avec une charge de fureur et d'effroi que je ne leur avais jamais vue, même dans les crises les plus violentes.

— Il ne nous l'a jamais faite, celle-là…, dit Jérémy en y mettant tout de même les pointillés de l'incertitude.

Puis la langue de Julius se replia au fond de sa gorge avec un claquement de serpentin et le hurlement cessa aussitôt. Brusque coupure du son. Silence de la salle.

— Julius…, fit Jérémy inquiet, tu crois pas que t'en fais un peu trop?

Cette fois, je me précipitai sur mon chien.

— Il s'étouffe!

J'ai enfoncé mon bras entier dans sa gorge.

— Aidez-moi, bordel!

Hadouch et Jérémy maintenaient les mâchoires de Julius ouvertes pendant que mes doigts tiraient désespérément, là-bas, tout au fond.

— Je ne comprends pas, balbutiait Jérémy, ça s'est très bien passé pendant les répétitions…

— Donne-moi ta langue, Julius, donne!

Dieu que je tirais fort sur cette foutue langue! Comme si je voulais amener à moi toute la tripaille de Julius le Chien, mettre au jour une fois pour toutes les secrets inavouables qui le terrorisaient dans la caverne d'Epilepsie.

La langue céda enfin et j'en tombai sur le cul.

— Nom de Dieu…

Je pris la tête de mon chien dans mes bras.

— C'est moi, Julius, c'est moi.

Ses yeux n'avaient rien perdu de leur démence.

— Attention, Ben!

Trop tard. L'éclair flamboyant des crocs. La gueule de Julius s'était ouverte et refermée.

Sur ma gorge.

Il y eut le cri de Julie, dans la salle. Julie aussitôt près de moi, bousculant Hadouch et Jérémy, Julie arc-boutée sur les mâchoires de Julius. Et moi, le gosier tendu:

— Ce n'est rien, Julie, juste mon col et mon nœud papillon.

Je repoussais de toutes mes forces le poitrail de Julius. J'entendis un long déchirement et basculai pour la deuxième fois sur la scène, la main sur ma gorge nue.

Julius se tenait là, nœud papillon à la bouche, un plastron en guise de bavoir, mais toujours aussi halluciné.

— Il va se couper la langue.

Julie essayait encore d'ouvrir la gueule du chien. Rien à faire.

Nous étions entourés, à présent.

— Ça va, Malaussène?

Marty inspectait mon cou, pendant que Berthold sortait une seringue d'une petite trousse. Je chopai au vol le poignet du chirurgien.

— Qu'est-ce que vous allez faire?

— Vous rendre votre nœud pap'.

Dès qu'il approcha l'aiguille de Julius, les mâchoires du chien s'ouvrirent d'elles-mêmes, et le nœud papillon tomba à nos pieds.

— Vous voyez…, fit Berthold en remballant son attirail.

— S'il joue la comédie, c'est à la perfection, murmura Marty qui soulevait maintenant la paupière de Julius.

— Attention à vous, docteur…

Marty laissa tomber son diagnostic.

— Tout ce qu'il y a d'authentique, comme crise d'épilepsie.

— Ça devait arriver, grinça Thérèse.

Le flash de Clara explosa.

15

— Et l'autre abruti qui geignait: «Ça s'est très bien passé pendant les répétitions»… non mais tu peux me dire ce qu'ils ont dans le crâne, ces gosses?

Nous marchions vers la maison, Julie et moi, Julius le Chien renversé dans mes bras, la tête sur ma poitrine, le museau enfoui sous mon aisselle, comme pour échapper à sa propre puanteur. Il ne pesait pas plus qu'une vieille peluche calcifiée dans les greniers de l'oubli, mais il embaumait toujours autant que lui-même. La crise l'avait vidé de toute sa substance, qui faisait une odorante carapace au smoking de Boudiouf.

— Tu es sûr que ça va, ton cou?

— Lui faire jouer l'épilepsie, putain de mômes! Et ce connard de Hadouch qui donne sa bénédiction!

— Attention! hurla Julie.

Encore trop tard. La mâchoire de Julius venait de se refermer, sur mon épaule cette fois.

— Bon Dieu!

— Attends!

Julie s'escrimait de nouveau sur l'étau.

— Laisse, dis-je.

