III FILS DE JOB

Je suis né par curiosité.

9


C'était cela, les soirées de ton avent. A l'heure de la séparation, Julius le Chien et moi offrions un brin de compagnie à Matthias, en quête d'un taxi.

— Alors, Benjamin… cette paternité?

Des arrière-conversations de ce genre…

— Ça va, Matthias, je la négocie, comme on dit aujourd'hui.

— Vous la gérez?

Nous rigolions un peu. Les habits neufs des mots, c'est toujours un bon sujet de rigolade.

— Je la digère. On cause, le petit locataire de Julie et moi… Enfin, il écoute, surtout. Je le préviens de ce qui l'attend. Vous savez, comme en 40, le briefing avant le parachutage du héros sur la patrie occupée. Pas plus tard qu'hier, je lui ai bien recommandé d'enterrer son pépin, dès qu'il aura touché le sol… En temps de paix comme à la guerre, personne ne vous pardonne la découverte d'un pépin.

(Ça me faisait un bien fou, ces petites conneries…)

— Vous êtes tout de même un homme étrange, Benjamin…

Nous n'étions pas trop pressés de trouver un taxi.

— Vous n'êtes pas mal non plus, Matthias, dans le genre particulier.

Nous en laissions même passer quelques-uns, des taxis. Leur jaune loupiote sur la tête, ils allaient, autour de leur vide. Ils payaient pour tous ceux qui ne s'arrêtent pas quand on veut les remplir.

— Sans rire, Benjamin… on vous envoie une balle dans la tête… on vous vide de tous vos organes… on vous tue deux ou trois fois… et cela ne vous fait apparemment ni chaud ni froid. Vous faites un enfant à Julie… et vous voilà dans tous vos états!.. Un curieux préjugé, tout de même.

— Un préjugé?

— En faveur du néant, parfaitement. D'où peut venir l'idée que le néant est plus confortable que la vie, si ce n'est d'un préjugé?

Ça méritait quelques pas de réflexion, cette réflexion.

— Et vous, Matthias, vous et votre Eternité?

— Oh! mais, je ne préjuge pas de l'Eternité!

Quelques pas encore, et il avait ajouté:

— C'est bien pour ça que je ne suis pas pressé d'y renvoyer les bébés.

*

Julie passait une partie de ses nuits à me raconter ce morceau de son enfance: la période Fraenkhel.

— C'était pendant mes années de collège. Le gouverneur mon père m'avait flanquée pensionnaire à Grenoble. Les Fraenkhel étaient mes correspondants. Ils habitaient le Vercors, la vallée de Loscence.

J'aimais beaucoup ça, découvrir l'enfance de Julie en attendant la surprise de ton enfance à toi. C'est la vie: on rembobine d'un côté, on colle un chargeur neuf de l'autre. Paré pour la suite de la projection.

— Le vieux Job couvrait le monde de pellicule sans bouger de son trou?

— Non, c'est sa résidence secrète, la maison du Vercors! Demeure cachée, intimité, il n'a même pas le téléphone. Juste un fax, dont il est le seul à connaître le numéro. Job a un siège social à Paris, un appartement, en fait. Et puis, il voyageait beaucoup: Rome, Berlin, Vienne (sa femme, Liesl, est d'origine autrichienne), Tokyo, New York… Pourtant, Job, Liesl et Matthias sont présents à Loscence dans tous mes souvenirs, exactement comme s'ils ne sortaient jamais de cette cachette. Je suppose qu'ils s'arrangeaient pour être là quand Barnabé et moi étions en vacances.

— A propos, qu'est-ce que c'est que cette histoire de cinémathèque privée? Tu es vraiment la légataire du vieux Job?

— Oui, c'est même un des souvenirs les plus marrants de cette période.

Elle en riait encore, dans notre nuit. Elle en rigolait doucement, contre mon épaule.

*

Elle avait dans les treize ans. Elle était en quatrième. Un jour — c'étaient les vacances de Pâques — elle se pointe à Loscence, chez les Fraenkhel, avec un sujet de rédaction donné par un prof qui devait se croire bougrement en avance sur son temps:

Imaginez le drame d'un comédien du cinéma muet éliminé par l'avènement du parlant.

— C'est le contraire qui serait dramatique! s'était écrié le vieux Job. Les acteurs d'aujourd'hui seraient tous éliminés par l'avènement du muet! Ils ne sont bons qu'à gesticuler de la bouche, et la musique fait le reste! Leur bavardage… leur musique… leurs bruitages… C'est bien simple, Juliette (toute la famille l'appelait Juliette), plus personne ne joue, au jour d'aujourd'hui, tout le monde parle. Les corps n'expriment rien du tout… il n'y a plus que des lèvres, et les mots ne suivent même pas la cadence! Si tu veux mon avis, le cinéma muet était déjà vide, ma petite Juliette, mais le parlant, ce fut l'emballage autour du vide! Ne ris pas, fais l'expérience, ferme-leur le museau à tous ces phraseurs, fourre-toi du chewing-gum dans les oreilles, tu verras, ils disparaîtront de l'écran! Ils disparaîtront!

Le vieux Job avait brodé une matinée entière sur ce thème. Julie et lui étaient descendus dans l'ancienne grange qui abritait la cinémathèque et ils s'étaient envoyé deux ou trois péplums ritalo-américains en guise de confirmation. Au bout du compte, Julie avait rendu un devoir symétrique au sujet proposé:

CORRENÇON Le 24 mars

Julie

Quatrième 2


Rédaction

Sujet:

Racontez le drame d'un comédien du cinéma parlant éliminé par l'avènement du cinéma muet.

Une très jolie rédaction:

C'était l'histoire d'une grande gueule hollywoodienne, un vrai mythe du parlant, brutalement confronté à l'avènement du muet. Tous ses collègues hurlent à la régression, mais lui, l'acteur-crooner, il affirme que non non non, vive le muet, un art enfin véritable, débarrassé des scories du ciné-tintamarre, et il se déclare prêt à faire don de sa personne au silence. On le prend au mot. On l'embauche. On le super-produit. Des millions de macro-dollars. Et le voilà qui se présente devant l'œil de la caméra comme le premier chrétien sous la prunelle du lion. (C'était d'ailleurs le sujet du film.) On tourne, il prend des poses, on coupe, on développe la pellicule. (Une pelloche fournie par les laboratoires du vieux Job.) Que dalle. Vierge. Pas la plus petite trace de l'acteur-crooner. Tout le reste y est, le décor, les lions, les autres acteurs… mais pas lui. On vérifie la caméra, on touille les émulsions, on file une louche de valium au producteur et on remet ça. Rebelote: pas la plus petite trace du crooneur. Au bout d'une dizaine d'essais, il faut bien se rendre à l'évidence: la star du parlant n'impressionne pas la pellicule du muet. Probablement une affaire de chromosome. On a beau le filmer, il reste aussi invisible qu'un vampire dans un miroir. La suite est épouvantable. Rupture de contrat. Le producteur reprend ses billes, intente un procès qui lessive le crooneur, et part à la pêche aux descendants de Chaplin et de Keaton. Le crooneur achève de se faire rincer par le psy des stars qui l'allonge sur son divan et le soulage de sa monnaie sans pouvoir lui tirer un mot, parce que, non content de l'avoir effacé, le muet l'a rendu muet. Alors c'est le suicide. Réduit à néant, l'ex-mythe se noie dans une cuve de révélateur. Qui, bien entendu, ne révèle rien du tout.

*

Silence…

O les jolis silences de nos nuits éveillées…

Le nombre d'insomnies peinardes que nous nous sommes offertes, ta mère et moi, depuis que nous nous connaissons…

Le sommeil est une séparation…

Finalement, je dis:

— Pas mal.

— N'est-ce pas? Pour une gamine de cet âge…

— Et combien tu as eu?

— Quatre heures de colle. Tout compte fait, le prof n'était pas si en avance que ça sur son temps. Mais c'est le vieux Job qui a été content!