— Comment ça, laisse?

— Boudiouf a voulu m'étoffer un peu. Il a rembourré les épaulettes. Ça serre, mais les dents n'ont pas atteint la peau.

Puis, doucement, à l'oreille de Julius:

— C'est après le smoking que tu en as? Les oripeaux du diable, quelque chose comme ça? Tu as raison, c'est la dernière fois que tu me vois en uniforme, juré! On va aller le rapporter à Boudiouf. C'est qu'il va être vachement content de le retrouver, son smoquinge, le roi des sapeurs!

La nouvelle dut soulager Julius, parce qu'il décida de libérer mon épaule.

Pour s'attaquer au revers du smoking trois minutes plus tard. Et toujours impossible de lui ouvrir les mâchoires. J'ai déchiré la tranche de soie noire et la lui ai abandonnée.

— Je crois que c'est un spasme, dit Julie.

— Un spasme?

— Une sorte de hoquet. Toutes les trois minutes il claque des mâchoires, c'est tout. Deux fois déjà, depuis tout à l'heure.

Montre en main, c'était juste. Trois minutes plus tard, les mâchoires de Julius claquèrent sur le vide. Toutes les trois minutes, il y allait de son coup de dents contre le sort. Et ça s'ouvrait tout aussi mécaniquement au bout de trente secondes. Il suffisait de le savoir.

— On pourra toujours l'utiliser comme poinçon pour agrandir tes ceintures, dis-je.

*

Une fois dans notre chambre, j'ai tendu le hamac dans lequel nous avions fini par installer Julius pendant ses crises d'épilepsie, et je l'y ai déposé avec des précautions de démineur.

— Rien de mieux que le hamac, il épouse toutes les parties du corps, m'avait expliqué Julie qui avait épousé bien des hamacs avant moi.

Les mâchoires de Julius claquèrent. Trois nouvelles minutes venaient de s'écouler.

— Ce sera pratique pour nos œufs à la coque. J'arrachai les derniers lambeaux du smoking. C'était comme si je m'extirpais tout fumant de la peau de mon chien.

— Benjamin! Ton épaule…

Les crocs n'avaient pas entamé la couenne mais l'épaule était noire. Un noir violacé, complexe, tirant sur la queue de paon.

— Oui, il a de la poigne, ce chien.

Il n'y a pas plus dure à la douleur que Julie. Mais elle peut fort bien tourner de l'œil si je me coince le doigt entre deux oreillers. Je l'ai attirée contre moi.

— Je prends une douche et on va se taper le couscous de l'accalmie, d'accord?

Elle a embrassé mon épaule.

— Va, je dépiaute mon courrier pendant ce temps.

Toujours ministériel, le courrier de Julie. Moi, c'est le gaz, les Télécom, et les tentatives d'arnaques du syndic: une correspondance chiffrée.

J'étais en train de mitiger le glacial et le bouillant quand la voix de Julie me parvint par-dessus la cataracte:

— Barnabé vient dimanche!

— Barnabé?

— Barnabé, le fils de Matthias, il vient dimanche et il nous promet une surprise!

Qu'as-tu fait à mon épaule, Julius? C'est tout juste si je peux me laver la tête.

J'ai laissé l'eau brûlante emporter le trop-plein de douleur et dissoudre mes projets de vengeance contre ce crétin de Jérémy. Il ne devait pas en mener large, le pauvre, dans l'attente de mon retour, les yeux de Thérèse cloués sur sa nuque. Rien de plus déprimant que d'engueuler un gosse qui s'attend à l'engueulade. Clara avait résumé la situadon, un jour, quand elle était encore petite: «Mais arrête de me gronder, Ben, tu vois bien que je pleure!» Clara, ma Clarinette, ma petite sœur de velours, dont le flash rédempteur a saisi la folie de Julius… Julius… il faudra lui glisser quelque chose dans la mâchoire pendant toute la durée de sa crise. Même s'il ne se coupe pas la langue, il va s'user les dents, à ce rythme. Un coup de clapet toutes les trois minutes pendant, disons… deux ou trois mois… ça en fait des bulletins de vote, dans son urne! Faudra lui bricoler un protège-dents… Tout de même, ce Jérémy… faire jouer l'épilepsie à un épileptique! Et pourquoi pas le cancer à un cancéreux, la rage à un enragé? Metteur en scène réaliste, Jérémy… on puise à pleines mains dans le réel, on flanque le monde face au monde et tant pis pour les dégâts! Béhavioriste! Thérapeute de choc. Petit con, va… fruit d'époque! Plus chaude, l'eau, s'il vous plaît, et sur l'épaule, là… Bon Dieu, Jérémy… «Arrête de me gronder, Ben, tu vois bien que je pleure…» D'accord, Clara, d'accord… Je me demande si Jérémy a jamais tenu le compte des raclées que lui a épargnées la seule existence de Clara… Si Clara n'était pas des nôtres, petit con, tu ne serais qu'un sac de bosses purulentes!.. et on m'aurait foutu en cabane, tortionnaire d'enfant, livré à la justice des gros bras qui ont gardé l'enfance au cœur, soi-disant… Faire jouer l'épileptique à Julius…