Le vieux Job avait lu le devoir avec des larmes de rire. Puis il s'était mis à chialer pour de bon. Sans transition. Il avait serré Julie contre lui et pleurait à gros bouillons. Elle le savait très émotif, comme tout vrai tueur d'industrie, mais elle avait tout de même été un peu surprise.

— Quelque chose qui cloche, Job?

— Ça va très bien, au contraire, je viens de me trouver une héritière.

*

— Et Barnabé?

Parce qu'il y avait Barnabé, aussi, le fils de Matthias, le petit-fils de Job. Il m'intéressait, Barnabé.

— Vous étiez pensionnaires ensemble?

— Pas dans le même dortoir.

— Quel genre de Barnabé c'était?

Le genre ami d'enfance, compagnon des premiers pas, frère de cœur, cousin de la main gauche, de ceux dont on dit, quand on les retrouve trente ans plus tard sur les albums de famille: «Regarde, c'était Barnabé!» A ceci près que Barnabé ne se laissait jamais photographier.

— Comment ça?

— Dès qu'il a pu donner sa dimension symbolique au langage, il a refusé de se laisser prendre. Une hostilité de sauvage à la photographie.

— La raison?

— Haine fascinée pour le vieux Job, rejet radical de son univers de pellicule. Opposition farouche à la figure du grand-père. C'est un cas, Barnabé.

Pendant que Job et Liesl bossaient à leur Film Unique, Barnabé détruisait ses photos de bébé.

— Du point de vue de l'iconographie familiale, Barnabé, c'est un trou dans les pages. Aucune photo de lui.

— Le contraire du cinématographe?

— Sa négation absolue.

Julie et Barnabé avaient un jeu à eux. Quand Julie allait au cinéma, à Grenoble, Barnabé ne pénétrait jamais dans la salle. Il se contentait des photos punaisées dans les halls; à partir de ces déchets il racontait le film qu'on projetait à l'intérieur.

— Quoi?

— Comme je te le dis. Tu montrais à Barnabé dix photos de n'importe quel film, dans n'importe quel ordre, il recomposait l'histoire sous tes yeux, début, développement et chute, à la séquence près. Il allait même jusqu'à deviner le type de musique qui soulignait les temps forts.

Talent singulier qui arrondissait leurs fins de mois. Les copains n'y croyaient pas. Julie pariait, faisait monter les enchères. On collait Barnabé devant les photos, on allait vérifier dans les salles. Barnabé et Julie empochaient la victoire.

— Il avait besoin d'argent pour acheter son matériel de spéléo.

Parce que l'été venu, quand la France entière exposait ses hectares de peau au soleil, Barnabé, lui, plongeait sous terre, dans les grottes du Vercors, acharné à sa dépigmentation, poursuivant un idéal de transparence. La rentrée des classes le retrouvait diaphane comme une salamandre. L'automne voyait au travers.

— Tu le suivais, dans les grottes?

Question importante, ça.

— Oui, et sans lumière, encore! La grande ambition de Barnabé: se mouvoir dans le noir absolu. Annuler toute forme. Bien sûr, je le suivais dans les grottes! C'est toute l'histoire de mes vacances. Quand je n'étais pas devant un écran avec le vieux Job, j'étais dans le noir avec Barnabé.

Barnabé et Julie, à quinze ans, dans le noir abyssal.

— Il a décroché ta cerise?

Ça m'a échappé. Et l'expression n'est même pas de moi. Métaphore délicate de Jérémy le soir où Clara nous a quittés pour le lit de Clarence.

Rire de Julie.

— On peut dire ça comme ça. Mais la vérité historique m'oblige à avouer que c'est plutôt moi qui aurai fait éclore sa tulipe.

Quand on pose les questions, on s'expose aux réponses.

Silence.

— Ne fais pas cette tête, Benjamin. N'oublie pas: noir absolu; il ne m'a jamais vue nue!

C'est bien ce qui me cisaille. Se retrouver dans le noir, ta mère nue dans les bras, et ne pas céder à la tentation de craquer une allumette… si tu veux mon avis, il ne doit pas tourner bien rond, ce Barnabé…

10

Donc, la tribu a déménagé au Zèbre. Julie et moi avons conservé notre chambre, et maman est restée en bas, toute seule dans l'ex-quincaillerie. On se relayait auprès d'elle, pour essayer de la faire manger. Vaines séances de consolation muette que Jérémy appelait nos «tours de chagrin». Maman nous préférait sa solitude. Maman bénissait ce Zèbre qui la rendait à ses amours défuntes.

— Je t'assure, Benjamin, c'est très bien comme ça. Et puis, regarde, ça amuse tellement les enfants, le théâtre!

Le fait est que Jérémy avait donné à cette migration un lustre époustouflant, façon grande compagnie en partance pour le monde, Molière et son harem, la smala Ben Fracasse… J'ai vu le moment où ils allaient atteler des charrettes boiteuses à des chevaux trop maigres et prendre le large sous des capes élimées et des chapeaux à plume. J'entendais déjà les cahots de l'attelage sur les pavés de l'aube. Clara rigolait en douce, mais elle n'a pas raté cette occasion très officielle de se rapprocher de Clément. C'Est Un Ange sur la hanche et Verdun à ses basques ajoutaient à la vérité du tableau. Thérèse était parfaite dans le rôle de la réprobation résignée, et les regards navrés de Julius le Chien ne lui donnaient pas tort; ça les consternait d'avoir à suivre cette bande d'excommuniés.

Jérémy nous a même fait le coup des adieux déchirants, quand le Zèbre est exactement à 624 mètres de la maison!

Suzanne se marrait franchement.

— Je ne sais pas ce que vaudra la pièce de Jérémy, mais ça, là, le coup de l'exode, je n'aurais raté ça pour rien au monde.

Un qui faisait dans le réalisme, c'était le Petit.

— On est une armée. On part défendre le Zèbre!

Probable qu'il se voyait déjà brûler vif au milieu de la scène pour jeter la terreur mystique dans les troupes de l'huissier La Herse.

Même Matthias y est allé de son commentaire.

— Ne faites pas cette tête, Benjamin… ce sont les vacances, après tout… C'est très à la mode, les stages de théâtre… l'expression corporelle… même dans notre Vercors, on trouve ces sortes de choses… les universités d'été… soyez de votre temps, que diable!

Et puis, Matthias Fraenkhel est parti à son tour.

— Enterrer ma mère.

*

Oui, tu verras, on meurt. On meurt énormément, il me semble te l'avoir déjà dit. Alors, ne viens pas m'expliquer par un noir matin d'adolescence que la mort est une excellente raison de ne pas naître; il fallait prendre tes dispositions!

Donc, Liesl, femme du vieux Job, mère de Matthias et grand-mère de Barnabé, mourut. A l'hôpital Saint-Louis, où Julie l'avait recommandée au professeur Marty.

— Qu'est-ce qu'elle a? avait demandé Marty.

— Quatre-vingt-quatorze ans, une balle dans le col du fémur et un éclat d'obus dans l'omoplate gauche, avait répondu Julie.

— Je n'en attendais pas moins d'une malade recommandée par vous. Son cas intéressera Berthold. D'où viennent ces munitions?

— Sarajevo.

— Qu'est-ce qu'un tromblon de cet âge fichait à Sarajevo? Touriste en panne d'avion?

— Non, docteur, elle se baladait dans les rues, son magnétophone en bandoulière, et le micro à l'air.

Julie m'avait raconté ça, en effet. Dans le couple Fraenkhel, si le vieux Job était l'image, Liesl était le son. Une existence entière passée à glaner les sons du monde. A en croire Julie, Liesl était l'origine même de la radio. Faire entendre ici ce qui se passe là-bas était son unique passion: la princesse Ubiquité en personne.

— Elle a mis la terre entière sur bandes magnétiques.

Nous sommes allés la voir à l'hôpital. Liesl voulait faire la connaissance de Suzanne. Julie a insisté pour que je les accompagne.

— C'est ma marraine, tu comprends? Ma matrice baroudeuse. J'aimerais qu'elle te connaisse.