La meilleure des douches ne nous lave pas de toutes nos humeurs.

J'ai coupé l'eau. J'ai débranché la gamberge. Quand je suis passé dans la chambre, la buée de la douche y avait installé un brouillard de Tamise.

— Comment peux-tu lire ton courrier là-dedans?

J'ai contourné Julius — roc flottant dans un tableau de Magritte — et j'ai ouvert la fenêtre.

— Julie?

Elle n'était pas à son bureau.

— Julie?

Elle n'était pas non plus sur le lit.

Je me suis penché sur Julius.

— Elle est sortie?

Julius a claqué des canines.

— Mâcheur de nuages.

Chambre vide. Porte ouverte de la douche.

— Mon amour… ai-je chantonné… mon amour vadrouilleur…

J'ai refermé la porte de la douche pour ouvrir celle du placard.

Et c'est là que je l'ai trouvée.

— Julie…

Accroupie entre les deux portes. Tassée sur elle-même. Plus immobile que Julius si c'était possible. Le regard aussi fixe. Elle tenait une lettre à la main.

— Julie?

D'autres feuilles avaient glissé autour d'elle.

— Julie, mon cœur…

Et j'ai compris.

Couilles broyées. C'est ça, la peur, chez l'homme: couilles broyées pulvérisant la terreur jusque dans les plus petits vaisseaux, sang de sable, jambes liquides, salive sucrée…

L'en-tête du laboratoire médical, les colonnes, leurs pourcentages de ceci et de cela…

Dieu sait que je ne voulais pas comprendre… mais j'ai compris.

C'étaient les résultats de tes examens qui gisaient à ses pieds.

De tes examens ratés.

Le compte exact de ce qui te manquait pour arriver jusqu'à nous.

L'annonce de ton abandon.

Oh!..

J'aimerais dire que je me suis penché sur Julie, mais je me suis effondré. J'aimerais dire que je l'ai prise dans mes bras, que je l'ai consolée, mais je me suis effondré et suis resté tassé contre elle, entre la porte du placard et celle de la douche.

Et le temps n'a pas fait le reste. Il a tout bonnement cessé de passer. Julius avait beau jouer les horloges, de trois minutes en trois minutes, le présent demeurait le présent.

J'ai cru bon garder pour moi mes inquiétudes… elles se sont malheureusement confirmées

L'écriture de Matthias, les tremblantes anglaises de Matthias…

Peut-être n'aurais-je pas dû vous laisser tant d'espoir

Oh…

... le cas est si peu fréquent

Julie…

... pratiquer l'interruption dans la semaine qui vient.

Dans la semaine…

Je sais trop la vanité des mots de consolation, mais

Immobiles, tous les deux, comme Julius le Chien dans son filet de douleur.

Elle a posé sa tête contre mon épaule.

Le temps…

Et elle a fini par dire:

— On va essayer de ne pas faire dans le pathétique, tu veux?

Elle s'est appuyée sur mon genou.

— Matthias avait des doutes.

Quel effort, pour seulement nous relever.

— Il s'est fait communiquer les résultats à Vienne, avant de me les renvoyer… avec cette lettre, le pauvre.

Lettre qu'elle laisse tomber sur notre lit.

Nous voilà debout. Debout de nouveau. Chancelant un peu, mais debout malgré tout. Cette manie… la vie.

— Il n'y a pas…?