Dans son lit d'hôpital, la matrice baroudeuse n'était qu'un petit sarcophage de plâtre à tête frisottée en suspension dans un jeu complexe de treuils et de courroies. Seuls bougeaient les lèvres et les yeux. Ses mains gisaient sur les draps blancs, mais la parole était si vive qu'on croyait voir papillonner ses doigts de colibri.

— Alors, c'est vous?

Elle regardait Suzanne.

— C'est moi.

Debout au pied du lit, en pleine lumière, Suzanne souriait à Liesl. Sur la table de chevet, un petit magnétophone tournait au vu de tous. Liesl enregistrait la vie, sans discrimination. Elle éleva la voix:

— Tu entends, Job? Voici Suzanne, l'élue de Juliette. C'est pour elle que nous avons travaillé toute notre sainte existence. C'est elle qui projettera le Film Unique!

Un tantinet sourdingue, le vieux Job était une chose aussi minuscule que sa femme, mais sans un poil sur le globe. La jeunesse, en se retirant, y avait dessiné la carte des cinq continents.

Il leva la tête, posa sur Suzanne deux petits yeux nets, et dit:

— Elle a le regard qui convient.

A Suzanne, il précisa:

— Silence total d'ici la projection, n'est-ce pas? Personne ne connaît l'existence de ce travail.

Suzanne promit le silence avant projection.

— Silence après aussi, ajouta le vieux Job, c'est un film, pas un sujet de conversation. Epargnez-lui les commentaires.

Le rire de Suzanne refusa tout net.

— Et puis quoi, encore? Ne plus y penser, peut-être? Hara-kiri général quand la salle se rallume?

En quatre-vingt-quinze années d'existence multinationale, personne n'avait opposé un refus rieur au vieux Job. Job chercha Julie du regard. Julie eut un geste pour signifier que telle était Suzanne, à prendre ou à laisser.

— Nous en parlerons si nous avons envie d'en parler, insista Suzanne. Je réponds de la qualité des propos, c'est tout.

— Vous trouvez ça plus facile à garantir que le silence?

— Ça dépend du choix des spectateurs.

Le vieux Job mesura cette bonne femme des yeux. Où diable Juliette avait-elle déniché une effrontée pareille? Enfin… le vieux Job avait appris à connaître Juliette.

— Pas plus d'une douzaine, les spectateurs. Ce n'est pas que je tienne aux chiffres symboliques, mais vu vos ambitions, vous n'en trouverez pas davantage, dans le cinéma d'aujourd'hui.

— C'est bien mon avis.

— Et vous connaissez la consigne, ajouta Job: à détruire après la projection! Un événement, ça ne se répète pas!

Suzanne promit l'autodafé.

— Pellicule et négatif, précisa le vieux Job.

— Pellicule et négatif.

— Bon, fit le vieux Job.

Ce fut tout sur le sujet. L'adoubement avait eu lieu. Suzanne venait d'hériter le Film Unique du vieux couple. Deux vies entières passées à faire le même film — quasiment deux siècles! — et pas un mot de plus.

Liesl passa à autre chose.

— Et l'autre, là, celui qui marche comme un canard, qui est-ce?

C'était moi.

Ce que Julie confirma avec son rire feulé des savanes.

— C'est mon Job à moi, Liesl, un peu de respect.

— Il prend les choses à cœur, on dirait.

— C'est une de ses caractéristiques, oui.

Fin de moi.

Il y eut un silence. Que le petit magnétophone enregistra. Comme toujours, dans ces cas-là, le décor s'imposa. La chambre d'hôpital, les boutons-infirmières, la météo intime et ses courbes de température, les remugles du couloir, draps froids de l'éther, parfums iodés de la survie, une toux sèche dans la chambre d'à côté… Bon Dieu, en aurai-je visité, des hôpitaux! Et combien en sont revenus? Ce fut le moment que Liesl choisit pour plaquer son regard sur le ventre de Julie.

— C'est pour quand?

— Le printemps prochain, répondit Julie.

— Ce n'est pas forcément la meilleure époque, ma chérie. J'ai fait le mien au printemps, il a passé sa vie à bourgeonner.

Allusion délicate à l'eczéma et aux rhumatismes chroniques de Matthias. Lequel répondit sans s'émouvoir:

— Question d'accoucheur, maman. Si je m'étais accueilli moi-même, je serais arrivé en meilleur état. Mais en matière d'obstétrique vous n'en avez jamais fait qu'à votre tête.

Le mini-sarcophage s'offrit un accès de rigolade qui sema la panique dans son système de suspension.

— Qu'est-ce qu'il a dit? demanda Job.

— Ne la faites pas rigoler, bon Dieu, vous trouvez qu'elle n'est pas assez émiettée comme ça?

Tout le monde se retourna.

Berthold se tenait sur le seuil, la mine sombre perchée au sommet de sa compétence. Berthold! Le professeur Berthold! Mon sauveur! Le génie de la plomberie humaine! Celui qui m'a fait passer du statut d'alité définitif à la dignité de visiteur! Liesl l'accueillit joyeusement.

— On vient inspecter son jouet préféré, docteur?

Elle lui désigna le petit magnéto sur la table de nuit.

— Tenez, soyez gentil, retournez la bande; elle est comme moi, elle arrive à son terme.

Berthold s'exécuta en lui lançant un regard noir. Sur quoi, il nous désigna la porte. Il avait à compter les petits os de Liesl.

Job fit le point, dans l'exil du couloir.

— Tu connais Liesl, Juliette, elle doit souffrir mille morts, mais elle a refusé la morphine sous le prétexte que son état l'intéresse. Elle ne perdra pas une miette de son agonie.

— On en est là?

— Selon Marty, elle aurait dû mourir à Sarajevo, ou pendant son rapatriement…

— C'était compter sans sa curiosité, intervint Matthias. La mort subite n'est pas dans le tempérament de Liesl.

— Matthias sait ce dont il parle. Il est lui-même le fruit de notre curiosité.

Ce que Matthias confirma:

— Oui, je suis né par curiosité. Y a-t-il une meilleure raison de naître?

Conversation passionnante qui fut interrompue par une gerbe de fleurs exotiques.

— Bon Dieu, Job, qu'est-ce que Liesl fichait à Sarajevo?

La gerbe tonitruait. Une gerbe intime, apparemment.

— Prise de son, Ronald, répondit Job. Elle promenait son micro.

— Prise de son, éructa la gerbe. A son âge! Vous ne vous arrêterez donc jamais tous les deux?

— Je crains que si, répondit Job.

Silence. Une tête désolée jaillit des fleurs tropicales.

— Elle est si amochée que ça?

Très blanche, la tête désolée. Avancée en âge, mais crinière flamboyante. Droit sortie d'une de ces séries américaines consacrées à la longévité des pétroliers texans.

— Fichue, répondit Job.

Qui fit les présentations.

— Ronald de Florentis, le distributeur. Pseudo-aristocrate mais ami authentique. Semeur d'images devant l'Eternel. Le meilleur et le pire dans le cinéma, c'est lui qui l'a distribué. Surtout le pire.

— Que tu as laissé coller sur tes pellicules.

— A l'origine, la pellicule est une vierge.

— Comme la mitrailleuse avant d'avoir tiré.

— Oui. Et c'est le distributeur qui appuie sur la détente.

Quelques décennies qu'ils jouaient à dialoguer, ces deux-là. Ils finirent par s'essouffler et Job nous nomma, Julie et moi, exactement pour ce que nous étions.

— Ma filleule, Juliette. Et son coquin. Il lui a fait un gosse.

— Je la connais, Job. Je l'ai vue petite. Elle ne décollait pas de ta salle de projection.

— Elle accouche au printemps, fit Job.

— Entre les mains de Matthias? Votre gamin ne pouvait pas choisir meilleur portier, Juliette. Il glissera sur un toboggan de velours… Bonjour à toi, Matthias, comment va?

Etc.

Jusqu'au nouvel aboiement du professeur Berthold.

— Et pourquoi pas un baobab, tant que vous y êtes? Vous voulez lui pomper le peu d'air qui lui reste?

La gerbe fut arrachée des bras de Ronald. Elle disparut en perdant des plumes, enlevée par un Berthold tout beuglant contre l'«incontinence florale» des familles.