— Rien. C'est fini, Benjamin. Ce serait trop… technique… à t'expliquer. Plus tard, si tu y tiens…

Et le coup de grâce:

— J'irai trouver Berthold lundi matin.

Elle a insisté.

— Berthold, Benjamin. Personne d'autre. Ce n'est pas le plus sympathique, mais c'est lui qui t'a sauvé.

Un temps.

— Et tu es tout ce que j'ai.

Elle a bricolé un sourire.

— Tout ce que j'ai. Je ne te le dirai pas deux fois.

Sur quoi, elle m'a demandé d'aller chercher Yasmina.

16

J'ai couru jusqu'au Koutoubia, j'ai couru pour ne pas laisser à la pensée le temps de penser, mais ça s'est mis à penser tout de même, exactement comme si je courais sur place, une pensée immobile, un écheveau qui ne se déroulait pas, un nœud de pensées exorbitées grouillant dans le hamac de ma tête… c'était donc ça que nous annonçait Julius… ton départ… c'était contre ce précipice qu'il voulait nous alerter.

Ton abandon!

Et moi qui ai passé toutes ces semaines à te prévenir contre ton arrivée. Putain de moi! A jouer les grandioses! A te laisser croire que tu avais le choix: «Voilà la réalité telle qu'elle t'attend, mon enfant, décroche si tu ne t'en sens pas le courage, reprends tes ailes et remonte, il n'y aura personne pour t'en vouloir…» Comme si je n'avais pas mesuré dès la première seconde les profondeurs du trou que tu creuserais en remontant… la dépression de ton ascension… cet abîme qui nous avalerait vivants, Julie et moi, cet engouffrement, et ce manteau d'absence qui s'abattrait sur nos épaules tout au fond de notre trou, le manteau glacial de ton absence, sur nos épaules si nues… Oh! courageux Malaussène, à jouer les caïds tant que le danger n'y est pas, «va, laisse-nous seuls, si tu savais dans quoi on patauge! retourne à la béatitude des limbes…» alors que ma vie était si pleine de toi déjà, mon adorable interlocuteur, comme tu t'étais niché en moi, comme nous déambulions ensemble, comme nous déambulions joliment toi et moi sur le boulevard de mes feintes colères… Mais tu m'as pris au mot… Tu as cru le bavard… il ne fallait pas! ce n'était rien! des mots, juste pour l'ironie des mots!.. Une sale habitude de la langue: jouer avec le feu tant que le feu n'a pas pris… Le roulement des biceps devant le miroir à fantasmes… O putain de moi! C'était pour conjurer le sort et tu m'as cru… Tu m'as cru! Dis-moi, c'est la vie que tu as fuie, ou ce père- dans cette vie-là? Parce que, si c'était ce père-là, tu pourrais encore changer d'avis! Revenir. Pour Julie! Ce n'est rien, le père, ce pourvoyeur de casernes! On peut très bien s'en passer, du père! C'est une invention moderne! Une hypothèse de travail! Tirée d'une tragédie antique! Du théâtre! Un instinct qui se monte le col! Une pompe à fric analytique! Un fonds de commerce littéraire! C'est très surfait, le père! Une équation parmi tant d'autres… un nœud d'inconnues… négligeable! négligeable!.. Est-ce que j'ai eu un père, moi? Et Louna, et Thérèse, et Clara, et Jérémy, et le Petit, et Verdun, et C'Est Un Ange, ont-ils eu des pères? Et la reine Zabo? Et Loussa? Ce n'est pas le père, qui compte, c'est la suite! C'est toi! C'est toi qui comptes! Reviens! Je me ferai tout petit comme père, un micro-père, à peine un poisson-pilote, très minuscule, très peu pilote, juste de quoi t'éviter de rater les premières marches… pas vraiment absent, mais discret… tu vois?… un père d'une très respectueuse discrétion, je te le jure, là, devant moi… juste une pâte à modeler un père! Tu m'écoutes, oui? Tu vas revenir, oui? Mais reviens, putain de ta race! Pour l'amour de Julie, reviens!

— Monsieur Malaussène?

Toute cette force dont elle aura besoin, si tu ne reviens pas! Cette façon de marcher droit, qui me fait déjà mal… Tu la connais, pourtant!