— Il ne faut pas lui en vouloir, expliqua Liesl dans son pépiement, le professeur Berthold est contrarié. Je viens de l'envoyer paître. Il s'était mis dans la tête de désosser une demi-douzaine d'adolescentes pour réparer mon infrastructure et me relancer toute neuve dans le siècle qui s'annonce. Apparemment, il n'apprécie guère la jeunesse d'aujourd'hui.

Florentis ne la laissa pas développer.

— Liesl, on peut savoir ce que tu fichais à Sarajevo?

— Sarajevo, Vukovar, Karlovac, Biograd, Mostar…, précisa Liesl.

Avant de demander:

— Est-ce que je te demande combien tu as payé ton dernier Van Gogh, Ronald? Est-ce que je te demande ce dont tu es capable pour agrandir tes collections? S'il y en a un qui ne sait pas écrire le mot Fin, ici, c'est bien toi, Florentis! Regarde-toi un peu. Tu n'as pas honte, d'être si jeune? A ton âge!

*

Voilà. Pas besoin de nous pour maintenir l'ambiance. Nous les avons laissés se chipoter entre vieilles passions. Les derniers mots de Liesl, nous les tenons de Matthias. L'heure venue de la quitter à son tour, Matthias avait promis sa visite pour le lendemain.

Liesl lui avait répondu:

— Pas question, demain, je meurs!

— A quelle heure? avait demandé Matthias qui n'avait pas accoutumé de contrarier les projets maternels.

— Avec le soleil, mon petit, et ne viens pas me gâcher ce moment, je l'attends depuis trop longtemps.

Sa seule émotion — presque une larme — fut pour dire:

— Si tu vois Barnabé, dis-lui…

Elle chercha quoi dire.

— Plus personne ne voit Barnabé, maman…

Matthias comprit trop tard que ce n'était pas une consolation. Il balbutia:

— Mais il doit venir à Paris, je crois… je lui écrirai… Je…

Elle mourut le lendemain, à l'heure dite.

A son chevet, le petit magnétophone avait recueilli son dernier soupir.

Matthias partit l'enterrer à Vienne, en Autriche, son pays d'origine.

— C'était la nièce de Karl Kraus, expliqua-t-il.

Et il ajouta, dans un sourire à lui seul destiné:

— La monomanie est une tradition familiale…

Nous le laissions éponger son chagrin à sa façon balbutiante et concentrée.

— Se faire inhumer en Autriche… la pauvre… elle qui a consacré sa vie à l'ubiquité… en Autriche… le seul pays sans porte ni fenêtre… le caveau de l'Europe…

Il dit encore:

— Je pars demain. Vous recevrez les résultats de vos examens par courrier postal, ma petite Juliette.

(Il s'agissait de tes examens à toi, en fait. A peine le calibre d'un haricot mexicain et on te fait déjà plancher. Autant t'y faire tout de suite, tu seras examiné toute ta vie. Faut rendre des comptes, d'un bout à l'autre. Et qu'ils soient justes! Le médecin légiste fera le total de ton addition.)

11

Exit Matthias.

Julie et moi, donc. Ou plutôt, nous trois Julie, si tu vois ce que je veux dire. Un amour en vacances. Maman n'en avait jamais pratiqué d'autre, mais Julie et moi c'était la toute première fois. La tribu ne nous avait pas souvent fourni l'occasion de respirer seuls.

Nous avons passé les huit premiers jours au lit. C'est loin d'être un record. Ta tante Louna et ton oncle Laurent, dans le temps où leur amour se nourrissait de lui-même, avaient tenu une année entière sans mettre pied à terre. Un an de plumard! Nous leur montions des petits plats et de gros bouquins. A la façon dont ils nous congédiaient, nous sentions bien qu'ils auraient préféré s'aimer sous perfusion et couper le contact radio… Mais, entre la famille qui les attend, la foule qui les admire, les faux culs qui les envient et les étoiles qui leur font de l'œil, les navigateurs les plus solitaires sont très accompagnés.

Huit jours entre nous, donc.