— Monsieur Malaussène…

Moi, je veux la voir penchée sur toi… faire la maman de tous les jours… une petite pause dans l'héroïsme… quelques années de naturel. Qu'elle se penche sur toi et laisse aller le monde… Ça ne se penche sur rien, le monde, ça tourne sur son axe, ça tourne en rond, ça ne va nulle part… une orbite… ça n'a besoin de personne, le monde…

— Monsieur Malaussène, vous parlez tout seul?

«On va essayer de ne pas faire dans le pathétique…» Tu l'as entendue comme moi, non? «On va essayer de ne pas faire dans le pathétique.» Ça ne te noue pas les tripes, une phrase pareille? Ça ne te plume pas les ailes? Quel genre d'ange es-tu, bordel de merde? Et moi, quel genre d'assassin?

*

— Monsieur Malaussène!

Réveille-toi, Benjamin, cesse de courir dans ta tête, on te cause.

— Monsieur Malaussène?

Il est debout en face de moi. Il a posé ses mains sur mes épaules. Il me secoue. Moi, je lui dis que je promène mon chien.

— Je promène mon chien.

(Où est Julius?)

— Vous ne me reconnaissez pas?

(Où est mon chien?)

— Ça va, Ben?

Et voilà Hadouch.

Déjà les yeux de Hadouch? Déjà la terrasse du Koutoubia? Et Julius le Chien toujours dans son hamac? Et toi remonté là-haut? Chacun à sa place, quoi… Mais ça va très bien, alors… ça va très très bien.

— Ça va très bien.

— Sainclair! Vous vous souvenez?

— Qui ça?

— Sainclair, du Magasin. Asseyez-vous, monsieur Malaussène.

Hadouch et ce Sainclair que je ne connais pas me collent une chaise sous les fesses. Ils font pression sur mes épaules. Ils m'assoient.

— Ça va, Ben?

Mo et Simon, maintenant:

— Oh! Ben, ça va?

Mo très noir, Simon très roux. Hadouch, Mo et Simon, très inquiets.

— Qu'est-ce qui se passe?

— Tu veux boire un coup?

— Un sidi?

Claquement de la commande jusqu'au fond du Koutoubia:

— Un sidi pour Benjamin!

— Vous êtes gentils.

— Vous parliez tout seul, monsieur Malaussène.

Mais qui c'est, ce mec qui me parle? Faites voir… Je l'épingle sous ma loupiote. Je focalise. Ce fut jeune, ce fut blond, ce fut propre, ça l'est resté, mais ça feint de se négliger, barbe de trois jours, catogan, jeans élimés sur pompes impeccables… s'il fallait se souvenir de toutes les couvertures de mode…

— Sainclair, monsieur Malaussène. Sainclair, du Magasin… Vous y êtes?

— Je n'y suis plus, non.

J'y étais, il y a quelques années, dans son Magasin, mais il m'en a si bien viré, Sainclair, l'aimable directeur, qu'il est lui-même sorti de ma mémoire.

— Moi non plus, figurez-vous, je n'y suis plus! Histoire ancienne, jeunesse enfuie… je vous offre un verre?

Il est déjà dans ma main, le verre. Et la main de Hadouch refermée sur la mienne le porte à mes lèvres.

— Bois.

Je bois.

J'ai bu.

— Ça va mieux? Qu'est-ce qui se passe, Ben?

— Julie voudrait voir ta mère, Hadouch.

Et je répète:

— Julie veut voir Yasmina. Tout de suite.

*

— Vous parliez seul, monsieur Malaussène…

Hadouch, Mo et Simon ont repris leur service. Sainclair me regarde, il me sourit. Je le regarde, je ne lui souris pas. Et le ciel crève au-dessus de nos têtes. C'est le soir. C'est l'été. C'est l'orage. Ça se passe à Paris. Nord, nord-est: Belleville. C'est une de ces atmosphères de déluge où les Ricains de l'après-guerre grimpaient malgré tout sur les réverbères pour chanter la beauté du monde aux oreilles des cinéphiles.

— A qui parliez-vous?

Les gouttes explosent alentour. Ça tambourine ferme sur le store baissé du Koutoubia.

— Vous parliez à quelqu'un. Vous lui demandiez quel genre d'assassin vous êtes.

J'aimerais connaître le chef d'orchestre des orages. Ça vous manie le glissant d'eau avec une célérité… du tintamarre des cataractes au gazouillis des fontaines…

— Vous soliloquez souvent?

Et le remugle de l'asphalte comme une remontée de violons…

— C'est depuis votre opération, n'est-ce pas?

Belleville s'écoule, à présent. Sainclair me regarde, moustache attentive trempée dans l'or de sa bière.

Mon opération?

Il serait peut-être temps que je m'intéresse à la conversation.

— De quelle opération parlez-vous?

— Celle qui vous a rendu la vie, le miracle pratiqué sur vous par le professeur Berthold, l'année dernière.

Sourire complice.

— Inénarrable, le professeur Berthold, mais hors de pair, vous en conviendrez avec moi. Notre meilleur chirurgien, si ce n'est un des plus remarquables au monde… Nobélisable, probablement.

Je ne souris plus. «Inénarrable… hors de pair… nobélisable…» Oui, oui, c'est bien Sainclair. Tu as changé de costume, Sainclair, mais je te remets quand même. A ton style trois pièces. Le superlatif soft… L'extase de salon…

— Oh! Veuillez m'excuser, c'est vrai, je vous dois quelques explications.

Il m'explique. Il m'explique qu'il a quitté le Magasin il y a quelques années, peu après mon propre départ («votre départ qui, soit dit en passant, n'est pas tout à fait étranger à ma démission, monsieur Malaussène, mais il y a prescription…»), pour fonder un hebdomadaire médical: Affection.

— Vous connaissez?… Un hebdo médical non pas destiné aux médecins, comme ils le sont tous, mais à leurs patients… les malades manquent tragiquement d'information et ils adorent leurs maladies… un créneau en or, et un titre excellent! Affection, vous ne trouvez pas?

Ce n'est pas le moment de me demander à quoi peut bien ressembler un «créneau en or».

— Et de ce point de vue… (hésitation, mais brève)… je parle de l'information médicale… vous conviendrez que votre cas présente un intérêt considérable.

Comment diable mon cas est-il allé se nicher dans son oreille?

— Il y a quelque temps, j'ai reçu la visite de votre frère Jérémy.

Ah…

— Figurez-vous qu'il voulait me convertir au théâtre. Me persuader de jouer dans une pièce de sa conception.

«Une pièce de sa conception»… je vois.

— Je lui en ai fait raconter l'argument… il m'a semblé y reconnaître quelques éléments communs à nos biographies respectives…

Nos seuls éléments communs, Sainclair, sont l'indifférence mutuelle et l'oubli réciproque.

— Il m'a expliqué que c'était le premier volet d'une tétralogie et je lui ai demandé de bien vouloir me raconter les trois autres pièces… Ma foi, quand il en est venu au coma dépassé et au thème de la transplantation, quand il m'a fait le portrait, d'ailleurs hilarant, du chirurgien à «tête de con et doigts de fée» (l'expression est de lui), la lumière s'est faite! Je désespérais de retrouver jamais le patient sur lequel le professeur Berthold avait exercé son art, mais grâce à votre frère Jérémy…

J'écoute Sainclair… et je me dis que Jérémy ne fait jamais une seule connerie à la fois. Ou plutôt, chaque connerie de Jérémy tient du réacteur nucléaire. De fission en fission, ça s'enchaîne. Il ne se contente pas de baptiser, Jérémy… il libère l'énergie du destin.

— Jérémy vous a engagé?

Ça m'étonnerait. Malgré sa barbe de trois jours et son jean baroudeur c'est un cul propre, Sainclair, froid comme une merde de poisson. Même les feux de la rampe ne le réchaufferaient pas.

— Non. Il m'a trouvé un peu trop… réservé, je crois…

(Qu'est-ce que je disais…)

— Et puis, je n'ai pas une passion pour le théâtre.

(Tant mieux.)

— Pour l'heure, ma passion, monsieur Malaussène, c'est vous.

Et de me préciser que c'est moi tel que Berthold m'a reconstitué. La suite des opérations, en quelque sorte. Moi et cet autre dont Berthold m'a farci… cet autre en moi qui fait que ma vie continue… notre vie commune… le partage de notre territoire mental sous ma casquette de trépané.