Huit jours à plonger l'un en l'autre, à émerger le souffle court, à plonger de nouveau et à explorer si longtemps notre géographie sous-marine que parfois nous nous endormions au fond de l'autre, laissant au sommeil le soin de nous séparer et de nous remonter doucement à la surface, en suivant les courbes de nos rêves…

N'insiste pas, ne fais pas ton Jérémy, tu n'obtiendras que des métaphores sur ce chapitre. Tout commence par l'image en ce bas monde et continue par la métaphore, il faut que tu le saches. Le sens, c'est à toi de le conquérir, par la force du neurone! Et c'est heureux, parce que si «le beau livre de la vie» (sic) te proposait le sens d'abord, tu serais bien fichu de le refermer d'un coup sec et de nous laisser patauger seuls dans la grande énigme métaphorique.

Tout ce que je peux te dire encore, c'est qu'aux rares moments où l'amour nous laissait sur le flanc, ta mère et moi, nous utilisions le peu de souffle qu'il nous restait à choisir ton prénom dans les catalogues disponibles. N'ayant pas la télé, nous avons délibérément écarté le martyrologe cathodique. Tu n'as aucune chance de t'appeler Apollo sous prétexte que deux allumés ont assis l'humanité sur la lune, ni Sue-Helen non plus, non, rassure-toi. Pour ce qui est du chrétien homologué, bien sûr, c'est un prénom qui se porte plus facilement, se démode moins, ne détonne pas dans une cour de récré… mais, c'est plus fort que moi, dès que j'entends prononcer le nom d'un martyr, je ne peux m'empêcher de revivre en détail les circonstances qui l'ont enlevé à notre affection.

— Blandine, disait ta mère, Blandine, si c'est une fille, c'est joli, non?

— Livrée aux bêtes. Le taureau fonçant sur Blandine, Julie, ce taureau écumant, fonçant toutes cornes dehors sur notre petite Blandine…

— Etienne… moi j'aime beaucoup Etienne. Un prénom à diphtongue… c'est doux.

— Lapidé sur la route de Jérusalem. Le premier martyr. Il inaugurait. Tu as une idée de ce que ça représente, la lapidation? Quand le crâne éclate, par exemple… Pourquoi pas Sébastien, tant que tu y es? J'entends déjà siffler les flèches et je vois les peintres déplier leur chevalet… Non, Julie, cherche plutôt du côté des prophètes ou des patriarches, ils ont su se placer dans le temps, eux, ils annonçaient les catastrophes, ils ne les subissaient pas… enfin, moins.

— Isaac?

— Pour que le Grand Parano m'ordonne de le lui réexpédier à coups de canif? Pas question.

— Job?

— Déjà pris.

— Daniel… Le Babylonien…!

Là, il s'est passé quelque chose d'étrange, que je ne peux absolument pas t'expliquer. J'ai pâli, je crois, j'ai senti la soudure gripper tous mes rouages, un grand vent glacé a momifié le reste, et, d'une voix sans timbre, j'ai murmuré:

— Non!

— Non? pourquoi, non? Les lions, il les a domptés, lui!

Sans bouger un cil, j'ai dit:

— Pas de Daniel dans la famille, Julie, jamais, jure-le-moi. Un seul Daniel et tous les emmerdements du monde nous tomberont sur la gueule, je le sens, je le sais. Tu trouves qu'on n'a pas été assez servis comme ça?

Ma voix a dû l'alarmer, parce qu'elle s'est dressée sur un coude pour me regarder.

— Eh! Oh! Mais c'est la partition de Thérèse que tu nous joues là…

Je me suis contenté de répondre:

— Pas de Daniel.

Elle était trop épuisée pour insister. Elle s'est laissée retomber sur le dos et a lâché, dans un souffle qui annonçait le sommeil:

— De toute façon, c'est Jérémy qui le prénommera, ce gosse, je ne vois pas comment échapper à ça…

C'était vrai. Il a un don, Jérémy. Il baptise au premier coup d'œil. Le Petit, Verdun, C'Est Un Ange lui doivent leur étiquette. Et quand il ne prénomme pas, c'est qu'il surnomme: Cissou la Neige, Suzanne O' Zyeux bleus…

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