— Juste quelques questions à vous poser.

Nous y voilà… M. Sainclair, rédacteur en chef de l'hebdomadaire Affection, projette un numéro sur la transplantation et ses conséquences psychologiques. Ses lecteurs ont besoin de mon témoignage. «Un besoin vital, monsieur Malaussène…» Ça y est, j'ai compris.

— A qui parliez-vous, tout à l'heure?

Et pour la première fois, je comprends sa question. Cet abruti s'imagine que nous jouons en double, Krämer et moi, que nous tenons régulièrement conférence, que nous faisons le compte de nos cellules respectives et mesurons nos influences réciproques… soucieux de notre cohabitation, en somme… de la permanence de notre constitution…

— C'était bien à lui que vous parliez, n'est-ce pas?

Il y a un tel appétit de confirmation dans ses yeux que j'ai bien envie de confirmer… Oui, mon cher Sainclair, en effet, nous colloquions tous deux, mon donneur et moi… oh! la routine… Jekyll et Hyde négociant leur tour de garde… vous savez ce que c'est, la vie des ménages, chacun a ses habitudes… il y faut quelques concessions…

Mais voilà, je ne suis pas d'humeur joueuse.

Vraiment pas.

Je me lève, pressé de rentrer à la maison.

— Allez vous faire foutre, Sainclair.

Je m'éloigne.

A grands pas.

— …

— Quel genre d'assassin êtes-vous, monsieur Malaussène?

— …

— …

Je m'arrête.

Je reviens.

A petits pas.

Je me rassieds.

Il sourit.

— …

— …

— Vous clouez souvent des enfants aux portes?

— …

— De façon symbolique, j'entends… mais enfin, tout de même… Une idée pareille vous serait-elle venue avant l'opération?

— …

— En revanche, ce genre de distraction, si j'en crois le professeur Berthold, était assez dans la nature de votre donneur… n'est-ce pas? Un tueur assez redoutable, ce Krämer, non?

— …

— Alors, on peut légitimement se demander…

— …

Bon. Il veut jouer le retour de Frankenstein, en somme. Il porte sa bière à ses lèvres. Mais l'œil reste attentif. Ma foi, puisqu'il veut jouer au tueur ressuscité…

Jouons.

Mon poing part. Comme il est pressé d'arriver, il ne fait pas le détail entre le demi de bière et le visage de Sainclair. Explosion de mousse et de verre. Sainclair bascule puis glisse sur le dos jusqu'à la première flaque. J'expédie la table loin de là, je me jette sur lui et le relève des deux mains, par le col de sa veste. Puis ma tête suit la trajectoire de mon poing. Ma fontanelle d'acier produit une basse de gong contre son nez qui éclate. Ma main gauche le maintient debout, avec une force vraiment double (de quoi étoffer son article et sa déposition: «Ils étaient deux contre moi, monsieur le juge!»), et ma droite s'occupe à le gifler comme on applaudit l'artiste.

— Arrête, Ben, arrête, tu vas le tuer!

Ils s'y sont mis à trois pour l'enlever à mon Affection.

Hadouch m'a retenu pendant que Mo et Simon l'entraînaient au Koutoubia.

— Qu'est-ce qui se passe, Ben, merde?

Hadouch, mon frère de toujours… il se passe que je me sens un peu seul, tout à coup… besoin de me payer mon bouc, moi aussi.

Dans le bar, le vieil Amar éponge un mélange de bière et de sang qui ressemble vaguement à Sainclair.

Dont le doigt me désigne:

— Il m'a frappé, vous l'avez vu? Vous êtes témoins.

Simon dément:

— Mais non, c'est moi qui t'ai frappé.

Et le poing de Simon, son poing, sa tête et ses gifles refont le travail. En plus approfondi.

Puis, gentiment:

— Tu vois… c'est moi! Simon, on m'appelle, Simon le Kabyle, tu te souviendras?

Le vieil Amar doit changer de serviette pour le second ravalement.

*

A la maison, Yasmina m'a accueilli, un doigt sur la bouche.

— Elle dort, mon fils…

Puis elle m'a pris dans ses bras, m'a assis sur ses genoux, a posé ma tête contre ses seins, et elle m'a bercé à mon tour.

— Toi aussi, mon fils, tu vas dormir…

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